Le livre d André Babeau : «Les Européens et leur épargne» est un ouvrage important à plus d un titre.

Documents pareils
Épargne et investissement. L épargne...

Les questions relatives aux finances publiques, longtemps réservées aux spécialistes, sont

La situation financière des SNF françaises Quelques éléments de diagnostic élaborés à partir des comptes nationaux

Les durées d emprunts s allongent pour les plus jeunes

OBSERVATOIRE DE L EPARGNE EUROPEENNE

UNE FISCALITE DEFAVORABLE AU FINANCEMENT DES ENTREPRISES ET QUI AFFECTE LEUR COMPETITIVITE

Editorial. Chère lectrice, cher lecteur,

L équilibre Ressources Emplois de biens et services schématisé par une balance

Mesure du surendettement en Europe

Perspectives économiques régionales Afrique subsaharienne. FMI Département Afrique Mai 2010

Actifs des fonds de pension et des fonds de réserve publics

POUVOIR D ACHAT : la condition de vie des travailleurs

DES PAROLES ET DES ACTES : LES 4 MENSONGES DE MONSIEUR LENGLET

Recommandation de RECOMMANDATION DU CONSEIL. concernant le programme national de réforme du Luxembourg pour 2015

Annexe - Balance des paiements et équilibre macro-économique

Les comptes nationaux et le SEC 2010

Les perspectives économiques

«La France d après», c est un clin d œil au slogan de Nicolas Sarkozy lors de la campagne présidentielle de Il ne s agira pas cependant ici de

ECONOMIE. DATE: 16 Juin 2011

Le Québec en meilleure situation économique et financière pour faire la souveraineté

Comprendre les enjeux actuels. et les defis futurs. Carine Bouthevillain Gilles Dufrenot. Philippe Froute Laurent Paul. Preface de Michel Bouvier

L indice de SEN, outil de mesure de l équité des systèmes éducatifs. Une comparaison à l échelle européenne

Comment va la vie en France?

Partie 2 : Qui crée la monnaie?

LE DOLLAR. règne en maître, par défaut

Table des matières. Le long terme Partie II. Introduction Liste des figures... Liste des tableaux...

RETRAITES : Y A-T-IL UNE SOLUTION IDÉALE EN EUROPE POUR UN AVENIR?

LES FACTEURS DE FRAGILITE DES MENAGES

Âge effectif de sortie du marché du travail

LES SIIC. Pierre Schoeffler Président S&Partners Senior Advisor IEIF. Étude réalisée par. Les SIIC et la retraite 1

L assurance française : le bilan de l année 2012

L ÉTAT QUÉBÉCOIS STRUCTURE ET TAILLE DE L ÉTAT LA DETTE. L'Observatoire de l administration publique - ENAP Été 2008

Taux d épargne, le paradoxe franco- britannique

Quelle part de leur richesse nationale les pays consacrent-ils à l éducation?

Bienvenue dans votre FIBENligne

LA CONNAISSANCE DES COMPTES FINANCIERS ET NON FINANCIERS DES ACTEURS FINANCIERS

Débat participatif. La vie chère. «Les Français n ont pas seulement le sentiment, mais la démonstration, que leur pouvoir d achat baisse»

Crédit hypothécaire : croissance durable

Epargne et investissement

Le besoin d épargne retraite en Europe

Les ménages et le crédit

RAPPORT D'EXPERT SUR LE COÛT DE LA DETTE FINANCIÈRE BANQUE NATIONALE

POL Introduction à l'économie politique des relations internationales Travaux pratiques (un des trois TP au choix à faire en équipe)

CHAPITRE VI - LES SOLDES COMPTABLES ET LES INDICATEURS DE REVENU

Compétitivité française : Quelques constats

SÉNAT PROPOSITION DE LOI

Études. Des effets de la réglementation des produits d épargne sur le comportement de placement des ménages

Régimes publics de retraite État de la situation. Perspectives des différents régimes publics de retraite. Plan

Compte d exploitation Assurance vie collective.

Détention des crédits : que nous enseignent les évolutions récentes?

Le patrimoine des ménages retraités : résultats actualisés. Secrétariat général du Conseil d orientation des retraites

Réunions publiques janvier Présentation du Débat d Orientation Budgétaire

12. Le système monétaire

Nouvellesperspectives politiqueset économiques en Europe

Observation et Conjoncture Économique. Économie Nationale approche par les revenus

Économie et démographie

REGARDS SUR L ÉDUCATION 2013 : POINTS SAILLANTS POUR LE CANADA

Nécessité d un «électrochoc» fiscal

DU CERCLE DE L EPARGNE, DE LA RETRAITE ET DE LA PREVOYANCE

ROYAUME DU MAROC OFFICE DES CHANGES

la voie bilatérale reste la meilleure option

ANNEXE VII EFFETS MACROECONOMIQUES DE LA REFORME PIECE JOINTE N 2 SIMULATIONS REALISEES A PARTIR DU MODELE MACROECONOMETRIQUE MESANGE

AVIS N 68 DU BUREAU DU CONSEIL DE L EGALITE DES CHANCES ENTRE HOMMES ET FEMMES DU 14 FEVRIER 2003, RELATIF AU TRAVAIL AUTORISÉ POUR LES PENSIONNÉS :

Note d actualité : Analyse de la loi de finances 2013

Étude Patrimoniale Document de collecte d informations. Votre conjoint. Vous. Vos proches. Date de l entretien... DOSSIER

Eco-Fiche BILAN DE L ANNEE 2012 QUELLES PERSPECTIVES POUR 2013? 1

L essentiel sur. Le crédit immobilier

LA COMPOSITION DES PLANS D ÉPARGNE EN ACTIONS (PEA) À FIN DÉCEMBRE 1997

Lecture commentée du rapport 2004 de la Banque Nationale

Pouvoir d achat Revenu mensuel en Autriche. Tableau: Revenu mensuel en Autriche Valide au 31 mars 2009

Les perspectives mondiales, les déséquilibres internationaux et le Canada : un point de vue du FMI

75 ANS D HISTOIRE EN CHIFFRES :

à la Consommation dans le monde à fin 2012

Comité du développement et de la propriété intellectuelle (CDIP)

Épargne et investissement. L épargne...

Endettement des jeunes adultes

Simulation d impact de l augmentation des salaires du personnel de l administration publique et du SMIG et du SMAG dans le secteur privé

Les dépenses et la dette des ménages

RAPPORT FINAL. Étude sur la littératie financière chez les jeunes POR #

L Equilibre Macroéconomique en Economie Ouverte

Moyen terme

BASE DE DONNEES - MONDE

Une étude de différentes analyses réalisées par le BIT

Chapitre 3. La répartition

QUELLE DOIT ÊTRE L AMPLEUR DE LA CONSOLIDATION BUDGÉTAIRE POUR RAMENER LA DETTE À UN NIVEAU PRUDENT?

POURQUOI LE GABON A-T-IL BESOIN DE STATISTIQUES FIABLES?

Le creusement des inégalités touche plus particulièrement les jeunes et les pauvres

Dans la plupart des économies avancées, les prix immobiliers ont fortement

Institut National de la Statistique - Annuaire Statistique du Cameroun Chapitre 26 : LE CAMEROUN DANS LA ZONE CEMAC

LES RETRAITES. Dossier d information. Avril 2010

Stratégie d assurance retraite

Y A-T-IL UNE EXCEPTION FRANÇAISE DES COMPORTEMENTS D EPARGNE?

LA MONNAIE, LE CHANTIER DE LA DÉCENNIE

Approches macroéconomique et fiscale. Introduction à la première partie... 14

Le build-up est-il la solution?

Les caractéristiques du secteur bancaire français

Transcription:

Préface Le livre d André Babeau : «Les Européens et leur épargne» est un ouvrage important à plus d un titre. Il est important d abord parce qu il propose un cadre méthodologique nouveau pour l étude des phénomènes de l épargne. On a longtemps considéré l épargne financière comme le résidu d une équation de valeurs «réelles» où l épargne financière était égale au revenu disponible diminué de la consommation et de l investissement physique. Cette conception a imprégné la pensée économique entre les deux guerres, elle a perduré jusqu aux années 1980 et explique encore maintes imperfections de nos appareils statistiques. A cette manière de voir, le Professeur Babeau oppose une conception beaucoup plus large, celle du «Tableau de financement» dérivé de la comptabilité nationale. Il s agit, pour une année donnée, de placer en face de l ensemble des ressources d un agent considéré (revenu disponible mais aussi crédits nouveaux souscrits au cours de la période), l ensemble de ses emplois (investissements physiques, placements financiers mais aussi remboursements de dettes). Ce cadre constitue beaucoup plus qu un changement méthodologique. Il représente une nouvelle approche adaptée à la réalité et à la complexité du monde actuel dans lequel les variables «réelles» et «financières» interagissent de façon plus étroite. Le cadre proposé permet, en particulier, de réintroduire pleinement l accès au crédit dans l explication des comportements de consommation, d investissement et de placements financiers. En appréhendant globalement ressources et emplois, la méthode retenue par M. Babeau ne privilégie a priori aucune relation de causalité : elle est donc «ouverte» à l analyse des comportements des agents économiques et, en particulier, des ménages. Elle trace, ainsi, des perspectives nouvelles et prometteuses pour la compréhension des phénomènes d épargne. Cette dernière, loin d être un simple résidu, peut être influencée par la plus ou moins grande facilité d accès au crédit, ou par la masse des remboursements des dettes anciennes. A cet égard, le montant des amortissements d'emprunts est, dans certains cas, si contraignant qu il peut forcer l épargne à la hausse et faire de la consommation un résidu Mais l avancée méthodologique proposée par le professeur Babeau ne s arrête pas à la définition d un cadre conceptuel cohérent. Elle répond aussi aux problèmes posés par les lacunes des comptes nationaux. A cet égard, une des faiblesses de l appareil statistique des pays européens procède de leur relative inaptitude à passer du taux d épargne brut au taux d épargne net. L auteur insiste, à juste titre, sur la nécessité de mieux appréhender la notion, essentielle, 1

de consommation du capital, afin de mieux cerner l accumulation nette de capital. Il est indispensable, à cet égard, comme le souligne M. Babeau, que l on parvienne en Europe à isoler statistiquement l épargne brute et l épargne nette. Les présentations statistiques actuelles ne le permettent pas et les comparaisons de pays à pays donnent trop souvent lieu, de ce fait, à des contresens majeurs. De même, M. Babeau souligne la méconnaissance des transactions sur les logements anciens, le manque d informations sur les remboursements d emprunts et l ignorance des plus values réalisées. Enfin, passant de la comptabilité nationale en flux à la comptabilité patrimoniale en stocks, M. Babeau énonce les défis majeurs qui se posent à Eurostat et aux systèmes statistiques des pays européens. Il souligne, en particulier, la pauvreté des comptes de patrimoine non financiers (terres, terrains, logements, patrimoine professionnel des entrepreneurs individuels), l extrême divergence des méthodes d évaluation des actions non cotées ainsi que la nécessité de mieux appréhender les réévaluations d actifs. Nous devons à M. Babeau d avoir identifié ces faiblesses statistiques et de proposer, à l intérieur d un cadre harmonieux, des actions précises qui permettraient, si elles étaient sérieusement engagées, de parvenir à une évaluation cohérente des comptes de flux et de stocks à travers l Europe. M. Babeau souligne l urgence d entreprendre et de mener à bien ces chantiers pour parvenir d ici 2005 à des résultats satisfaisants. o0o Tels sont les enjeux et les défis méthodologiques. Mais l ouvrage de M. Babeau présente une autre dimension dont l importance est considérable. Malgré les imperfections statistiques dénoncées, l auteur en utilisant le cadre macroéconomique existant et toute une série d études -notamment celles de l Observatoire de l épargne européenne-, présente des vues éclairantes sur l épargne des ménages en France, en Europe et aux Etats-Unis. Ces observations sont riches et percutantes. Elles confirment parfois des impressions instinctives. Mais elle vont aussi souvent à l encontre des idées reçues. 2

Du côté des confirmations, on relève que les ménages européens épargnent naturellement davantage (11 % de leur revenu brut disponible) que les Américains (6 %) qui recourent plus lourdement au crédit (10 % du revenu disponible contre 7 % en Europe). Il est aussi intéressant de constater que les ménages européens consacrent globalement à leurs investissements et à leurs placements financiers une part significativement plus élevée (18 à 20%) de leur revenu disponible que ne font les Américains (16 %). Ce qui est moins connu, c est que, du point de vue de l importance relative des ressources et des emplois, les écarts sont plus importants au sein de l Union Européenne qu entre l Europe et les Etats-Unis. Ainsi, les ménages aux Pays- Bas -qui empruntent et épargnent beaucoup- consacrent à l investissement et aux placements financiers près de 36 % de leur revenu disponible à la différence de l Autriche qui se trouve à l opposé du spectre (16 %). Passant des flux au patrimoine, les constatations sont également intéressantes. Dans une étude passionnante sur l évolution des patrimoines des ménages en France et aux Etats-Unis au cours d une période de près de trente ans (1969-1998), l auteur fait ressortir des observations dont certaines ne sont guère «reçues» : Le patrimoine non financier des ménages (logements en particulier) joue, dans la croissance, un rôle au moins aussi important aux Etats-Unis qu en France. Voilà qui met à mal l idée selon laquelle le patrimoine financier était la «locomotive» de la croissance Outre-Atlantique plus qu en France ; Si, depuis trente ans, les patrimoines des ménages croissent légèrement plus vite aux Etats-Unis qu en France (2,98 % en taux annuel contre 2,70 %), c est essentiellement du fait de la revalorisation réelle des actifs beaucoup plus forte Outre-Atlantique, revalorisation elle-même due à une moindre inflation. On observe, du reste, curieusement, que les patrimoines non financiers sont, sur la période étudiée, à l origine de 70 % des plus-values réelles aux Etats-Unis. Quant à la comparaison des patrimoines financiers en Europe au cours des cinq dernières années, l auteur met en lumière des constatations qui donnent à réfléchir : sur cette période, la croissance moyenne des patrimoines financiers est, dans tous les cas, supérieure à celle du revenu disponible ; 3

mais cette progression est inégale (11 à 12 % en Finlande et en Espagne, 5 à 6 % en Allemagne et en Italie, la Belgique et la France se trouvant dans une zone intermédiaire de 8 à 10 %) ; l accélération de la croissance réelle des patrimoines, assez généralement observée au cours de la dernière décennie, est due en grande partie à la part plus grande prise par les plus values latentes dans cette croissance ; si la part importante de l endettement consacré à l acquisition d actifs a toujours été un élément caractéristique des ménages américains, l auteur montre que le ménage européen (à l exception peut-être des Français et surtout des Italiens) est en train de rattraper, de ce point de vue, son homologue d Outre-Atlantique : ainsi, rapporté à leur patrimoine brut total, le passif des ménages allemands atteint 16 % en 1999, soit un pourcentage proche de celui des Etats-Unis (18,5 %) alors que trente ans auparavant, 5 points d écart séparaient les deux pays ; de fait, la croissance de l endettement des ménages européens par rapport à leur revenu disponible est une des observations les plus saisissantes faites par M. Babeau. Sait-on que le passif total des ménages des Pays-Bas, du Royaume-Uni, de l Allemagne dépassait, en 1999, 100 % leur revenu disponible alors qu il n était que de 93 % aux Etats-Unis? Ceci amène M. Babeau à se pencher sur une question un peu provocante et rarement posée dans ces termes : «La zone Euro vit-elle au-dessus de ses moyens?» L idée reçue est que la zone Euro -dont la balance des paiements avec l extérieur est globalement équilibrée- est un modèle face aux Etats-Unis dont le déficit courant (3 à 4 % du PIB) est le signe d une grave insuffisance d épargne. M. Babeau nous montre, dans un chapitre remarquable dont je recommande la lecture à ceux qui s intéressent au «bouclage financier mondial», que la réalité est plus complexe. On observe, tout d abord, que le solde des transactions courantes de la zone euro est en léger déficit en 2000 : 28 milliards d euros. Mais l existence de ce besoin de financement n a pas empêché une progression massive des investissements de portefeuille effectués par les Européens à l extérieur (120 milliards d euros contre 42 en 1999) notamment sous forme d achats d actions aux Etats-Unis. Simultanément, il a fallu continuer de financer des investissements directs nets d'entreprises européennes en dehors de la zone (23 milliards d'euros). 4

Il en résulte qu'en 2000, pour financer le déficit courant et les flux de sorties nettes de capitaux européens, la zone a dû recourir aux crédits bancaires en provenance de l extérieur à hauteur de 132 milliards d euros (dont 80 % sous forme de crédits à court terme). Cette situation a sans doute contribué à l affaiblissement de l euro face au dollar. Mais elle pose des questions plus fondamentales auxquelles M. Babeau invite à réfléchir. Si la zone euro avait réussi à attirer davantage de capitaux (sous forme notamment d investissements directs), son besoin de financement extérieur aurait été moindre et la position de l euro plus stable. Et surtout, pourquoi l Europe -dont le taux de croissance de la productivité est inférieur à celui des Etats-Unis- est-elle moins attrayante? N y a-t-il pas là l indication que des réformes structurelles destinées à faciliter le libre jeu du marché sont devenues indispensables. Certes, les Etats-Unis semblent vivre au-dessus de leurs moyens dans la mesure où leur déficit courant est considérablement plus élevé que celui de l Europe. Mais ce déficit est largement financé par des capitaux stables notamment d investissements directs. Dans un monde globalisé où les capitaux circulent librement, on peut aussi considérer que si l épargne mondiale se concentre durablement sur une économie attrayante -qui, au demeurant, est la seule à détenir le privilège d émettre la monnaie dans laquelle elle s endette- c est là plus un signe de succès et d ouverture sur le monde que celui d un déséquilibre structurel. L épargne européenne est un sujet central, au coeur de la problématique de la croissance économique future de notre continent. L ouvrage de M. Babeau est un guide irremplaçable pour mieux la connaître, la comprendre et -osons l espérer- la promouvoir. J. de Larosière Membre de l Institut 5