Pratiques différenciées des agents EDF face aux impayés. Éléments d analyse



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Transcription:

Note de recherche Pratiques différenciées des agents EDF face aux impayés Éléments d analyse Isolde Devalière «Le service public de l électricité concourt à la cohésion sociale, en assurant le droit à l électricité pour tous, à la lutte contre les exclusions, au développement équilibré du territoire». L article premier de la loi de modernisation du 10 février 2000 engage les entreprises publiques EDF et GDF, donc leurs agents, à mettre en œuvre une politique solidarité. Elle se traduit notamment par l application de deux directives nationales: ne plus procéder à des coupures sans contact préalable avec les clients et maintenir un minimum de puissance électrique au compteur pour ceux qui connaissent une situation précaire. Grâce à ce cadre législatif et réglementaire, la solidarité accède au rang de «valeur» et de «devoir». Mais, dans les faits, si elle est reconnue comme respectable, la solidarité n entraîne pas mécaniquement la mobilisation ni même l adhésion des 113000 salariés de l entreprise publique EDF. En juillet 2004, le marché de l électricité s ouvre à la concurrence pour les professionnels et en 2007 pour l ensemble des particuliers. Les agents doivent dès lors appliquer des méthodes marketing compétitives, vendre des services rentables et se préparer à étendre leurs domaines de compétences à d autres activités que l électricité. Même si les clients débiteurs ne représentent que 0,5 % des clients de l entreprise, le coût du traitement de ces situations est élevé au regard des indicateurs et des ratios économiques nationaux que les agents doivent atteindre dans le cadre de leur évaluation annuelle. Écoute, prise de rendez-vous, intervention sur place, transmission de données, envoi de courriers spécifiques, suivi du dispositif, relances et gestion de la trésorerie, le coût de traitement d un client débiteur est estimé par la direction de EDF GDF Services comme cinq fois plus élevé que celui d un client normal(1). Comment les conseillers clientèle et les techniciens assurent-ils un devoir de solidarité envers les plus démunis tout en générant productivité et rentabilité? Comment parviennent-ils à rendre service tout en vendant des services? S appuyant sur une enquête approfondie auprès du personnel d une agence clientèle (Devalière, 2003), cet article apporte un éclairage sur les formes d adaptation ou d arrangement des agents pris entre ces deux injonctions contradictoires (Rosenberg, 2000). Partant du postulat que la politique solidarité d un organisme est en partie déterminée par sa mise en œuvre et qu elle repose principalement sur les pratiques des conseillers clientèle et des techniciens, nous étudierons la façon dont au niveau micro-local, ce personnel interprète les directives institutionnelles, les applique et les façonne en fonction de la diversité des situations. 61

Flux n 58 Octobre - Décembre 2004 UNE AGENCE CLIENTÈLE MAL NOTÉE SUR L ÉCHELLE DE LA PERFORMANCE L agence clientèle étudiée se situe dans un quartier populaire de Paris. Cette agence compte 100000 clients dont une partie est en difficulté ce qui en a fait le site pilote parisien du compteur libre énergie (compteur à prépaiement). Le centre dont elle dépend compte les délais moyens de paiement les plus longs des centres parisiens (18 jours), un nombre important d interventions de techniciens, de poses de services maintien de l énergie (SME) et de services minimum intensité (SMI), services coûteux pour l entreprise. Cette zone à forte densité de population pauvre, affichant de mauvais résultats, est doublement pénalisée, puisque «le travail est plus dur sur le plan social car il faut gérer des environnements défavorisés en termes de clientèle et d agents, et plus complexe sur le plan managérial» (Chef d agence). PRÉSENTATION DE L ORGANIGRAMME DE L AGENCE CLIENTÈLE Directeur du centre EDF GDF Responsable domaine technique de plusieurs agences Responsable domaine gestion de plusieurs agences Groupe d appui clientèle du centre Chef groupe technique par agence Chef groupe gestion clientèle par agence Correspondant Solidarité Énergie par agence Interface Mission Solidarité du centre Contremaîtres (2) Animateurs groupe (2) Agents spécialisés Chefs d équipe (2) Animateur équipe (6) Techniciens clientèle (40) API, TIC Releveurs (10) Conseillers clientèle (30) Cet organigramme indique une séparation entre les directions technique et commerciale («gestion») dont dépendent les agents (effectif de l agence clientèle inscrit entre parenthèses). Une cellule d appui clientèle commune aux agences clientèle du centre est chargée d assurer le lien entre la direction nationale et les agents opérationnels, clarifier les procédures que ces agents sont chargés de mettre en œuvre et les informer des changements à venir. Dans ce cadre, un coordinateur des «correspondants énergie solidarité» (CES) informe les CES de chaque agence des nouvelles directives solidarité provenant de la direction nationale d EDF GDF Services mais n a pas de relation hiérarchique avec eux. Concernant l agence étudiée, c est le chef de gestion du groupe clientèle (le chef d agence) qui remplit aussi la fonction de correspondant énergie solidarité (CES), représentant l entreprise face aux partenaires sociaux du territoire. Cette réorganisation par domaine (technique/commercial/expertise) vise une harmonisation de gestion des agences clientèle d un même territoire et permet à l entreprise une mutualisation de moyens (par exemple, la gestion des appels téléphoniques) au niveau du centre, une gestion des ressources humaines centralisée et, pour les clients, un traitement souhaité «plus égalitaire». 62

Note de recherche PRÉSENTATION DE L ENQUÊTE ET DE SA MÉTHODOLOGIE Sur le plan méthodologique, la recherche présentée ici s appuie sur un ensemble d entretiens individuels semi-directifs auprès d un échantillon représentatif des salariés de l agence concernée, responsables des groupes commercial et technique, cadres intermédiaires (animatrices de groupe et d équipe) et agents (commerciaux et techniciens). D autre part, présentée aux clients comme «stagiaire», l auteur a pu observer les relations entre conseillers clientèle et clients au guichet ainsi qu au plateau téléphonique. Une attention particulière a été portée aux demandes des clients et aux réponses apportées, aux doutes exprimés et à la marge de manœuvre des agents, à leur rapport avec leur hiérarchie, à la place de l arbitraire, au recours aux textes et règlements, et aux contraintes et limites de leur mission de service public. Afin de susciter des échanges entre conseillères clientèle, l auteur a organisé et animé une réunion collective avec cinq d entre elles, sollicitant auprès de chacune le récit de situations vécues avec des clients en impayés. L auteur a aussi passé de nombreuses heures dans la cafétéria de l agence où se retrouvent en pause ou fin de service les techniciens et les commerciaux; leurs positionnements sur des sujets parfois sensibles (application des directives «solidarité», privatisation de EDF, conditions de travail, rapport à leurs hiérarchies, perspectives professionnelles ) ont ainsi pu être recueillis de manière «informelle». De façon à contextualiser les données recueillies, cette enquête dans l agence a été complétée par des entretiens avec le responsable national de la politique solidarité énergie, la correspondante solidarité du centre concerné, (échelon départemental) le correspondant solidarité énergie d une autre agence clientèle du centre, ainsi qu avec la responsable du service des prestations aux familles du centre d actions sociales (C.A.S.) de l arrondissement afin de mieux appréhender le fonctionnement des aides attribuées aux personnes qui rencontrent des impayés d énergie. Les entretiens ont été traités de manière qualitative et certains d entre eux ont fait l objet d analyses du contenu. Enfin, le recueil d informations sur le terrain (entretiens, observations) a été complété par l analyse de documents internes (tableaux de bord, notes nationales, journaux internes, guide du correspondant solidarité énergie). PROCÉDURES FORMELLES ET RÈGLEMENTS INTÉRIEURS De la facture à la coupure, la procédure en 92 jours Avant d être débranché, le client EDF connaît une procédure longue et réglementée. Prenons l exemple du client qui reçoit sa facture d électricité parmi d autres créances. Ses revenus faibles ou irréguliers ne lui permettent pas de régler son fournisseur d énergie. Il laisse passer l échéance fixée et reçoit 18 jours plus tard une lettre unique de relance le sommant de payer et à défaut l invitant, personnellement, à contacter un conseiller clientèle et à rencontrer le bureau d aide sociale. S il ne répond pas favorablement à cette requête, il reçoit, seize jours plus tard, une lettre de relance intitulée «48 heures pour se manifester» annonçant l arrivée imminente d un technicien. À son domicile ou en agence, un agent lui propose le service maintien de l énergie (SME) qui lui fournit une puissance électrique de 3000 watts pendant un mois, le temps que son dossier soit instruit par le centre d action sociale de son secteur. S il perçoit le RMI, s il a des enfants, il devient prioritaire au regard des critères fixés par les commissions de son département (CAF, DDASS, MAS, CCAS, EDF). Le centre d actions sociales (CAS) lui délivre alors une aide puisée dans les fonds solidarité énergie (FSE)(2), ce qui lui permet de régler tout ou partie de sa dette et de recouvrer l accès à l énergie. Il s agit d un «droit à une aide» unique et temporaire et non d un «droit au service» (Coutard, 1999). Aidé par les services sociaux, il est considéré par son créancier comme un client démuni et ce statut lui permet d obtenir un étalement de la dette ainsi que de nouveaux délais de paiement. Le cas échéant, il est traité comme un client de mauvaise foi qui persiste à «refuser de payer», selon les termes de la procédure. En cas d absence du client à son domicile ou de désaccord, l agent de petites interventions (API) pose un service minimum intensité (SMI), soit une puissance électrique de 1000 watts. Sans manifestation de la part de ce client, cette procédure est suivie deux semaines plus tard par la résiliation de son contrat, 63

Flux n 58 Octobre - Décembre 2004 la transmission de son dossier à un cabinet de recouvrement et enfin par une coupure ferme. Le client ne recouvre l électricité qu une fois sa dette réglée ou sur présentation du justificatif du règlement par les services sociaux. Il doit alors honorer les frais de coupure, les frais de réouverture de sa ligne et les frais de mise en service. Le cas échéant, le client est débranché au terme de cette procédure qui peut durer plus de trois mois. CIRCUIT ET DÉLAIS DES PROCÉDURES EN CAS D IMPAYÉ Dates fictives Nombre de jours Procédure 2 mai Envoi de la facture 16 mai 14 Date limite de règlement (DLR). Identification d un impayé 20 mai 4 Envoi de la lettre unique de relance (LUR) «invitation à rencontrer le bureau d aides sociales» et proposition d un SME 31 mai 11 Proposition de coupure envoyée au client 5 juin 5 Lettre de relance «48 h. pour se manifester» 9 juin 1 à 8 Émission d un «bon d intervention» 13 juin Déplacement d un technicien chez le client Situation n 1: Le client est présent à son domicile Délais Délais maximum du SME: 30 jours, reconductible si le dossier est traité par le CAS Procédure Cas n 1: Règlement sur place de la facture et des frais de déplacement Cas n 2: Promesse de payer le jour même ou le lendemain à l agence Cas n 3: Pas de règlement de la facture. Accord pour la pose d un SME (3000 W). Instruction du dossier par le CAS. Proposition de nouveaux délais de paiement, choix de date de prélèvement, et mensualisation en agence clientèle. Étapes suivantes Rétablissement de l électricité Rétablissement de l électricité après acquittement de la facture Aide du FSE, règlement de la facture impayée et de la consommation intermédiaire (SME), déplacement d un technicien (gratuit si le dossier est instruit par le CAS). Rétablissement de l électricité. Situation n 2: Le client est absent de son domicile, refuse de régler ou refuse le SME Délais Procédure Étapes suivantes Délai maximum du SMI: 15 jours, non reconductible Pose du SMI (1000 W) avec fiche explicative déposée sur la porte en cas d absence du client Cas n 1: Règlement partiel Cas n 2: Règlement total Cas n 3: Pas de règlement Lettre avec accusé de réception Pose d un SME (1 mois) Rétablissement du courant Envoi d un courrier avec accusé de réception. Résiliation du contrat Mise en demeure. Dossier transféré à un cabinet de recouvrement 64

Note de recherche Malgré le formalisme de cette procédure, il existe pour un chef d agence (responsable du groupe gestion) des marges de manœuvre qui lui permettent d y déroger dans le cadre d un règlement interne qui fixe les objectifs de productivité et de rentabilité de son établissement. La procédure de recouvrement des impayés instaurée par l agence clientèle étudiée illustre bien les possibilités d action laissées aux responsables d agence. Pour pallier un retard de trésorerie d un an et demi et relever de mauvais résultats(3) (450 délais de paiement, 850 délais de coupures), le chef d agence a mis en place des procédures adaptées et de nouveaux indicateurs. Il a notamment institué une procédure de relance trois jours avant la date limite de paiement, alors qu elle est prévue dans les textes un jour après. Cette procédure permet de recouvrir 80 % des impayés dans des délais plus courts que ceux impartis par la procédure nationale. Davantage de rigueur et de fermeté lui ont permis en huit mois d afficher auprès de sa direction de meilleurs résultats (129 délais de paiement, 250 coupures en attente) et de recouvrer un ratio de trésorerie satisfaisant (de 23,7 jours en 1999 à 17,06 jours en 2002). Les accords concernant les délais de paiement sont aussi soumis à des règles locales, suivant le montant de la dette, les délais requis, la qualité payeur du client. Ils sont surtout conditionnés par les priorités économiques ou solidaires définies par le chef d agence. Si le détournement de la règle permet un recouvrement efficace des impayés, il est accepté voire même encouragé par le centre dont dépendent les agences. Si, à l inverse, cette pratique va à l encontre de l optimisation du ratio de délai de trésorerie, la pratique est critiquée mais n est pas sanctionnée. RELATIONS DE SERVICE ET REPRÉSENTATIONS DES CLIENTS DÉBITEURS REÇUS AU GUICHET N ayant pas obtenu de données chiffrées sur le type de clientèle concernée par les impayés, c est par un travail d observation et de recueil des représentations des agents que nous avons tenté de saisir ses principales caractéristiques. Qui sont les clients débiteurs? L accueil physique concentre une importante clientèle en difficulté économique, le guichet ayant une fonction sociale très importante, même s il ne concerne que 15 % de l ensemble des contacts (la majorité des opérations se traite par téléphone). La plupart des clients qui se déplacent à l agence sont en attente d une relation individuelle et personnalisée. Ils viennent au guichet pour régler leurs factures en espèce, trouver des explications sur le montant à régler ou encore réclamer des délais de paiement supplémentaires. Dépourvus de téléphone ou de compte en banque, habitués aux administrations, nombre de clients d origine étrangère profitent de ce face à face pour demander des informations relatives à d autres documents administratifs ne concernant pas EDF. L afflux de clients illettrés met en évidence l importance du contact direct et de l échange verbal dans la relation de service. «Même ceux qui savent écrire viennent nous demander de rédiger des courriers, même pour France Télécom» (conseillère clientèle). Les conseillers répondent, bon gré mal gré, à ces diverses demandes afin de remplir la mission - indéterminée - de service public qui leur incombe (Bauby, 1997). «On est obligé de garder le caractère public, de faire du social» (conseillère clientèle). La population en difficulté couvre tous les âges: ce sont des «personnes âgées dont personne ne s occupe, des gens qui ont 40 ans, et des jeunes qui ont oublié de payer ou qui galèrent» (technicien d intervention clientèle, TIC). Pour un agent de petites interventions (API)(4), les coupures concernent «beaucoup d étrangers, sans travail, au chômage». Les interventions des techniciens concernent deux catégories de clients, ceux dont il faut relever le compteur et ceux qui ont des impayés, ce que résume ce technicien clientèle: «Il y a ceux qui se croient supérieurs aux autres, dans les beaux quartiers, pour qui vous êtes un objet de travail, et ceux qui vous comprennent. Les gens démunis n ont pas la même valeur des choses» (technicien d intervention clientèle). L appréciation du nombre de clients concernés est très variable selon l agent, son statut et la représentation qu il se fait des situations à traiter. Selon le chef d agence, les clients «vraiment» en difficulté représentent 0,5 % des 100000 clients, soit 500 clients. Pour un cadre intermédiaire, 5 à 8 % des clients sont relancés régulièrement, soit un nombre imprécis entre 65

Flux n 58 Octobre - Décembre 2004 Les clients difficiles Relation de service Les clients négligents Rapport à la procédure Les clients démunis Rapport à l économie Mécontents Insatisfaits Toujours les mêmes Mauvaise foi Mauvais payeurs Les plus durs Agressifs Les plus virulents Dettes/endettés Insolvables Mal tarifés Abonnés Habitués Interdit bancaire Démunis Assistés Pauvres En difficulté Qui a des soucis En situation difficile Les plus délicats 5000 et 8000 clients «et c est eux qui (nous) créent le plus de travail». Pour un agent de maîtrise, «les clients les plus durs» sont au nombre d une vingtaine, alors que les conseillers clientèle estiment qu il s agit de la majorité des clients. Cette définition imprécise du nombre de clients perçus comme étant en difficulté est fonction de plusieurs facteurs: - la définition de la population concernée: est-ce la population qui connaît des impayés ponctuels ou récurrents, celle qui est en SME, celle qu il faut relancer régulièrement, celle qui bénéficie des aides du centre d actions sociales ou celle qui pose problème au guichet? - le type de relation avec cette clientèle: les conseillers clientèle rencontrent davantage de situations délicates au guichet que les cadres intermédiaires qui ne traitent que les situations des clients les plus virulents. - le vécu des agents, parfois confrontés à des réactions violentes de la part des exclus. Ce sentiment de traiter de façon massive des situations douloureuses se traduit par une surévaluation du nombre de personnes concernées, d autant que ce type de situations est plus marquant voire plus «envahissant» que d autres. Comment sont-ils qualifiés par les agents? L analyse du contenu des entretiens et les travaux concernant la relation entre agents de services publics et usagers (Weller, 1996/97; Dubois, 1999; Siblot, 2003) mettent en évidence l ambivalence des relations entre agents et clients, qui oscillent entre rapports de domination et relations sociales. Nous avons distingué trois registres utilisés par les agents pour désigner les clients en situation d impayés: - Les «clients difficiles» sont considérés comme «agressifs» et «roublards» et suscitent de la méfiance de la part des agents. Cette désignation fait apparaître une forte confusion avec les clients en difficulté. Elle est significative d une appréhension et d une tension vécues par les agents, inhérentes à la fonction de proximité du guichet. - Les «clients négligents» sont des clients «imprévoyants» ou des «habitués» peu respectueux des contraintes du contrat. Ils suscitent de l agacement voire de l indignation pour les «récidivistes». - Les «clients démunis», «pauvres», sans ressource, sont qualifiés par des termes relevant du champ émotionnel, celui de la compassion, de la commisération voire de l empathie ou à l inverse du mépris et de distanciation Ces qualificatifs font référence à de multiples représentations du client démuni qui sont fonction de la proximité physique de l agent avec celui-ci (relation au guichet ou pas), du type de traitement dispensé (personnalisé ou procédural) et aussi du comportement du client, avec des associations schématiques de types «actif-virulent» et «inactif-démuni». «En général, les personnes démunies sont celles qui se plaignent le moins» (agent de petites interventions). Suivant le comportement du client et la façon dont il expose sa situation, l agent l associe à ces grandes catégories empiriquement définies («démunis», «difficiles», «mécontents», «bons clients») qui déterminent en partie le comportement qu il va adopter et l offre de services qu il va proposer (accueil à la carte, conseil juste prix, règlement en espèces, paiement mensuel à la carte, conseils individuels sur la maîtrise de l énergie, gestion personnalisée ). Cette terminologie met en lumière les rapports de classes sociales qui se jouent dans ces interactions et qui, «loin d être une construction théorique, sont d abord les modalités de perception des différences et des rencontres entre individus» (Weller, 1998). 66

Note de recherche Le prisme du guichet Une des principales difficultés rencontrée par les conseillers clients et techniciens est liée au manque de légitimité pour accomplir un travail social en profondeur, ce qui contribue à la construction d un discours critique sur cette poignée de clients. Leurs représentations et les pratiques sont soumises à une logique productiviste qui semble prévaloir sur des pratiques solidaires. La gestion de la clientèle se traduisant en termes de délais de trésorerie, le client débiteur est souvent perçu comme un «mauvais payeur» qui abuse du système. «Il y en a qui demandent toujours des délais. Moi je leur dis: vous n êtes pas à Carrefour. On ne fait pas crédit», «À la boulangerie, il faut payer sa baguette avant de la consommer», «Ils ne se rendent pas compte», «L image d une entreprise publique est véhiculée depuis des années: l électricité est un dû» (conseillères clientèle). Le client débiteur est représenté comme un «être souvent manipulateur et peu respectueux des contraintes du contrat. Il oblige à opérer une détection constante des signes de mauvaise volonté, de rouerie et d abus. C est d abord quelqu un qui ne veut pas payer ou bien ne le peut pas par négligence» (Cochin, Dupont, 1995). Les vives critiques des conseillers clientèle sont la résultante du traitement récurrent de situations sensibles et complexes face auxquelles ils se sentent impuissants et peu valorisés. «C est tout le temps la même chose qu on traite: les délais de paiement, le centre d actions sociales, le SME, les coupures, les pleurs et les larmes» (conseillère clientèle). Les discours insistent sur la pénibilité d un travail assujetti à l urgence et à une intensification du travail, pour lequel les effectifs et les moyens sont limités. Les travaux de Vincent Dubois confortent l idée qu actuellement le personnel au guichet des administrations doit traiter les charges émotionnelles et affectives d usagers démunis qui ne peuvent les exprimer ailleurs, faute d avoir accès à d autres instances de sociabilisation (travail, réseaux familial et amical). «Le guichet d une administration n est jamais autant un espace de dialogue et d exposition de la personne que quand le lien social se délite. Ces transformations affectent la définition même des fonctions de la bureaucratie de base désormais chargée d un ensemble de problèmes individuels plus que d un problème collectivement constitué» (Dubois, 1999). Or les agents ne sont pas formés à traiter des situations particulièrement difficiles, ce qui favorise des réactions relativement différenciées au guichet. LES PRATIQUES DIFFÉRENCIÉES DES AGENTS EDF GDF Classification des comportements des agents face aux clients débiteurs Face à un client débiteur, les conseillers clientèle peuvent être à la fois «agents d assistance à des personnes en difficultés ou huissiers chargés de poursuivre individuellement les mauvais payeurs» selon l expression de Thomas Kirszbaum (2000). Loin de vouloir établir des modèles rigides et caricaturaux de pratiques types, l analyse approfondie des entretiens individuels et l observation des situations d accueil au guichet et au téléphone nous ont permis de tracer trois comportements dominants, non exclusifs les uns des autres: * Le comportement «procédurier» est celui de l agent qui applique à la lettre les procédures nationales: pas de délai de paiement et coupure ferme après la panoplie de services adéquats. Quand l agent sent que la situation lui échappe ou que la solution est introuvable, il reste volontairement procédurier. Ce comportement est souvent le fait d un technicien confirmé, conforté et légitimé par un bon d intervention (BI) chez le client. Il procède à la coupure sans état d âme car il sait qu elle est la résultante d un long processus de recouvrement de créances qui a échoué. «Le SME, c est la règle. Si après un mois, la cliente ne règle pas et ne se manifeste pas, sous 8 jours, il y a coupure», «Le SMI dure un mois. On envoie un courrier avec accusé de réception pour l avertir qu on va résilier le contrat. Si on n a pas de nouvelle, on coupe» (conseillères clientèle). «Si vous avez un BI qui marque qu on coupe le client, on coupe le client. Il y a une procédure. On coupe en fonction du BI. Le client a déjà été relancé. Moi, on me dit de couper, je coupe (...) On a le droit de vous couper. Quand la lettre de relance arrive, les gens seront coupés. Je n ai pas à discuter, je le fais» (agent de petites interventions). * Le comportement «administratif» est caractéristique d une stratégie d évitement qu adopte l agent pour ne froisser ni sa hiérarchie ni son interlocuteur, en procédant à un report sys- 67

Flux n 58 Octobre - Décembre 2004 tématique de la décision litigieuse sur un tiers. L agent respecte la procédure, rappelle la loi et le règlement au client, et se conforme aux consignes données par l ordinateur. Il ne prend aucune initiative de son propre chef et cherche à se couvrir derrière des signatures, des justificatifs et, en cas de doute, face à une situation délicate à traiter, il fait appel à ses supérieurs, plus légitimes à statuer. Ce comportement est souvent adopté par un conseiller clientèle peu expérimenté. «Si le client nous agresse, on appelle la maîtrise. Mais on ne le fait pas tout le temps», «Si le client ne veut pas comprendre ou si on lui explique mal, j appelle la maîtrise et elle descend. C est aussi pour faire plus crédible», «Quand le client ne peut pas payer une facture trop importante, à partir de 700 euros, je téléphone à la maîtrise» (conseillères clientèle). «Avant, il y avait le service CLE (Compteur Libre Énergie). C était bien. Le client se responsabilisait lui-même. Ca coupait de son fait. Mais le CLE n était pas converti à l euro. Bon, ça va peut-être revenir avec le compteur à carte»(5). * Le comportement «empathique» est celui d un agent qui endosse le rôle de travailleur social. Face à l exposé d une situation délicate, il cherche une solution intermédiaire à la coupure prévue, quitte à détourner la règle. Il prend sous sa responsabilité d accorder un énième délai de paiement, de déposer un avis de coupure de 48 heures et de suivre personnellement le dossier de son client. La transgression des normes supposées encadrer les délais de paiement ou la coupure s exprime par le refus de procéder à une tâche dont le bien-fondé est remis en cause par l agent. «Moi je prends ma décision seule. Je préfère accorder un délai en deux fois plutôt que d étaler la dette. C est mieux pour tout le monde. Ici, il n y a pas de délai sans mensualisation. Mais des fois, le client, on sent qu il ne peut pas. Moi je ne raisonne pas pareil (que les autres agents)» (conseillère clientèle). «Des fois, c est un enfant qui ouvre la porte. Dans ces cas là, je laisse un papier disant que le client a 48 heures, comme si je ne les avais jamais vus» (technicien d intervention clientèle). «Une fois, une femme avait été au bureau d aides sociales qui s était trompé. Un mois était passé. Est-ce que je la coupe ou pas? Je ne l ai pas coupée. Mais il ne faut pas le dire, car je risque de me faire engueuler.» (technicien d intervention clientèle). «Si le client est là et qu il nous dit qu il a envoyé un chèque, moi, généralement, je lui fais confiance. Je garde le bon et j y retournerai moi-même. Ce n est pas prévu dans le protocole, mais j assure le suivi dans ces cas-là (...) C est du travail en plus, mais bon» (TIC). L arrangement est un accord circonstanciel passé entre deux personnes, en dehors de tout souci de généralisation. Cette transaction est plutôt confidentielle et ne fait référence à aucun règlement. Il repose sur un principe de confiance, qui est au cœur d une relation de service personnalisée. Lorsque l arrangement représente un intérêt partagé pour l entreprise comme pour le client, on peut penser qu une nouvelle forme de définition du service public est en train de se construire. D une façon générale, ces pratiques empathiques donnent en effet lieu à des stratégies individuelles de camouflage, de brouillage de l information, de déguisement de délais de paiement afin de ne pas avoir à supporter les récriminations des supérieurs. Ce détournement des règles est connu des cadres de l entreprise qui veillent au respect des quotas de production de chaque agent et il peut donner lieu à des sanctions plus ou moins sévères (reproches, évaluation défavorable, refus de mobilité,...). «Il y a des délais de paiement déguisés. Normalement, il y a un affichage délai de paiement pour l enregistrer, mais parfois le conseiller clientèle fait juste une annotation dans le dossier en disant que le client va régler à telle date. On le sait. C est un avertissement mais c est quand même un délai de paiement» (animatrice de groupe). Même si les agents adoptent différents comportements selon les circonstances, l effet de «génération» est relativement discriminant concernant ces profils types. Alors que les anciens «ouvriers» adoptent de façon dominante un comportement «procédurier»(6), le profil de l agent «empathique» correspond de manière tendancielle aux jeunes. Ces derniers revendiquent un savoir-faire plus technique et un savoir-être plus «humain» dans la relation de service qu ils opposent au travail «mécanique et standardisé» des plus anciens. «Les anciens ne sont pas mixtes comme nous. Nous, on fait tout, et ça irrite les anciens. On est jugé non pas par rapport au travail technique mais par rapport aux services, pour le même temps de travail qu un ancien. On doit vendre de l électricité et du gaz. L ancien n est pas commercial (...) Certains anciens mettent des fusibles et partent aussitôt sans contact avec le client» (TIC, 2 ans d ancienneté). «Il y a l esprit syndicaliste, l esprit ancien et l esprit des jeunes. Ce sont les jeunes qui sont en train de changer la philosophie par rapport au monde du travail. Moi j ai fait mon stage avec des jeunes. Ca m a fait du bien. Ca m a remis en question sur certaines choses» (API, 30 ans d ancienneté). 68

Note de recherche Les recherches de Marie Cartier sur les postiers étayent cette hypothèse: ils soulignent l existence de positions très différenciées entre les facteurs anciens et les jeunes surdiplômés pour lesquels «les ressources scolaires servent aussi bien à se défendre face à la hiérarchie qu à stigmatiser le discours des militants syndicaux qui leur apparaissent simplistes» (Cartier, 2003). Cette conception distincte des métiers entre anciens et jeunes serait-elle caractéristique des salariés d entreprises publiques en forte mutation? La charge de travail joue aussi en faveur ou non de l expression de pratiques empathiques en direction des clients débiteurs. L afflux d appels ou de clients au guichet contraint l agent à adopter un mode industriel de traitement de la clientèle. Dans ce cas, il se montre moins compréhensif et disposé à l arrangement avec des clients en situation d impayés, car il est soumis à un impératif de productivité et de rentabilité. De même, plusieurs techniciens justifient le strict respect des procédures par le fait qu il manque de temps «pour faire du social». «Le problème, c est le temps. Le temps de se garer, de voir les gens, de leur faire signer un papier. On n a pas le temps imparti pour jouer un rôle social en parole» (API). Par ailleurs, le comportement d un agent est aussi fonction de l image qu il souhaite véhiculer auprès de ses clients. À la question des différences de pratiques entre les agents, un technicien répond que «c est fonction de soi, de l image que l on veut se donner, de l image intérieure propre personnelle. (...) Nous, on n est pas des sadiques». In fine, la formation du jugement de l agent s appuie sur des outils de suivi du compte du client. Même si de manière officielle, «un client démuni est d abord un client» et requiert le même traitement selon un principe égalitaire, il est en réalité identifié par un indice de «qualité payeur», déterminé par l ordinateur en fonction de la régularité des paiements et du respect des délais des trois dernières factures. De 9 (bon client) à 0 (très mauvais client), cette notation permet d apporter des éléments d information objectivés à l agent. En décodant ainsi la situation particulière du client, en la traduisant pour l intégrer au dossier, l agent «rapproche les catégories du droit à des demandes singulières de personnes» (Weller, 1997). Il cherche à apporter une réponse prévue dans l appareil réglementaire, tout en gardant une marge de manœuvre qui lui permet de déroger à certaines règles jugées trop formelles. La dimension réglementaire et économique de la relation s efface alors au profit d une relation individualisée. Le client n est plus seulement assimilé à un indice de «qualité payeur», mais il est saisi à travers la spécificité de son histoire et la représentation qu il en donne. En accordant au client en difficulté un délai de paiement supplémentaire, en lui laissant davantage de temps pour régler sa dette, en l aiguillant vers les services et les associations compétentes, ces agents contribuent à définir le contenu d une politique solidaire, malgré les contraintes d efficacité et de rentabilité qui pèsent sur eux. Le contrôle des agents, un frein à la solidarité? Ainsi, les agents sont partagés entre des logiques différentes. D un côté, la solidarité institutionnalisée prend place dans un ensemble de dispositifs et de règlements normatifs. De l autre, la solidarité «réelle» résulte d un ensemble de micro-pratiques informelles qui s affranchissent des règles institutionnelles et ne donnent pas lieu à une reconnaissance valorisante de l organisation. «Chacun fait à sa sauce» dit-on, car la politique solidarité n a pas de réelle légitimité en interne, comme l affirme le chef d agence au moment de l enquête (2002-2003). «Il n y a pas d objectif solidarité. L objectif, c est de ne pas mettre en mauvaise situation un client qui a des soucis et d éviter les cumuls de factures qui nous pénalisent. L objectif, c est d être réactif, et cette réactivité est évaluée en termes de qualité de gestion» (chef de groupe gestion et correspondant solidarité de l agence clientèle). La solidarité n a sa place ni dans le cadre de l évaluation régulière des agences clientèle qui repose sur la satisfaction de la clientèle (ratios nationaux indépendamment de la localisation des agences) ni dans l appréciation des tâches des agents, lesquels sont rétribués et primés sur la vente de services rentables. C est donc en dérogeant aux contraintes réglementaires et gestionnaires que l agent peut concilier bons résultats économiques et devoir de solidarité, suivant des arbitrages qui lui sont propres. Dans la mesure où les agents sont valorisés par rapport à leur productivité, comment les sensibiliser davantage aux missions d accueil et d écoute des plus démunis? Faut-il leur accorder davantage de marge de manœuvre, en modifiant les moda- 69

Flux n 58 Octobre - Décembre 2004 lités d évaluation et de contrôle régulier de leurs tâches? Faut-il ajouter aux critères d évaluation économiques et aux quotas de services à vendre, des critères de solidarité? Cette question soulève une réflexion concernant la pertinence de ces critères: faut-il prendre en compte le nombre de Services Maintien de l Énergie proposés par agents, le temps passé à résoudre des situations complexes ou le nombre de clients démunis satisfaits? Comment prendre en compte la discrimination négative dont les employés des agences situées dans des zones à forte densité de populations pauvres font l objet? Faut-il, au contraire, construire et formaliser le bricolage des agents, réduire leurs marges d autonomie sur lesquelles repose toute négociation, au risque de réduire la relation de service à une procédure formelle ou mal adaptée? Faut-il reléguer le traitement des clients les plus pauvres à d autres instances décisionnelles comme le souhaiteraient certains cadres intermédiaires, au risque de créer des guichets à deux vitesses? Comment concevoir le rôle des correspondants solidarité énergie lorsqu ils sont aussi responsables de la trésorerie de l agence clientèle? La transformation des modes de management suscitée par la privatisation progressive de l entreprise doit conduire à davantage de transparence et d harmonie dans les pratiques professionnelles des agents et permettre une plus grande convergence autour des orientations et des valeurs fortes qu entend défendre l entreprise. Isolde Devalière sociologue Laboratoire des Mutations Techniques et Sociales CSTB 4 avenue du Recteur Poincaré 75782 Paris cedex 16 NOTES (1) Source: EDF-GDF Services (2002). (2) Selon la loi du 29 juillet 1998 d orientation relative à la lutte contre les exclusions, «toute personne ou famille éprouvant des difficultés particulières du fait d une situation de précarité a droit à une aide de la collectivité pour accéder ou pour préserver son accès à une fourniture d eau, d énergie et de services téléphoniques». Cette aide se traduit par l existence de fonds solidarité énergie, alimentés par EDF - GDF, l État et les collectivités territoriales. L aide attribuée consiste en une prise en charge totale ou partielle des factures impayées sous forme de subventions ou d avance remboursable selon la situation du demandeur. (3) Les données chiffrées datent de juin 2002. (4) Le technicien d intervention clientèle est l ancienne appellation de l agent de petites interventions. Tous deux sont chargés d intervenir chez les clients (pose de compteurs doubles (gaz / électricité), relèves, ouverture et fermeture des compteurs). Désormais, ils sont tous deux désignés comme des agents techniques clientèle. (5) Le Compteur Libre Énergie (CLE), système à prépaiement, permettait aux conseillers clientèle de ne pas avoir à prendre la décision embarrassante de couper le client en impayé car la coupure s effectuait dès que le CLE n était plus approvisionné. (6) Le comportement «procédurier» a été identifié de façon plus importante auprès des techniciens anciens, mais ces résultats seraient à conforter par une étude dans plusieurs agences clientèle. BAUBY P. (1997). Le service public, Flammarion, coll. «Dominos» CARTIER M. (2003). Les facteurs et leurs tournées, un service public au quotidien, Paris, La Découverte. COCHIN Y. et DUPONT E., 1995, La relation de service et la clientèle en difficulté, (Rapport HN - 51/95/003). Clamart, GRETS. COUTARD O. (1999). Préserver l accès aux services de première nécessité, in «Les institutions face au débordement social», Informations sociales, n 76, pp. 18-27. DEVALIERE I. (2003). Impératif de rentabilité et devoir de solidarité: une injonction contradictoire? Le cas des agents EDF GDF Services. Mémoire de DEA, IUP, Université Marne-la- Vallée. DUBOIS V. (1999). La vie au guichet. Relation administrative et BIBLIOGRAPHIE traitement de la misère, Paris, Économica. KIRSBAUM T. (2000), Modernisation des services publics et éclatement de la ville sous le regard des chercheurs, (Rapport PUCA n F99-48), Paris. ROSENBERG S (2000). Agents et bureaux de poste dans les quartiers sensibles, in «La Poste et ses territoires», Flux, n 42, pp. 35-42. SIBLOT Y. (2003). Les relations de guichet: interactions de classes et classements sociaux, in «Lien social et Politiques - RIAC», n 49, pp. 183-190. WELLER J.-M (1996/97). Le travail bureaucratique, Déplacements / Résistances, in «Travail», n 36/37. WELLER J.-M. (1998). La modernisation des services publics par l usager : une revue de littérature (1986-1996) in «Sociologie du travail», n 3. 70