Synthπse des travaux. 3 es Rencontres parlementaires sur la Santé au travail Le bien - etre au travail, un défi dans la crise. Mercredi 10 avril 2013



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Transcription:

Synthπse des travaux 3 es Rencontres parlementaires sur la Santé au travail Le bien - etre au travail, un défi dans la crise Mercredi 10 avril 2013 Maison de la Chimie Présidées par Régis Juanico, député de la Loire Jean-Frédéric Poisson, député des Yvelines

Remerciements Régis Juanico et Jean-Frédéric Poisson, remercient Jean-Denis Combrexelle, directeur général du Travail pour son introduction, Olivier Torrès, professeur à lʼuniversité de Montpellier et chercheur associé à lʼem Lyon, pour son allocution lors du déjeuner,, journaliste, pour en avoir animé les débats, et leur collègue Martine Pinville, députée de la Charente, ainsi que lʼensemble des intervenants qui par leur expertise et leur contribution aux débats ont concouru au succès de cette manifestation. Ces Rencontres ont également été rendues possibles grâce au soutien et à l implication de ses partenaires : AbbVie Groupe APICIL SECAFI

Sommaire Débats animés par, journaliste OUVERTURE DES RENCONTRES 1 Régis Juanico* Député de la Loire Jean-Frédéric Poisson 3 Député des Yvelines INTRODUCTION 5 Jean-Denis Combrexelle Directeur général du Travail, ministère du Travail, de lʼemploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social SESSION I 7 LA SANTÉ AU TRAVAIL, UN ENJEU DE SANTÉ PUBLIQUE? Les obstacles à la santé au travail 8 Alexandre Jost Président fondateur de la Fabrique Spinoza, think tank du bien-être citoyen Prévention et accompagnement : 10 quel doit être le rôle de la médecine du travail de demain? Pr Michel Debout* Professeur de médecine, président de lʼassociation Bien-être et société Passer dʼune logique de santé au travail à une dynamique travail/santé : 12 quelle démarche syndicale? Jean-François Naton Vice-président de la commission Accidents du travail-maladies professionnelles, CNAMTS Comment maintenir dans lʼemploi des salariés atteints de maladies chroniques? 13 Alexandra Moutet Directrice des Initiatives stratégiques de santé, AbbVie Europe de lʼouest et Canada Les actions de lʼinrs en prévention en santé au travail à destination des PME 15 Stéphane Pimbert Directeur général de lʼinstitut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS) Les services de santé au travail sont seuls au contact de tous les salariés, 17 il leur faut une gouvernance adaptée Bernard Salengro Médecin du travail, secrétaire national du Pôle Santé au travail de la CFE-CGC En quoi lʼévolution législative de la santé travail a renforcé lʼapproche santé publique? 19 Comment renforcer la formation des acteurs? Paul Frimat Professeur des universités, praticien hospitalier au CHRU de Lille, président de lʼistnf (Institut de santé au travail du nord de la France)

La prévention 21 Martine Pinville Députée de la Charente, rapporteure du projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2013, chargée du médico-social, secrétaire nationale du Parti socialiste en charge de la Santé DÉBATS 22 SESSION II 25 BIEN-ÊTRE ET PERFORMANCE : SE SENTIR BIEN POUR TRAVAILLER MIEUX? De la santé au travail à la qualité de vie au travail : 26 comment modifier lʼorganisation du travail? Le rôle des managers Henri Forest Secrétaire confédéral, Confédération française démocratique du travail (CFDT) La place des managers de proximité dans la crise de lʼemploi 28 et dans la crise du travail. Quʼattendons-nous dʼeux? Hervé Lanouzière Directeur général, Agence nationale pour lʼamélioration des conditions de travail (Anact) Présentation des réflexions du groupe sur la santé au travail 30 et premières ébauches de propositions Charlotte Duda Présidente de la commission Santé, Association nationale des directeurs de ressources humaines (ANDRH) Les solutions proposées dans le livre blanc APICIL sur les questions de santé au travail 32 Thomas Perrin Directeur général adjoint Développement, groupe APICIL Revisiter le droit du travail 33 Jean-Emmanuel Ray* Professeur à lʼuniversité Paris 1 Panthéon-Sorbonne Faire des CHSCT un lieu de débat sur le travail : 34 amélioration de la relation dirigeants / salariés François Cochet Directeur des Activités Santé au travail, SECAFI Les nouvelles formes de travail pour concilier bien-être individuel 36 et performance collective? Patrick Lévy Waitz Président de lʼinstitut du temps géré (ITG) La santé au travail : un enjeu comportemental et relationnel 38 Éric Albert Médecin-psychiatre, spécialiste du changement comportemental en entreprise DÉBATS 39

CLÔTURE DES RENCONTRES 41 Régis Juanico* Député de la Loire Jean-Frédéric Poisson 42 Député des Yvelines DÉJEUNER-DÉBAT autour dʼolivier Torrès, professeur à lʼuniversité de Montpellier 43 et chercheur associé à lʼem Lyon, auteur du livre «La santé du dirigeant : de la souffrance patronale à lʼentrepreneuriat salutaire» *Synthèse des propos non validée par son auteur (intervention liminaire et échanges avec la salle

Animation des débats Diplômé de Sciences-Po Paris, est animateur, journaliste en presse professionnelle (groupe Moniteur) et audiovisuelle grand public (TF1). Il a travaillé pour «Le Figaro Économie», «60 millions de consommateurs», «LSA», «Le Particulier», «Stratégies», «Le Courrier des maires» ou «Liaisons sociales». est lʼauteur dʼouvrages dont le dernier, sur la pratique de lʼinterview pour un porte-parole.

Ouverture des Rencontres Régis Juanico Député de la Loire Député de la Loire depuis juin 2007, Régis Juanico est également membre du Groupe dʼétudes sur la pénibilité du travail et les maladies professionnelles à lʼassemblée nationale et conseiller général de la Loire. Membre de la Mission dʼinformation parlementaire de la Commission des affaires sociales sur les risques psychosociaux en mai 2011, Régis Juanico a également été co-rapporteur de la Mission dʼinformation sur la pénibilité dans les petites entreprises et membre de la Mission dʼinformation parlementaire sur la pénibilité au travail en 2008. Trésorier du Parti socialiste et ancien président national du Mouvement des jeunes socialistes, Régis Juanico a successivement travaillé au cabinet du ministre de la Défense, à la Délégation interministérielle aux restructurations de défense, à lʼagence nationale pour lʼamélioration des conditions de travail, avant de devenir attaché territorial à la Direction des ressources humaines de la région Rhône-Alpes., journaliste Bonjour à tous. Notre matinée de débats durera jusquʼà 12 h 30. Près de 20 experts ou témoins se relaieront à la tribune. Quant à moi, jʼanimerai vos échanges. Je laisse la parole à Régis Juanico, qui est lʼinstigateur de ces Rencontres parlementaires. Régis Juanico Bonjour à toutes et à tous, merci beaucoup. Je suis très heureux du fait que les 3 es Rencontres parlementaires sur la Santé au travail aient pour thèmes le bien-être et la qualité de vie au travail. Avant de devenir député de la Loire, jʼai eu une vie professionnelle, en partie à lʼagence nationale pour lʼamélioration des conditions de travail (Anact). À lʼépoque, jʼavais été recruté comme chargé de mission pour mettre en place la Semaine de la qualité de vie au travail, en 2003. À cette période, tout était à construire, avec les partenaires sociaux (qui siègent au conseil dʼadministration de lʼanact) et les acteurs qui ont forgé ce concept. Ce concept sʼest progressivement développé. Les partenaires sociaux sʼen sont emparés. Il est devenu un objet de négociations interprofessionnelles entre partenaires sociaux, et jʼen suis fort satisfait. Trente ans après les lois Auroux, qui ont instauré des droits aux salariés dans les entreprises, je suis content que nous ayons choisi ce thème, car je pense que trop souvent, les questions de travail sont occultées par les questions dʼemploi. Après la Conférence sociale de juillet 2012, une grande négociation sur la qualité de vie au travail et lʼégalité professionnelle entre les hommes et les femmes a été lancée. Cette négociation avait été mise entre parenthèses pendant les discussions sur lʼaccord national interprofessionnel sur la sécurisation de lʼemploi. À présent, cette négociation, même si elle reste plus difficile et plus longue que prévu (à cause de la diversité des sujets abordés), reprend ses droits. Je pense que notre matinée de débats pourra alimenter la réflexion en la matière. 1

La qualité de vie au travail constitue un facteur de performance économique et social. Il sʼagit dʼun facteur de compétitivité. La qualité de vie et le bien-être au travail représentent un facteur clé, dans cette mesure. Dʼailleurs, dans un document préparatoire à la négociation sur la qualité de vie au travail, lʼanact avait expliqué que cette qualité dépendait des dispositions permettant de concilier lʼamélioration des conditions de travail et de vie des salariés avec la performance collective de lʼentreprise. La notion de qualité de vie au travail est difficile à appréhender, car elle renvoie à de multiples dimensions. La qualité de vie au travail fait référence à la qualité de lʼenvironnement physique de travail, à la qualité du contenu du travail (en termes de responsabilités, dʼautonomie, de diversité des tâches, etc.), à la possibilité de réalisation de soi, de développement professionnel, dʼévolution, de développement des compétences, de la formation et de la sécurisation des parcours professionnels. La qualité de vie au travail renvoie aussi à la qualité des relations sociales au sein de lʼentreprise, comme à la qualité du dialogue social (reconnaissance du travail fourni, association des salariés aux décisions prises). Enfin, la qualité de vie au travail renvoie aux questions relatives à la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale. Ce point concerne les horaires de travail, le rythme de travail, le mode de garde des enfants, les transports, etc. La notion dʼorganisation du travail est au cœur de la qualité de vie au travail. Lʼorganisation du travail doit permettre dʼimpliquer et de mieux associer les salariés dans leur activité. À ce sujet, des exemples peuvent être donnés par rapport à des pratiques instituées au Québec ou en Norvège, où les salariés sont systématiquement associés aux réorganisations de leur entreprise. Parmi les facteurs des risques psychosociaux figurent principalement les nouveaux modes dʼorganisation du travail. Lʼintensification du travail et lʼexigence de productivité entraînent une dilution collective du travail, avec le management par le stress, le management top down, etc. Ce mode de direction implique la mise en concurrence des salariés, notamment dans leur mode dʼévaluation. Lʼenjeu des discussions que nous devons avoir en particulier consiste donc à savoir comment recréer, dans lʼorganisation du travail et à tous les niveaux dans lʼentreprise, des espaces de dialogue collectif, de lʼautonomie salariale, de la discussion, de lʼinitiative salariale et de lʼécoute managériale. Il sʼagit dʼassocier les salariés à leur propre organisation du travail et de leur donner une marge de manœuvre. Dʼautres points seraient à aborder, comme celui de la formation, notamment des managers de proximité. Il est nécessaire de sʼinterroger sur lʼévaluation de ces managers et de prendre en compte les critères qualitatifs (conduite transversale des projets, etc.). Les CHSCT, même sʼils ne sont pas encore légitimes dans certaines entreprises et que leur pouvoir doit être augmenté, demeurent un lieu de dialogue social privilégié, au plus près des situations de travail. Nous devons nouer un dialogue social territorial. Ce sont là les éléments de réflexion sur lesquels nous serons attentifs en vous écoutant ce matin. Merci bien pour votre introduction. Je passe la parole à Jean-Frédéric Poisson. 2

Ouverture des Rencontres Jean-Frédéric Poisson Député des Yvelines Député des Yvelines élu en 2007 et réélu en 2012, Jean-Frédéric Poisson est secrétaire national de lʼump en charge de lʼemploi, depuis 2009, et vice-président du Parti Chrétien Démocrate. Président de la communauté de communes Plaines et Forêts dʼyvelines, il est en 2008, le premier adjoint au maire de Rambouillet, chargé de lʼurbanisme. Directeur de cabinet de madame Christine Boutin entre 1994 et 2004, il est président-directeur général dʼun cabinet de conseil en organisation et ressources humaines de 2004 à 2007. Il est également lʼauteur en 2008 dʼun rapport «Prévenir et compenser la pénibilité au travail» à lʼassemblée nationale. Bonjour à tous, merci beaucoup. Je ferai quatre remarques assez brèves à propos du thème de notre Rencontre. En premier lieu, je souhaiterais constater le fait que pour la plupart des acteurs de la société, le bienêtre au travail constitue un nouvel objet, bien que la thématique ne soit pas nouvelle, puisque la culture syndicale sʼest forgée autour de lʼamélioration des conditions de travail. Lʼélément nouveau dans cette approche est lʼattente dont ce thème fait lʼobjet chez les jeunes générations qui entrent sur le marché du travail. Pour celles-ci, la qualité de vie en général, et la santé en particulier sont devenues une priorité. Par conséquent, cet élément est devenu stratégique pour les entreprises. Dans les entreprises dans lesquelles, traditionnellement, les conditions de travail sont rudes (chimie, métallurgie, fonderie, etc.), cette thématique existe depuis assez longtemps. Partout ailleurs, avec lʼémergence des risques psychosociaux, on attend de plus en plus que les conditions de travail soient optimales. Cet objet de la santé au travail est nouveau. Nous avons donc du mal à lʼappréhender, à le traiter comme il se doit, à y consacrer le temps et les moyens nécessaires. Cʼest une des raisons pour lesquelles il existe un certain malentendu sur cette question, en particulier concernant les risques psychosociaux. Les contraintes physiques relatives aux postes de travail sont bien identifiées, mais lʼémergence de la partie psychologique de la santé perturbe les acteurs sociaux traditionnels. La formation de ces acteurs est donc importante. Nous devons même inclure cette question dans les programmes initiaux des grandes écoles commerciales et dʼingénieurs. Des modules obligatoires de relations sociales, de relations humaines, de psychologie et de philosophie devraient être imposés. Ces modules devraient préparer des jeunes qui, quelques années après leurs études, peuvent être amenés à diriger des équipes importantes sur des projets complexes. Les partenaires sociaux et les représentants du personnel doivent aussi être formés à ce sujet. Lʼinstance représentative du personnel la plus importante sera le CHSCT. À ce jour, il en manque entre un tiers et un quart, selon les années, et en fonction des entreprises qui devraient en être dotées. Lorsquʼils existent, les CHSCT ne fonctionnent pas forcément de manière satisfaisante. Le CHSCT est pour lʼinstant un lieu dʼaffrontement, plutôt quʼun lieu de discussion. 3

Nous aurons lʼoccasion, dans quelques mois, de faire le point sur lʼapplication de la circulaire relative à la médecine de travail. Nombre de réponses aux questions relatives à la santé au travail se trouvent dans la médecine du travail et son bon fonctionnement. Merci à vous. Jean-Denis Combrexelle, vous représentez le ministère du Travail. 4

Introduction Jean-Denis Combrexelle Directeur général du Travail, ministère du Travail, de lʼemploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social Directeur général du Travail depuis août 2006, Jean-Denis Combrexelle est en charge des questions liées à la réforme du marché du travail ainsi que du suivi du dialogue social et de la négociation collective. Directeur des Relations du travail de janvier 2001 à août 2006, il a exercé entre 1995 et 2001 les fonctions de directeur adjoint des Affaires civiles et du Sceau au ministère de la Justice, de rapporteur général de la Commission pour les simplifications administratives au Secrétariat général du Gouvernement et de commissaire du Gouvernement devant les formations contentieuses du Conseil dʼétat. Jean-Denis Combrexelle a débuté sa carrière en 1978 en tant quʼattaché dʼadministration centrale au ministère de lʼindustrie. Bonjour. Nous devons nous féliciter du fait que ces 3 es Rencontres parlementaires sur la Santé au travail aient lieu. Concernant les liens existants entre la santé publique et la santé au travail, la question des maladies professionnelles revêt une importance fondamentale. Lʼentreprise, par son organisation, peut être un levier en matière dʼamélioration de la santé publique. Le droit du travail sʼest construit sur des questions de santé publique. Progressivement, pour de multiples raisons, le milieu professionnel sʼest tenu à lʼécart des évolutions en matière de santé publique. Finalement, le basculement sʼest opéré autour des années 2000, où un lien nécessaire a été établi entre santé au travail et santé publique. Une série de plans est donc apparue, concernant lʼenvironnement, la santé au travail, le cancer, etc., tissant ce lien manifeste entre santé publique et santé au travail. Dʼune certaine façon, la justice elle-même a consacré cette évolution, à travers la notion dʼobligation de sécurité en matière de santé publique. Si ce lien est nécessaire, lʼexigence dʼefficacité implique une prise en compte de la spécificité de la santé au travail. Il faut prendre en considération le rôle éminent des partenaires sociaux, des instances comme le CHSCT, des entreprises, des institutions spécifiques comme lʼanact et de la négociation sur la qualité de la vie au travail. La santé au travail est un élément de santé publique, mais elle dispose de ses propres caractéristiques et spécificités. Le lien entre la santé publique et la santé au travail est la médecine du travail. Cependant, le passage de la santé au travail à la santé publique, avec comme acteur principal le médecin du travail, nʼest pas si évident. Sʼagissant du lien existant entre lʼemploi et la santé au travail, une analyse approximative montrerait lʼexistence dʼune opposition entre les conditions de travail et lʼemploi. Nʼoublions pas que la cause essentielle de souffrance des actifs est le chômage. La compétitivité des entreprises est lʼune des clés de lʼemploi. Or les entreprises ne maintiennent leur compétitivité, à terme, quʼen disposant de bonnes conditions de travail. La formation des cadres (commerciaux, ingénieurs et hauts fonctionnaires) doit être plus importante concernant le management et la qualité de lʼemploi. Lʼaccord national interprofessionnel du 11 janvier fait le lien entre santé publique, santé au travail et emploi. Il y est beaucoup question du CHSCT. 5

Les grandes problématiques auxquelles nous sommes confrontés (précarité, chômage, égalité professionnelle entre hommes et femmes, etc.) passent par lʼamélioration des conditions de travail. Les médecins du travail ne sont pas seuls en charge de cette question, qui concerne lʼensemble des acteurs sociaux et représente un défi pour les entreprises et lʼétat. Cette question doit être traitée. Lʼorganisation du travail est centrale ; elle doit permettre dʼassurer la vie de lʼentreprise et le bien-être des salariés. Parmi les participants à nos Rencontres, nous devrions réussir à impliquer plus largement les responsables dʼentreprises, les cadres et les DRH. Merci à vous, Jean-Denis Combrexelle. La parole est à Alexandre Jost. 6

Session I La santé au travail, un enjeu de santé publique? Débats animés par Journaliste Président Régis Juanico Député de la Loire Intervenants Pr Michel Debout Professeur de médecine, président de lʼassociation Bien-être et société Paul Frimat Professeur des universités, praticien hospitalier au CHRU de Lille, président de lʼistnf (Institut de santé au travail du nord de la France) Alexandre Jost Président fondateur de la Fabrique Spinoza, think tank du bien-être citoyen Alexandra Moutet Directrice des Initiatives stratégiques de santé, AbbVie Europe de lʼouest et Canada Jean-François Naton Vice-président de la commission Accidents du travail-maladies professionnelles, CNAMTS Stéphane Pimbert Directeur général de lʼinstitut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS) Martine Pinville Députée de la Charente, rapporteure du projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2013, chargée du médico-social, secrétaire nationale du Parti socialiste en charge de la Santé Bernard Salengro Médecin du travail, secrétaire national du Pôle Santé au travail de la CFE-CGC 7

Les obstacles à la santé au travail Alexandre Jost Président fondateur de la Fabrique Spinoza, think tank du bien-être citoyen Président-fondateur de la Fabrique Spinoza, Think tank du bien-être citoyen, Alexandre Jost est diplômé de lʼécole Centrale Paris et de U.C. Berkeley en génie industriel. Il travaille chez Mars & Co, cabinet de conseil international en stratégie, tour à tour aux USA, au Brésil, au Mexique, en Angleterre puis revient en France et intègre ensuite le groupe SOS, un regroupement associatif de 10 000 salariés œuvrant dans le social, médico-social et le sanitaire. Durant 5 ans, il supervise la R&D et codirige les fonctions support et stratégie, puis le pôle gérontologie. Fin 2010, il crée la Fabrique Spinoza, think tank politique multipartisan et économique. Alexandre Jost enseigne à lʼécole Centrale Paris sur lʼentreprise positive. Distingué par le ministre du Travail bhoutanais pour son action en faveur du bonheur, il intervient auprès dʼorganisations pour favoriser la prise en compte du bien-être des collaborateurs, comme un bien en soi et comme vecteur de performance économique. Il est également membre de la commission Attali II, mandatée par lʼélysée pour formuler des propositions sur lʼéconomie positive. Bonjour à toutes et à tous. Quʼest-ce qui nous empêche dʼinduire une action au sujet du bien-être au travail, dans les organisations? Sʼagit-il dʼun enjeu de lieu, de processus, de culture? Le premier facteur bloquant est en fait le niveau de conviction, de persuasion insuffisant des dirigeants. 32 % des dirigeants dʼentreprise ne sont pas convaincus que le bien-être est un sujet important pour lʼorganisation. Pourtant, les recherches et études réalisées à ce sujet (en neuroscience, en psychologie positive) montrent clairement lʼexistence dʼun lien entre bien-être et performance. Nous avons réalisé une étude sur le sujet. Le deuxième facteur de blocage provient du fait que 65 % des dirigeants nʼont pas les outils de diagnostic suffisants pour agir sur le bien-être au travail. 44 % dʼentre eux considèrent quʼils disposent de ces outils, mais ignorent la façon dont ils devraient les prendre en compte pour agir concrètement. Pourtant ils existent et se développent. Nous commençons à être équipés pour favoriser le bien-être au travail. Vous avez identifié trois approches du bien-être au travail, relatives à la qualité de vie au travail (QVAT). Alexandre Jost Nous proposons en effet trois paradigmes en la matière : le médecin qui cherche à guérir le patient malade : cʼest lʼapproche des risques psychosociaux (RPS) ; le juge qui prescrit des mesures suivant une morale à partir dʼune instance extérieure ; cʼest lʼapproche de la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) ; 8

le philosophe qui propose une éthique comme automotivation : il sʼagit pour le dirigeant de viser le bien-être de ses salariés, comme une fin en soi, mais aussi afin de favoriser la compétitivité de son entreprise. Comment mesurer la satisfaction au travail dʼun collectif de salariés? Alexandre Jost Il existe des outils pour cette mesure, mais ils ont tendance à se focaliser sur un angle de vue précis ; il leur manque donc une vision «holiste» de la situation. Le cadre instauré par lʼocde, avec le Better Life Index, est plus large car il examine la vie en général, et peut donc être adapté à la vie au travail, sans oublier aucune dimension de celle-ci. Par ailleurs, des études ont montré que lʼappréciation individuelle de la valeur «Travail» est déterminante dans lʼépanouissement au travail. La Fabrique Spinoza est un lieu de réflexion, mais aussi un lieu de production de services. Alexandre Jost Oui, en effet. Nous sommes une association et travaillons pour différentes organisations, comme le groupe BPI, le Crédit Agricole, etc. Quelles recommandations pourriez-vous formuler aux parlementaires ici présents? Alexandre Jost Le sujet du bien-être au travail nʼest pas anecdotique. Le Bureau international du travail (BIT) estime le coût du stress à 3 % de PIB par an. Il est nécessaire de mettre en place un cadre de réflexion et de mesure sur le bien-être au travail, un cadre qui ne soit ni trop étroit ne laissant aucune liberté aux organisations, ni trop lâche laissant les entreprises sans guides pour avancer. Quel est lʼapport de Spinoza dans la réflexion sur le bonheur? Alexandre Jost Spinoza est le philosophe du bonheur et de la joie, considérant les hommes avec clémence et réalisme. Les désirs, chez lui, ne sont pas des passions qui nous emprisonnent, mais doivent être éduqués. Merci pour votre présentation. Je laisse la parole à Michel Debout. 9

Prévention et accompagnement : quel doit être le rôle de la médecine du travail de demain? Pr Michel Debout Professeur de médecine Président de lʼassociation Bien-être et société Professeur de Médecine légale et de Droit de la santé au CHU de Saint-Étienne, Michel Debout est président de lʼassociation Bien-être et Société. Ancien membre du Conseil économique et social, il est lʼauteur des rapports sur le suicide (1993), les violences au travail (1999) et le harcèlement moral au travail (2001). Il a également publié plusieurs ouvrages sur ce thème comme «Le suicide : un tabou français» (avec G. Clavairoly, 2012), «Risques psychosociaux au travail» (avec Violences, Travail, Environnement - V.T.E, 2008) et «Traité de médecine légale et de droit de la santé» (avec P. Chariot, 2009). Les salariés en souffrance et effectuant une tentative de suicide ne meurent pas tous. Ils sont cependant atteints dans leur personne et leur santé. Monsieur Combrexelle a affirmé que le chômage était le risque psychosocial le plus grave. Cʼest ainsi que je le considère. Dans cette période où le chômage se développe, même si lʼintention affirmée des plus hautes instances de lʼétat est de le combattre, il sʼagit bien de réduire le chômage, non pas parce quʼil pose problème économiquement, mais parce que cʼest aussi un problème de santé publique. Or, force est de constater que depuis vingt ans, cette question est posée, sans évolution. Le chômage commence par le licenciement. Le moment du licenciement est un événement psychotraumatique. Les licenciés vivent un événement psycho-traumatique, sans que des cellules dʼaccompagnement psychologiques les prennent en charge. Avec le chômage survient la question du surendettement, notamment, au milieu dʼautres désorganisations, comme lʼatteinte identitaire de lʼindividu touché, qui se replie sur lui-même et a ainsi un risque suicidaire plus important. En effet, les études européennes en la matière montrent quʼil existe une corrélation entre lʼaugmentation du taux de chômage et lʼaugmentation du taux de suicide. En France, nous nʼavons pas encore réussi à prendre ce fait au sérieux, en créant un observatoire national du suicide. Quelle est la valeur des manifestations et des résistances face aux licenciements collectifs? Michel Debout Quitter une entreprise la tête basse, comme si nous étions responsables de ce qui nous arrive, et en partir la tête haute, après sʼêtre battu contre une situation jugée injuste, ce nʼest pas comparable. Il sʼagit, dans le cas positif, de ne pas subir la règle de lʼéconomie en étant broyé par le système. 10

Dans ces manifestations parfois jugées excessives, les salariés font preuve de solidarité et (re)découvrent leurs collègues de travail. La solidarité de lʼextérieur est aussi importante pour la suite des parcours des licenciés, alors que la gestion du personnel en entreprise est de plus en plus individualiste. Il existe un paradoxe : lorsque lʼon perd son travail, on perd la médecine qui va avec. Elle est de plus en plus préventive, au moment où lʼon est le plus fragilisé dans sa vie professionnelle. Je préconise que nous nous préoccupions des salariés licenciés, au moins pendant les deux années qui suivent leur licenciement. 11

Passer dʼune logique de santé au travail à une dynamique travail/santé : quelle démarche syndicale? Jean-François Naton Vice-président de la commission Accidents du travail-maladies professionnelles, CNAMTS Vice-président de la commission Accidents du travail-maladies professionnelles à la Caisse nationale de lʼassurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS), Jean-François Naton est également conseiller confédéral en charge de lʼactivité Travail et Santé de la Confédération générale du travail (CGT) et membre du Conseil dʼorientation sur les conditions de travail (COCT). Titulaire dʼun DESS dʼanalyse pluridisciplinaire des situations de travail de lʼuniversité dʼaix-en-provence, Jean- François Naton est lʼauteur du livre «À la reconquête du travail» (2008). Ma fonction principale est dʼêtre militant syndical. Le fait syndical est rarement mis en valeur dans notre pays. Dans les moments de crise, la solidarité a un sens et le syndicalisme est déterminant. Pour être plus précis, vous êtes représentant de la CGT. Jean-François Naton Oui, je suis conseiller confédéral en charge du travail et de la santé à la CGT. Après les propos précédents, je souligne que cela fait trois ans que nous sommes tous dʼaccord dans cette salle, sauf que la négociation sur la qualité de vie au travail est un fiasco. Les décideurs sont absents. Tant que le patronat ne participera pas au débat, nous tiendrons des propos intéressants mais dont la portée restera limitée. Dans la crise que nous traversons, nous ne pourrons pas gagner la bataille de lʼemploi en ignorant le travail. Aussi longtemps que le travail sera considéré comme un coût, cette approche va accélérer la crise au lieu de créer une dynamique de solutions. Ce constat est partagé mais ne donne lieu à aucune mise en œuvre pratique. Les mesures prises actuellement par le gouvernement ne concourent pas à donner de la lisibilité ni un sursaut aux questions de qualité et de bien-être au travail. Pendant de nombreuses années, la politique de santé au travail a été déconnectée de la politique de santé publique, alors quʼelles ne doivent pas être séparées. Les questions de santé ne peuvent pas se cantonner au curatif et à la défense de lʼhôpital public. Un renversement doit avoir lieu car le travail est un des déterminants de la bonne santé. Lʼunivers de la santé au travail doit changer car lʼefficacité se trouve dans le vivre et le travailler ensemble. La médecine du travail doit être couplée à des thèmes de santé publique, avec dʼautres acteurs. Pour cela, il faut inventer de nouveaux lieux et de nouveaux temps, par exemple à travers les comités régionaux professionnels, pour rassembler les acteurs, fixer des priorités et agir. Les chômeurs et les salariés précaires sont en dehors du système. Le vrai risque serait de continuer à sʼoccuper de ceux qui ont un travail au détriment de ceux qui nʼen ont pas. La solidarité doit être réorientée vers les plus exclus. Alexandra Moutet, vous êtes directrice des Initiatives stratégiques de santé au sein du laboratoire AbbVie, anciennement Abbott, sur lʼeurope de lʼouest et le Canada. Lʼabsentéisme est un coût pour les entreprises et lʼarrêt de travail nʼest pas toujours une solution. Vous travaillez donc sur un programme européen de maintien dans lʼemploi, Fit for Work. 12

Comment maintenir dans lʼemploi des salariés atteints de maladies chroniques? Alexandra Moutet Directrice des Initiatives stratégiques de santé, AbbVie Europe de lʼouest et Canada Directrice des Initiatives stratégiques de santé de AbbVie Europe de lʼouest et Canada, Alexandra Moutet a auparavant été directrice de développement pour le groupe BPI de 2005 à 2012. Directrice de projets européens de réformes dans le secteur sanitaire et social pour Bernard Brunhes International de 1996 à 2005, Alexandra Moutet a notamment conseillé le gouvernement russe sur des réformes structurelles et mis en place un nouveau système de santé au Kosovo. Docteur en médecine et titulaire dʼun DES en pneumologie, Alexandra Moutet a débuté sa carrière, en 1986, en tant quʼinterne aux Hôpitaux de Paris avant de devenir directrice du centre médical franco-ukrainien «Les enfants de Tchernobyl» à Kiev en 1991. Elle est conseillère pour les affaires sociales près lʼambassade de France à Moscou de 1993 à 1996. Effectivement, je représente une entreprise privée, AbbVie, issue de la scission dʼabbott. Je suis responsable des initiatives stratégiques de santé, ce qui consiste à soutenir des programmes de santé publique dans un champ précis où nous avons une forte expertise, comme celui des maladies rhumatologiques. À travers cet investissement, notre laboratoire se positionne comme un partenaire de santé auprès des patients, des professionnels de santé et des gouvernements. Le programme Fit for Work sʼadresse aux maladies musculo-squelettiques, induites ou non par le travail. Lʼobjectif consiste à établir un lien fort entre santé et travail. Il se décompose en deux axes : comment maintenir dans lʼemploi des salariés souffrant de maladies potentiellement invalidantes et comment introduire la notion de travail dans le monde médical? Ce programme européen regroupe des associations de patients, des institutionnels, des associations médicales et scientifiques. En France, Fit for Work réunit la Société française de médecine du travail, la chaire santé de Sciences-Po et des associations de patients atteints de maladies rhumatologiques. Une étude mondiale montre que les maladies musculo-squelettiques représentent la deuxième cause dʼinvalidité au monde, toutes régions confondues. En France, cʼest la première cause dʼincapacité au travail, avant la dépression. Environ 100 millions de personnes en Europe sont atteintes de ces maladies, non nécessairement chroniques. Selon la Commission européenne, ces troubles sont à lʼorigine de 50 % de lʼabsentéisme de plus de trois jours et de 60 % des incapacités permanentes au travail. Il sʼagit dʼun enjeu de santé publique assez méconnu. Quel est le mode opératoire du programme Fit for Work avec les entreprises? Comment identifiez-vous les patients dans le respect du secret médical? Alexandra Moutet Il ne sʼagit pas de contraindre les salariés malades à travailler mais de répondre à leur demande de maintien dans lʼemploi. Cela nécessite de faire travailler ensemble des acteurs du monde de la santé, du travail, du monde médico-social et de lʼentreprise, cʼest le plus difficile. En France, un guichet unique a été préconisé pour ce type de salariés. En Autriche, un dispositif public a été mis en place par le biais dʼun point dʼaccueil réunissant acteurs sociaux et acteurs de santé. Il prévoit une consultation médicale 13

et médico-sociale gratuite pour les personnes en arrêt de travail de plus de trente jours, sur la base du volontariat, dans lʼobjectif de faciliter le retour au travail. Des actions pour réduire lʼincapacité au travail sont possibles. En Espagne, des consultations prioritaires en rhumatologie ont été mises en place pour toutes les personnes en arrêt de travail dʼau moins de cinq jours pour une raison dʼorigine musculo-squelettique, en partenariat avec la Sécurité sociale, avec un suivi. Ce dispositif a permis de réduire de 40 % le nombre de jours dʼarrêt et de 50 % les incapacités permanentes. Cette démarche de prévention coordonne les services de santé, la protection sociale et le monde de lʼentreprise. En France, nous nʼy sommes pas encore. Une étude en cours tente dʼappréhender les besoins des salariés malades en termes de retour au travail et, en miroir, de savoir comment la dimension professionnelle est abordée lors dʼune consultation médicale. Vous avez parlé du phénomène de la surcompensation. Les salariés malades ont tendance à être plus exigeants avec eux-mêmes et à aggraver lʼusure professionnelle. Alexandra Moutet Les patients souffrant de maladies chroniques ont tendance à se surinvestir dans le travail et risquent de souffrir de dépression lors de lʼarrêt dʼune activité professionnelle. Pour terminer, lʼintroduction dʼactions de santé publique de prévention secondaire et tertiaire en lien avec le monde du travail nécessite un investissement mais génère des économies importantes dans les systèmes de protection sociale. Pour engager un débat entre ceux qui investissent, le monde de la santé et ceux qui réalisent des économies, les systèmes de protection sociale et les employeurs, le programme Fit for Work organise à lʼautomne un colloque au Parlement européen qui réunira des responsables de la santé, de lʼemploi et des affaires sociales, et des finances. Merci beaucoup. Nous comprenons aussi lʼutilité dʼun tiers pour faciliter de nouveaux comportements. Jean-Frédéric Poisson Je ne suis pas opposé à des instances nouvelles, mais cela dépend du rôle quʼon leur donnera. Nous faisons face à un problème de culture des acteurs et jʼai déjà souligné lʼabsence de formation sur ces sujets. Les décideurs français ne sont pas convaincus sur deux points. Premièrement, en investissant dans la santé, nous réalisons des économies. Deuxièmement, nous ne sommes pas dans ce pays dans une culture du partage de la décision. Dans le débat sur la sécurisation de lʼemploi, un délai de vingttrois jours a été instauré pour préparer une restructuration. Ce nʼest pas sérieux. Cela prouve soit que le sujet nʼa pas été regardé de près, soit que nous ne sommes pas capables de nous mettre dʼaccord sur les conditions de travail et de vie des salariés dans un contexte si important. Vous auriez préconisé combien de jours? Jean-Frédéric Poisson Je ne donnerai pas de détail. Tous les mécanismes de blocage existent tant du côté de lʼentreprise que du côté des salariés pour empêcher les réformes. Pour autant, le législateur ne devrait pas inscrire ce délai dans la loi. Nous manquons de sagesse. Étant donné la complexité du sujet, cela prendra parfois un mois et demi et dʼautres fois, plus longtemps. À cause dʼune absence de dialogue, le législateur est obligé de fixer la règle, mais ce temps est à côté de la réalité. 14