Henri Houben : La Crise De Trente Ans - La Fin Du Capitalisme? Un résumé de l argumentation centrale 1 Préparé par Etienne Buck Chemarx, Genève Henri Houben argumente que la crise économique de la fin de la première décade du XXI e siècle - crise la plus grande depuis 1929 - doit être vue dans un contexte plus large. Partant de la description des déclencheurs spécifiques - les hypothèques subprimes - l analyse de Houben met l accent sur ce qu il appelle la crise de trente ans. Cette crise de surproduction qui se manifeste depuis les années 70, ainsi que la réponse de la politique et du secteur privé américain à celle-ci servent Houben comme éléments explicatifs de la situation actuelle. Ce document vise à retracer l argumentation centrale du livre La Crise De Trente Ans - La Fin du Capitalisme?. 1. Les déclencheurs spécifiques de la crise financière et économique 1.1. Le déchaînement des événements La fin de la première décade du XXI e siècle est marquée par la plus grande crise économique mondiale depuis 1929. Cette crise a été déclenchée par l explosion de la bulle dans le secteur immobilier aux États-Unis d Amérique, explosion qui commence à se manifester fin 2006. Les premiers signes arrivent au début 2007 avec la fermeture de quelques banques hypothécaires américaines (comme New Century, le numéro deux des prêts subprimes qui a fait faillite en avril 2007). En Grande-Bretagne, Northern Rock, un des plus grands créanciers immobiliers du pays tombe en septembre 2007. La banque centrale américaine (la FED) - alertée par ces signes - intervient et baisse son taux directeur de 6.25% en juin 2007 à 3.5% en janvier 2008, sans effet. En mars 2008, la première grande banque d investissement - Bear Stearns - est au bord de la banqueroute. La FED intervient et recapitalise Bear Stearns en reprenant 29 milliards de dollars de crédits douteux. En même temps, la FED reprend environ 1.2 milliards des actifs toxiques de JP Morgan Chase. Mais l histoire ne s arrête pas là. Freddie Mac et Fannie Mae, les deux organismes chargés d accorder la garantie de l État sur les prêts hypothécaires, doivent se mettre sous tutelle publique fin été 2008. Le 15 septembre 2008 Lehman Brothers tombe en faillite. Lehman Brothers possédait 691 milliards de dollars d actifs et l État n est pas intervenu pour éviter sa faillite. Ce signal - complètement inattendu - met la totalité du secteur financier américain en panique : si Lehman tombe, n importe qui peut tomber. Le marché interbancaire de crédit (là où les institutions financières s accordent des crédits) cesse totalement de fonctionner. Plus aucune banque ne prête à une autre par peur que l autre puisse suivre l exemple de Lehman. Les événements s enchaînent 1. Tous les chiffres et graphiques dans ce document sont pris du livre de Houben. Ce document n est pas un résumé complet du livre mais se contente de résumer la ligne principale d argumentation de Houben. Je remercie H. Houben de nous avoir accordé le droit d utiliser les graphiques de son livre. 20 novembre 2013
et plusieurs grandes compagnies d assurance (dont la plus grande AIG) sont à la limite de faire faillite et doivent être sauvées par l État. Des caisses d épargne comme la Washington Mutual tombent en faillite et ne sont pas sauvées par l État. Plusieurs banques (comme Wachovia ou Merrill Lynch) sont forcées de se faire reprendre par d autres banques. Le paysage financier des États-Unis en sort entièrement bouleversé. Avec un certain décalage temporel, la même chose (quasi-faillite des grandes institutions financières et sauvetage étatique) se passe en Europe et ensuite dans le reste du monde. Et la crise commence à affecter les autres secteurs de l économie. La crise qui a été déclenchée par des hypothèques subprimes dans le secteur immobilier des États-Unis s est répandue sur le reste de l économie ainsi que sur le reste du globe. Qu est-ce donc une hypothèque subprime? 1.2. Les subprimes et l environnement économique du secteur immobilier aux États-Unis Une hypothèque subprime est une hypothèque accordée à un emprunteur qui n offre pas les garanties nécessaires, vu ses faibles revenus. Si une banque accorde une telle hypothèque à une personne qu elle considère ne pas être en mesure d offrir des garanties suffisantes, elle s expose à un risque plus élevé comparé au risque associé à une hypothèque accordée à une personne solvable. En raison du risque plus élevé, la banque demande à priori un taux d intérêt plus élevé. Pourtant, le secteur financier s est montré très créatif et a développé des contrats subprimes qui permettaient à l emprunteur de payer des taux d intérêt bas (même plus bas que ceux payés par des personnes solvables). Par exemple, le contrat subprime le plus fréquent dans les années 2000 à 2006 est appelé le 2/28 : un emprunt remboursable sur trente ans avec un taux d intérêt très bas pendant les deux premières années et ensuite un taux variable qui peut monter très vite. On estime que plus d un million et demi de personnes ont contracté un emprunt subprime 2/28. Le contrat interest-only est une deuxième innovation du secteur financier. Ce contrat permet à l emprunteur de payer uniquement le taux d intérêt pendant toute sa maturité et ensuite, à la fin de la maturité, l emprunteur est censé payer l intégralité du principal en un coup. Chose qui est très peu probable, vu que ces contrats ont été établis pour des personnes à faible revenu. Le résultat normal d un contrat interest-only est que l emprunteur paye pendant des années ses taux d intérêt et perd à la fin du contrat sa maison parce qu il n arrive pas à payer le principal. Ayant dit ceci, comment se fait-il qu autant de personnes aient signé un tel contrat? La réponse avancée par Houben est double. D un côté l idéologie du propriétaire maître chez lui, activement encouragée par plusieurs institutions américaines depuis l arrivée au pouvoir de Reagan, s est vite répandue. De l autre côté l environnement économique dans le secteur immobilier a créé premièrement une sorte d invitation aux banques d encourager des personnes à faible revenu à signer des contrats subprimes et deuxièmement une incitation pour ces dernières à signer ces contrats. Le graphique (1) montre l évolution de la hausse des prix du logement comparée au taux hypothécaire moyen demandé sur les nouvelles habitations. On y voit que normalement le taux hypothécaire est supérieur à la croissance des prix des maisons. Mais ceci n est pas le cas pendant deux périodes : la fin des années 70 et entre 2003 et 2005. La période 2003-2005 est marquée d un côté par des taux d intérêt bas à cause de la réaction de la FED suite à la crise dot com de 2000/2001 et de l autre côté c est la période où la spéculation se tourne vers le marché immobilier et provoque une montée du prix des habitations. Dans cet environnement économique très spécifique, la bulle subprime se développe rapidement. Houben parle d un 2
mécanisme de croissance qui s entretient lui-même : un particulier, même dans une situation d insolvabilité notoire, peut emprunter 100 000 dollars pour financer l achat d une maison. Avec un contrat 2/28, il paye en moyenne un taux d intérêt de 6% (soit 6000 dollars) pendant la première année. En même temps, la valeur de sa nouvelle maison monte de 8% (soit 8000 dollars). Donc même dans le pire des cas (s il est forcé de vendre sa nouvelle maison parce qu il n arrive pas à payer les intérêts) il fait un bénéfice de 2000 dollars toutes choses étant égales. Dans cet environnement économique le business prospère avec les crédits subprimes. En 2005 et en 2006 plus de 30% des nouvelles hypothèques étaient des hypothèques subprimes. Graphique 1: Évolution de la hausse des prix du logement comparée au taux hypothécaire pratiqué 1964-2010 (en %) Mais toutes les choses ne sont pas restées égales. En 2006 on observe d un côté que les prix des maisons cessent d augmenter et commencent même à baisser et de l autre côté que les taux d intérêt directeurs de la FED commencent à augmenter (de 1% en 2004 à 5.25% en 2006) 2. La bulle explose, de nombreuses personnes se font expulser de leurs maisons et la crise économique prend sa route comme décrit ci-dessus. 2. Des déclencheurs et causes de la crise 2.1. La crise comme enchaînement d événements malheureux? La crise pourrait donc être interprétée comme un enchaînement d événements malheureux, de circonstances développées dans le secteur immobilier et financier des États-Unis. Mais Houben pose trois questions qui l amènent à mettre la dernière crise dans un contexte plus large. Tout d abord Houben se demande pourquoi un secteur de taille aussi limitée que celui des subprimes a pu occasionner un tel dégât? Une des réponses qui est souvent avancée à l égard de cette question est que ceci est dû au fait qu on a aboli 2. Une augmentation qui se répercute sur les taux hypothécaires, mais avec une magnitude plus petite. 3
les réglementations strictes du secteur financier imposées après la crise de 1929. Alors Houben se demande pourquoi on a pu laisser le capital financier agir ainsi si on connaît les conséquences désastreuses de cette liberté? Puis finalement il se demande pourquoi ces crises se répètent si régulièrement. Houben postule que les événements dans le marché immobilier et financier sont des éléments déclencheurs ; ils sont le révélateur de quelque chose de plus grave et de plus profond. Si l endettement des ménages devient central dans le mécanisme de la croissance, c est qu il y a un problème fondamental. (Houben, p. 48) 2.2. Un changement structurel dans l économie mondiale Pour corroborer sa thèse, Houben remonte dans l histoire économique à la fin des années 60. Comme de nombreux économistes, Houben identifie un changement fondamental (un structural break comme on dit en langage technique) dans l économie mondiale. Un changement qui se manifeste à partir de l année 1973. Le graphique (2) montre l évolution de la croissance annuelle du produit intérieur brut (PIB) en pourcentage et illustre ce changement. Le PIB est un indicateur de la valeur ajoutée créée par l économie pendant un certain temps. La moyenne du taux de croissance du PIB entre 1960 et 1973 s élève à 5.4 % alors qu ensuite elle tombe à 2.9 %. De plus le taux de croissance tend à plusieurs reprises vers zéro, alors que cela n arrive jamais avant 1974. D autres indicateurs montrent aussi que quelque chose de fondamental a changé, le taux de chômage reste relativement élevé dans la majorité des pays capitalistes et l endettement (public et privé) a tendance à s élever et monte plus vite que le PIB. Graphique 2: Croissance annuelle du PIB réel mondial 1960-2009 (en %) 2.3. L évolution du taux de profit Pour comprendre ce qui se passe Houben propose de se référer au taux de profit brut (aussi appelé taux de rémunération brute du capital). Intuitivement, le profit brut est ce que les propriétaires de capitaux 4
reçoivent dans la répartition du produit national, le reste va aux salariés. Une variété de possibilités existe pour mesurer ce taux de profit brut. Houben utilise le ratio du bénéfice brut opérationnel (donc profit brut moins les amortissements) par rapport au capital fixe net (tout ce qui a été investi en machines et outillages moins les amortissements déjà comptabilisés au cours des années précédentes) : taux de profit brut = bénéfice brut opérationnel capital fixe net Graphique 3: Évolution du taux de profit des firmes aux États-Unies 1950-2009 (en %) Le graphique (3) montre l évolution du taux de profit brut aux États-Unis. On constate que le taux baisse après la phase de consolidation d après-guerre et remonte de façon significative pour atteindre 22.6 % en 1966. Ensuite il descend de nouveau brusquement pour atteindre son niveau le plus bas en 1980. Par la suite il monte de nouveau jusqu en 2006 pour atteindre 21.2 %. Houben argumente que la montée du taux de profit depuis 1980 est due à quatre mesures instaurées entre 1979 et 1980, mesures qui ont pavé le chemin pour la crise actuelle (c.f. section 3). Mais qu est-ce qui cause la chute brutale entre 66 et 82? 2.4. La crise de surproduction Analysant un ratio, il faut retracer l évolution des deux composantes : d un côté celle du numérateur - le bénéfice brut opérationnel - et de l autre côté celle du dénominateur - le capital fixe net. Le numérateur du taux de profit a augmenté lors de cette période (en moyenne les profits bruts réels ont augmenté de 1.9%, mais avec de fortes variations par année). Par contre cette augmentation était plus petite que l augmentation du dénominateur, donc le ratio a baissé. En effet, la moyenne de la croissance annuelle des actifs fixes est d environ 4% entre 1960 et 1980, croissance la plus haute observée jusqu à présent. En utilisant les mots de Houben : 5
Ce qui fait chuter le taux de profit est avant tout le taux d accumulation de stock d actifs fixes qui augmente de façon importante. En d autres termes, il s agit d un problème de suraccumulation relative : à un moment donné, un ou plusieurs secteurs suscitent un investissement effréné de la part des capitalistes, avec des perspectives de profit manifestement exagérées, d autant que la croissance de la demande ne peut suivre un tel rythme. Résultat : au-delà d un certain point, l accumulation régresse ; mais le stock d actifs fixes est crée, les capacités de production sont installées, dépassant le potentiel de consommation ; le taux de profit baisse et il suffit d une étincelle pour que la récession proprement dite, c est-à-dire la réduction de la production et les ratés dans le processus d accumulation, survienne. En l occurrence cela se passe fin 1973 avec le quadruplement du prix du baril de pétrole brut. (Houben, p. 59) Cette crise de surproduction se manifeste au début des années 70 (déclenchée par le quadruplement du prix du baril) mais ses éléments causaux ne disparaissent pas avec la baisse du prix du baril. Pourtant le graphique (3) montre que le taux de profit recommence à monter. De plus la crise de 73 ne ressemble pas à un phénomène prolongé comme celle des années 30, la croissance reprend et subsiste. Houben argumente que les classes dominantes (surtout celle des États-Unis) parviennent à surmonter les difficultés partiellement. Ceci notamment en stimulant artificiellement la demande effective des ménages américains tout en abaissant le coût du travail, permettant à la fin de la journée d augmenter le bénéfice opérationnel brut au moins à court terme. Mais comment? 3. De la réponse des propriétaires du capital les plus riches aux États-Unis à la crise d aujourd hui Houben argumente que le groupe le plus riche aux États-Unis - fortement heurté par la baisse du taux de profit - a commencé à prendre des contre-mesures depuis le début des années 80. Pour lui, les années 80 sont des années véritablement charnières et la décision de reprendre les affaires mondiales à l avantage des détenteurs de capitaux américains les plus fortunés façonne (ensemble avec la chute de l URSS) les trois prochaines décennies. Selon lui, la classe dominante américaine instaure, notamment à travers le gouvernement Reagan, quatre mesures : Une hausse du taux d intérêt qui augmente l attractivité des États-Unis pour les capitaux étrangers et en même temps oblige les autres États à la discipline budgétaire et donc à la fin des politiques keynésiennes. Une réforme fiscale à l avantage des riches qui sera vite imitée par d autres pays capitalistes. Une révolution managériale en faveur de l actionnariat (maximiser le shareholder-value est aujourd hui le mot d ordre dans toutes les grandes entreprises au niveau mondial) et, en réalité, du capital financier. Une déréglementation profonde des marchés financiers permettant à la spéculation de gagner considérablement en ampleur. Ces quatre changements profonds permettent (au moins temporellement) d augmenter le taux de profit - après sa baisse historique observée au début des années 80 - mais pavent en même temps le chemin pour la 6
plus grande crise depuis 1929. Alors quels effets ont ces quatre mesures? Selon Houben, l effet est double : D un côté, aux États-Unies, une expansion sans précédent de la consommation privée : les ménages les plus aisés profitent du surcroît de rémunération pour le dépenser ; ils bénéficient de la montée des cours des avoirs financiers pour désépargner ; et tous s endettent (...). De l autre côté, à l étranger, les capitalistes observent cette progression de la consommation américaine et visent ce marché d une façon prioritaire. Ils doivent, pour y parvenir, réduire tous les coûts dont les salaires. (...) Cette stratégie comporte des limites : l appétit américain pour les capitaux et les marchandises de l étranger déséquilibre structurellement la balance des paiements des États-Unis ; la disparition quasi totale de l épargne nette hypothèque les investissements futurs ; l endettement prend des proportions abyssales qui posent la question de son renouvellement par les créanciers ; la spéculation se nourrit en bulles de plus en plus extravagantes (...). De ce fait les crises vont se succéder les unes aux autres. Quand l une naît en Asie de l Est, c est la panique parce que c est une source de rentabilité extraordinaire pour les investisseurs avides. Aussi les institutions internationales s empressent de fournir d impressionnantes lignes de crédit pour éviter l effondrement. Quand le krach apparaît au NASDAQ et se répercute sur les autres Bourses américaines, c est de nouveau le branlebas de combat. Les autorités monétaires se précipitent pour abaisser les taux d intérêt. Elles favorisent ainsi la création sur le marché immobilier d une bulle qui éclate à son tour en 2007. (Houben, p. 234) L analyse de Houben, mettant la crise qui commence à éclater en 2007 dans son contexte plus large - celui d une longue crise de surproduction latente depuis les années 60 ; crise de surproduction mitigée notamment par des politiques américaines visant à doper la consommation de leurs ménages tout en baissant les salaires et réussissant ainsi à contrecarrer temporellement la chute du taux de profit - peut être résumée par les mots de Houben de la manière suivante : La crise apparaît aujourd hui dans toute sa splendeur : une récession inscrite dans le fonctionnement même du système capitaliste, fondée sur la surproduction de marchandises que le dopage de la consommation américaine ne peut plus tirer, une surproduction elle-même entretenue par la volonté des capitalistes de produire toujours plus alors que le pouvoir de consommation de l ensemble de la population est restreint relativement. C est une crise systémique, et c est bien pour cela qu elle est grave et profonde. C est aussi pourquoi elle ne sera pas simple à résoudre. (Houben, p. 277-278) 4. Référence Houben, H., 2011. La Crise De Trente Ans - La Fin Du Capitalisme?, Editions Aden, Bruxelles, Belgique. 7