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Cette tension assez évidente entre le fonctionnement des SEL et le re s p e c t des textes n est pas très intéressante en soi. Mais elle constitue le point d entrée possible d une mise en question des voies et moyens de l économie sociale locale lorsque celle-ci se conçoit ab initio comme «a l t e rn a t i v e». En effet, l examen des implications économiques et sociales des SEL révèle la connivence profonde de ces derniers avec un libéralisme intégral, très éloigné des préoccupations sociales affichées par leurs concepteurs 1 sans qu il puisse être aff i rmé que cette connivence soit voulue ni assumée. Au point que la question «une économie alternative à quoi?» appelle une réponse inattendue, et politiquement gênante, puisque les SEL, dans leur fonctionnement réel, se présentent davantage comme des altern a t i v e s à l édifice du droit du travail et de la protection sociale qu à l économie de m a rché, dont ils conservent et revivifient les caractéristiques. D où vient ce paradoxe? Est-il pro p re aux SEL, ou menace-t-il l économie sociale dans son ensemble, lorsque celle-ci se veut alternative? Malgré son caractère volontiers critique, inhérent au point de vue écojuridique qui est le sien, le présent article n entend pas instru i re le pro c è s des SEL, et moins encore en généraliser les ambiguïtés. Bien au contraire, il se pourrait que la mise en évidence d un «paradoxe SEL» oblige à inverser la perspective et à considérer les insuffisances du volet «s o c i a l» de l économie de marché, même garanti par la puissance publique, pour expliquer la préférence de certains groupes en faveur d une sortie pure et simple du système. C est du reste ce motif univoque que leur prête Serg e Latouche, dans son ouvrage «Décoloniser l imaginaire» présenté plus avant par Jean-François Collin. La discussion suivante est fondée sur le récit et l analyse des démarc h e s e n t reprises par l État en Ariège pour tenter de circ o n s c r i re les effets les plus douteux du développement de trois SEL dans le département, sans m e t t re à bas les liens, réseaux et convivialités restaurés par leur action, dans des zones économiquement fragilisées et socialement isolées. À l époque des analyses ici rapportées, c est-à-dire en 1997, le préfet de l Ariège s était en effet montré soucieux de p r é s e rver les acquis sociaux des SEL, tout en s e fforçant de limiter les conséquences fâcheuses de leur développement, notamment du point de vue réglementaire. La re c r é ation d une économie monétaire : u n h o ri zon indépassable? Malgré des diff é rences de taille, de périmètre d activité, de dénomination tous les SEL se 1 Ce qui n est pas un parad oxe,mais plutôt la re fo rm u l a- tion de l a l l i a n ce inte l l e ct u e l l e et parfois tactique née à la fin du XV I I e I siècle et viva ce to u t au long du X I X e e nt re l a s s oc i a- tionisme d un St i rner ou même le mutuellisme pro u- dhonien avec les théori c i e n s du libéralisme ort h od oxe préi n d u s t ri e l. Emmanuel Gi a n n e s i n i Les SEL: l é conomie sociale re n co n t re le libéra l i s m e? p. 162-169 1 6 3

présentent comme des associations qui mettent à la disposition de leurs a d h é rents deux prestations de base: d une part le «c a t a l o g u e» des biens et services que chacun se déclare prêt à offrir et d autre part, un système de centralisation des comptes individuels, c est-à-dire une comptabilisation en débit et en crédit des échanges effectivement dénoués. Que ces opérations soient libellées en «g r a i n s», «en cailloux» ou en «p o i n t s» i m p o rte peu ; de fait, les unités monétaires ainsi créées pourraient tout aussi bien s appeler «f r a n c s» ou «e u ro s» sans que cela change en quoi que ce soit la nature et le fonctionnement des SEL. Ce simple énoncé témoigne de ce que sont objectivement les SEL, indépendamment des visées de leurs concepteurs: des systèmes monétaires «re c r é é s» entre libres adhérents, dans lesquels l association-support tient lieu de banque centrale. En effet, il n est pas nécessaire d interro g e r longuement la théorie économique (qui d ailleurs est ici plus proche de l empirisme) pour noter qu une m o n n a i e est tout instrument qui joue à la fois le rôle d une unité de compte (quantification de la valeur attachée à d i ff é rents biens), d une unité d échange (reconnaissance et acceptation de l instrument comme moyen de paiement) et d une réserve de valeur ( c o n s e rvation dans le temps des débits et crédits liés aux échanges). Les unités mises en circulation par les SEL présentent ces trois caractéristiques. Dès lors, le seul élément qui les différencie d une monnaie «o ff i c i e l l e» tient au fait qu elles ne constituent généralement pas un bien par elles-mêmes, puisque les débits et crédits comptabilisés au niveau central ne portent pas intérêt 2. Du caractère éminemment monétaire de l économie-sel découle une p re m i è re série de considérations, qui participent à la délimitation du champ possible de l économie alternative. En premier lieu, et de façon presque anecdotique, il doit être noté que l a rticle 442-4 du code pénal réprime fermement la mise en circ u l a t i o n d e tout signe monétaire ayant pour objet de remplacer les instruments ayant cours légal en France. Ce n est pas seulement la falsification de la monnaie s c r i p t u r a i re ou métallique qui est criminelle en l état du droit, mais tout 2 Encore que cela dépende des SEL. Ce rtains co n n a i s s e nt au minimum le phénomène de prêt, à travers le crédit ouvert à chacun des nouveaux membres au moment de son adhésion, ou à trave r s l autorisation de découvert. Ces dispositions sont destinées à favoriser l insertion dans le réseau d é c h a n g e. autant la création d une monnaie parallèle. C est ce qui explique que la tolérance, voire l intérêt des pouvoirs publics pour les SEL aient toujours été conditionnés à leur cantonnement géographique et à la modération du volume de leurs échanges. C est en constatant que ces dern i e r s avaient atteint environ 1,5 million de grains au sein du SEL Pyrénéen en 1995 et 1996, équivalent au même montant en francs, et surt o u t 1 6 4

qu une convertibilité était envisagée avec d autres SEL sur tout le terr i- t o i re national, que le préfet de l Ariège avait cru nécessaire d utiliser l arg u- ment pénal pour convaincre les organisateurs locaux de contenir le développement de leurs associations. Mais surtout, ce caractère monétaire témoigne de la distance des SEL avec les systèmes de troc ou d entraide, avec lesquels ils sont couramment confondus. Troc et entraide 3, constituent des modalités d échanges bilatéraux sans conservation dans le temps de la valeur qui s y attache. Les SEL, parce qu ils procèdent d un modèle monétaire, sont à l inverse multilatéraux et «c a p i t a l i s t e s». Géraldine Guillat montre bien que le phénomène de crédit réapparaît à travers la situation largement créditrice ou débitrice de certains comptes individuels, qui peut ê t re à l origine d un «s u re n d e t t e m e n t» tout aussi générateur de domination qu il l est dans le système officiel. Ce constat illustre simplement et cruellement la difficulté de concevoir un système d échange, c est-à-dire un système économique, en l absence de monnaie et ce même à un niveau très local entre un petit n o m b re d associés. Il s agit là d un résultat peu surprenant, qui met s u rtout l accent, par contraste, sur l obstacle à l insertion dans le système «officiel» que constitue la valorisation de la monnaie en tant que telle. À travers leur paradoxe constitutif, les SEL illustrent bien davantage les impasses de l économie financière, c est-à-dire de l économie du taux d intérêt, que de l économie monétaire. Mais si les SEL ne sortent pas du cadre théorique et pratique de l économie monétaire, de quelle économie sont-ils «a l t e rn a t i f s»? Quels obstacles à l insertion dans le monde des échanges les SEL permettent-ils de l e v e r? En effet, l idée générique promue par leurs animateurs, selon laquelle certains biens et service ne trouvent pas leur place sur les marc h é s légaux, est contredite par l existence même d une demande dans le cadre des SEL: d un point de vue économique, en quoi cette demande serait-elle d i ff é rente selon qu elle s exprime en grains ou en euro s? On sent bien que les SEL sont davantage portés par un d é s i r d échanges entre associés que par une plus-value organisationnelle ou par un surc roît de rémunération. À cet égard, il peut être noté que la rémunération d une heure de travail dans le cadre du SEL Pyrénéen était valorisée à hauteur de 50 grains, soit un taux sensiblement égal au SMIC horaire hors charges sociales. Mais c est ici que les implications concrètes des SEL, révélées par l analyse juridique de leurs opérations mais non pas confondues avec elle, il faut y insister témoignent du caractère p roblématique de leur portée «s o c i a l e». 3 L entraide bénéficie du reste d un fondement légal, en étant précisément définie et encadrée dans le cas des s e rv i ces agri coles par les art i- cles L. 325-1 à 3 du code ru ra l. Emmanuel Gi a n n e s i n i Les SEL :l é conomie sociale re n co n t re le libéra l i s m e? p. 162-169 1 6 5

Une alte rn at i ve aux co n q u ê tes soc i a l e s? Q u a t re types d irrégularités avaient été identifiés en Ariège par les serv i- ces de l État et les organismes locaux de sécurité sociale au regard des opérations dénouées dans le cadre des SEL. Si les deux premiers ne p o rtaient pas à conséquence, les deux autres conduisaient à mettre sérieusement en cause la plus-value sociale de cette économie altern a t i v e. La caisse d allocations familiales, gestionnaire pour le compte de l État des minima sociaux dont bénéficiaient la moitié des adhérents des trois SEL départementaux, n a jamais considéré que les «re v e n u s» acquis par les personnes dans le cadre de ces systèmes méritaient d être imputés sur leurs ressources «officielles» pour le calcul des allocations d i ff é rentielles (typiquement, le RMI). Au contraire, elle y voyait dans de nombreux cas le signe d une ré-insertion qu elle-même avait échoué à provoquer et le complément indispensable destiné à pallier l insuff i- sance notoire desdites allocations. De la même façon, les services fiscaux départementaux, quoique conscients du problème juridique, n ont jamais envisagé de réprimer la fraude à la TVA à laquelle correspondait de facto la réalisation dans le cadre des SEL d un grand nombre d échanges 4, même si les cas avérés de p rofessionnels (notamment des restaurants) facturant leurs pre s t a t i o n s, moitié en francs, moitié en «g r a i n s», pouvaient légitimement surpre n d re. Précisément, c est avec la participation aux échanges de pro f e s s i o n n e l s établis que commencent à apparaître les tensions entre le projet même des SEL et l édifice réglementaire communément admis comme «s o c i a l». En effet, l exercice de plusieurs activités largement représentées dans les SEL ariégeois est soumis en droit à des normes d agrément, qui reflètent moins un désir de réglementation qu un dispositif de pro t e c- tion des consommateurs. Ce n est nulle part plus évident que pour les services à caractère médical ou paramédical, dont les SEL font souvent grand cas, avec notamment la réalisation de prothèses dentaires, de kinésithérapie, ou même les «soins contre toute maladie» mentionnés en toutes lettres dans le catalogue du SEL Pyrénéen. Ce régime des p rofessions réglementées va évidemment bien au-delà: la loi du 5 juillet 1996 relative au développement et à la promotion du commerce et de 4 En effet, l article 256-I du code général des impôts ne re t i e nt comme cri t è re d a s s u- j e t t i s s e m e nt que le ca ra ct è re onéreux de la livraison de biens ou de serv i ce s, et non la forme monétaire qu emp ru nte l é c h a n g e. l a rtisanat concerne aussi la construction et la réparation des bâtiments, des véhicules, des réseaux de fluides, ou la distribution de denrées a l i m e n t a i res. La question juridique dessine ici une alternative dont peuvent difficilement se d é s i n t é resser les SEL eu égard à leur vocation s o c i a l e : soit les prestations corre s p o n d a n t e s 1 6 6

sont off e rtes par des professionnels habilités et dans ce cas leur exerc i c e dans le cadre d un SEL relève d une fraude fiscale et sociale peu satisfaisante du point de vue collectif; soit elles sont exercées par des non p rofessionnels et il est fait échec aux tentatives réglementaires de p rotection du consommateur. Reste alors à déterminer si cet encadrement réglementaire est légitime. Enfin l ambiguïté sociale de certains aspects de l économie-sel se déploie pleinement, et sous un jour déplaisant, en matière de réglementation du travail. En effet, la qualification de travail clandestin, qui menace presque mécaniquement les échanges mettant aux prises un o ff reur et un demandeur de main d œuvre dans le cadre des SEL 5, emporte des conséquences qui n ont pas grand chose de «s o c i a l e s». Indépendamment du non paiement des cotisations correspondantes, qui appauvrit (fût-ce dans des pro p o rtions modestes) le système national de p rotection sociale et compromet les droits futurs des travailleurs concernés, c est surtout en matière d accidents du travail que le système SEL se re t o u rne contre ses adhérents. En effet, faute d employeur officiel et de cotisation spécifique correspondante, l indemnisation des accidents s u rvenus à l occasion d échanges en «g r a i n s» est prise en charge par le régime général de l assurance maladie, voire, dans le cas des bénéficiaire s de m i n i m a sociaux, par l aide médicale gratuite du département. Au plan économique, ce phénomène revient à exonérer la responsabilité patro n a l e au profit de la solidarité collective, c est-à-dire à détru i re (certes sur une échelle réduite) des décennies de conquête sociale, et à ré instituer un mode d indemnisation que même les représentants les plus cyniques du p a t ronat ne proposent pas de re m e t t re au goût du jour. Ce problème prenait en Ariège une acuité p a rt i c u l i è re du fait de la nature des activités offertes dans le cadre des SEL, dont plus de la moitié relevait de secteurs répertoriés comme d a n g e reux (élagage, bûcheronnage, travaux de t o i t u re et de charpente, zinguerie ), lesquels donnent lieu à la perception dans le cadre légal d une cotisation accidents du travail située tout en haut du barème 6. Ces difficultés juridiques, comme il a été indiqué, ne constituent que le point d entrée d une interrogation sur les implications sociales des SEL, et non une fin en soi. De ce point de vue, il apparaît que la perpétuation d un modèle monétaire, joint à un cadre associatio- 5 À la connaissance de l auteur, le tribunal de grande instance de Foix n a été a p pelé à co n n a î t re que de ce seul problème, par une série de décisions intervenues en 1998 et 1999. 6 Le régime général d a s s u- ra n ce des accidents du trava i l et des maladies pro fe s s i o n- nelles est le seul dans lequel les co t i s ations sont différe n- ciées selon les branches et les secteurs pro fe s s i o n n e l s, pour cro î t re avec le ri s q u e d o nt elles finance nt l i n d e m- n i s at i o n. Emmanuel Gi a n n e s i n i Les SEL: l é conomie sociale re n co n t re le libéra l i s m e? p. 162-169 1 6 7

niste isolé en droit, revient à être «a l t e rn a t i f» à la législation sur le travail et la protection sociale, bien davantage qu au système libéral capitaliste. Ce résultat n est pas seulement décevant: il est surtout éloigné de la visée théorique des concepteurs français de SEL (sauf lorsque ceux-ci se rattachent expressément à un modèle «l i b e rt a r i e n» anglo-saxon, qui assume l accointance ultralibérale de ses projets économiques). En tant que tel, il témoigne d une forme de naïveté qui doit beaucoup au postulat idéologique d une identité de vues permanente entre le droit et l économie, tous deux soumis aux mêmes rapports de forc e. O r, un tel postulat fait peu de cas des dispositions sociales insérées dans le cœur même de l économie de marché, et plutôt que de s y appuyer pour combattre cette dern i è re, il peut conduire à recréer hors l État une économie totalement libérée et libérale. Le jugement que l on peut tirer de l expérience ariégeoise des SEL ne se départit pas aisément d une pondération subjective entre les diff é- rents résultats évoqués ici. Même en se situant résolument dans le camp «s o c i a l», faut-il accorder davantage de prix à la réinsertion durable de plusieurs adhérents dans des réseaux conviviaux ou aux risques pris par eux en se maintenant aux marges des systèmes de protection sociale? La revitalisation durable de cantons ruraux isolés passe-t-elle par une économie locale découplée de l économie financière nationale ou par l obligation légale faite à celle-ci de ne pas marginaliser certains terr i t o i re s? Au minimum, il peut être rapporté qu en Ariège, les pouvoirs publics d é p a rtementaux se sont eff o rcé de faire le partage entre les implications c o n t r a d i c t o i res des SEL. Le choix du préfet consistant à «n é g o c i e r» avec les associations supports le périmètre de leur activité a certes réduit cette dern i è re, mais en a restauré le caractère solidaire et obligé ses promoteurs à évaluer les conséquences réelles de leurs systèmes. La critique des SEL, et si l on souhaite extrapoler, d autres composantes de l économie sociale, solidaire ou du tiers secteur, ne vaut évidemment pas disqualification de cette dern i è re, mais tout au plus mise en g a rde à l encontre du formalisme qui en détermine souvent le champ. Au risque d énoncer une triste banalité, ce sont les effets économiques et sociaux réels qui témoignent en faveur ou en défaveur des systèmes «a l t e rn a t i f s» et non l identité juridique ou l habileté discursive de leurs concepteurs. 1 6 8