Note TDTE N 5. André Masson, Professeur à Paris School of Economics et Chercheur associé à la Chaire



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Note TDTE N 5 Le viager : une épargne pour vieux pauvres Auteur André Masson, Professeur à Paris School of Economics et Chercheur associé à la Chaire Ces travaux ont bénéficié du soutien de la Caisse des Dépôts 3 février 2012 «Seul le prononcé fait foi et ce compte-rendu n engage pas les intervenants»

SOMMAIRE 1. La faible diffusion de la rente viagère et des produits viagers : de la rationalité standard à la rationalité pratique 2. L attitude face à la mort de l épargnant : rationalités ambigüe et existentielle 3. Produits viagers et besoins des vieux jours : le cas du viager intermédié partiel (VIP) 4. Conclusions : la nécessité d une intervention multiforme de l État

Le contexte français se caractérise d un côté, comme dans les autres pays développés, par le vieillissement de la population et l avenir difficile des pensions de retraite publique et de l autre, plus spécifiquement, par un fort déséquilibre intergénérationnel qui se creuse entre des seniors détenteurs de patrimoines (notamment immobiliers) considérables et des jeunes moins bien lotis. Une telle situation milite en faveur de l introduction d un nouveau produit financier, le viager intermédié partiel ou VIP : ce dernier permet de rendre plus liquide pour différents usages (besoins des vieux jours, transmission du temps de son vivant) une part de ses biens immobiliers résidentiels tout en en gardant la jouissance jusqu à son décès. Pourquoi un nouveau produit? Parce que les produits d épargne longue existants (épargne assurance, PERP, prêt viager hypothécaire, viager traditionnel) ne répondent qu imparfaitement aux défis de la situation actuelle et/ou ne sont pas adaptés à la rationalité des épargnants, qui ne correspond ni au modèle de rationalité standard des économistes ni aux critères du calcul financier des professionnels rendement, risque, liquidité, fiscalité, etc. : cette «rationalité» se traduit notamment par une désaffection pour la rente viagère et, plus encore, pour le viager dans sa forme actuelle. Pour être plus clair, rappelons tout d abord les différents types de produits viagers : - La rente viagère différée (type PERP), produit d assurance vie est une forme d épargne pour la retraite fiscalement avantagée : les primes versées pendant l activité donnent droit à une rente (nominale) reçue pendant la retraite. C est le principe de la tontine : ceux qui décèdent tôt subventionnent ceux qui restent en vie (mortality credit). - Le prêt viager hypothécaire (reverse mortgage) est un prêt gagé sur le logement contracté par un ménage propriétaire déjà âgé, qui reste chez lui et propriétaire (il n y a pas aliénation du bien) : il reçoit un capital et éventuellement des rentes jusqu à son décès. Ce capital et ces rentes sont capitalisés et remboursé à sa mort à la banque lors de la vente du logement (ou le rachat par les enfants). - Le viager consiste en la vente du logement contre un bouquet (capital) et des rentes viagères indexées (mortality credit) jusqu à la mort du vendeur qui perd la nue-propriété en ne conservant que l usufruit. Les deux derniers produits, gagés sur le logement, apportent un complément de ressources aux plus âgés bénéficiant d un capital et/ou d une rente immédiats : sachant que près des trois quarts des seniors français sont propriétaires de leur résidence principale, l idée est de rendre liquide (ou d obtenir un prêt sur) une part au moins de ce logement tout en restant chez soi jusqu à la fin de sa vie. Alors qu ils pourraient s avérer utiles pour nombre de personnes ou de couples âgés, ces produits sont aujourd hui encore moins diffusés que la rente viagère différée. Le développement de ce marché des produits viagers «immédiats» gagés sur le logement, à supposer que cet objectif soit souhaitable, suppose une implication forte de l État

qui prendrait des formes variées selon les buts spécifiques poursuivis par la puissance publique. 1. La faible diffusion de la rente viagère et des produits viagers : de la rationalité standard à la rationalité pratique Le modèle de cycle de vie «standard» ne parvient à expliquer la faible diffusion, quasi-universelle, de ces placements dont le taux de détention devrait être proche de 100 %. Les explications avancées caractère illiquide et (souvent) nominal de la rente, anti-sélection et autres asymétries d information, concurrence des retraites publiques, motifs de transmissions, etc. peuvent rendre compte d une demande limitée mais pas égale à zéro. Les modèles de rationalité limitée élaborés par l approche «comportementale» ou psycho-économique fournissent des explications trop ad hoc en multipliant les biais, anomalies ou erreurs attribués aux comportements des épargnants au risque de faire passer ces derniers pour des êtres complètement stupides ou incompétents. C est pourquoi nous préférons mettre en avant la rationalité «pratique» des épargnants autour de cinq éléments atypiques : L impatience à court terme traduit l incohérence temporelle des choix des épargnants, tentés de trop consommer dans l instant en ne suivant pas les règles d'épargne qu'ils se sont pourtant données à eux-mêmes, que ce soit par manque de volonté ou de contrôle de soi (déficit volitif), ou bien par manque de prévoyance ou incapacité à planifier à long terme (déficit cognitif). Ainsi s expliquerait le succès de l'épargne contractuelle auprès d'agents impatients à court terme mais conscients de ce «défaut» et soucieux donc de s'autodiscipliner en bloquant leurs avoirs ou en se forçant à des versements réguliers sur une durée déterminée, même lorsque ces contraintes n entraînent aucun gain de rendement. La préférence pour la flexibilité conduit à opter pour des stratégies sous-optimales mais partiellement réversibles, qui gardent suffisamment ouvert l'éventail des possibles et permettent de se retourner en cas de besoin imprévu. Cette préférence expliquerait que le succès de l'épargne contractuelle ne porte que sur une durée limitée (8 à 10 ans par exemple), les sujets évitant de se lier les mains à vie. Le peu d'attirance pour la rente viagère pure, dont l achat constitue une opération en partie irréversible, se justifierait par le risque de se retrouver contraint par la liquidité en cas de coup dur. L aversion à la perte vient de ce que les individus se déterminent en fonction d'un niveau de référence telle la richesse actuelle, par rapport auquel ils évaluent différemment les gains et les pertes. Cette attitude les inciterait à magnifier le risque d'investissement à fonds perdus et donc à moins placer leur argent dans des actifs pour lesquels ce risque est important, comme c est le cas des produits viagers immédiats si l'on disparaît prématurément.

L existence d une préférence temporelle discontinue aux nœuds événementiels ou décisionnels du cycle de vie divisé ainsi en différentes phases : les projets immobiliers, familiaux et professionnels qui mobilisent avant la retraite les ressources d un épargnant souvent contraint par la liquidité lui laissent alors peu de latitude pour sécuriser à l avance les besoins de ses vieux jours. La rente viagère différée n aura de ce fait que peu de succès. Enfin, les individus feraient preuve, vis-à-vis de leur descendance, d un altruisme tempéré, préférant, même dans le cas d'une transmission anticipée, «décider sans décider» et reprendre d'une main ce qu'ils accordent de l'autre : ils optent souvent pour une donation en nue-propriété avec réserve d'usufruit, conservant l'usage et les revenus du bien «transmis» pour eux-mêmes. Cet altruisme tempéré de parents qui chercheraient surtout à préserver la paix au sein de la famille les conduirait à refuser l achat d une rente viagère immédiate ou la vente en viager de leur logement, quand bien même ces opérations contribueraient à assurer le financement régulier de la consommation des vieux jours sans avoir à dépendre du soutien difficile d enfants en manque de liquidités : ces opérations risqueraient en effet d être interprétées comme la volonté de spolier les enfants de tout héritage, le refus délibéré de leur laisser quelque chose Au total, ces éléments d une rationalité pratique permettent de mieux comprendre l engouement des épargnants français pour des placements «sous-optimaux» d épargne longue à fonctions multiples, comme les produits d'épargne assurance, qui peuvent servir à la fois pour la précaution à long terme, la retraite et la transmission, et de même pour une épargne contractuelle fiscalement avantagée et détenue sur une durée suffisamment longue mais néanmoins limitée, afin de s'auto-discipliner, de se forcer à épargner (impatience), tout en évitant de s'engager à vie (flexibilité). A contrario, elle prédit une désaffection relative des ménages pour la rente viagère et les produits viagers, vus respectivement comme (i) un investissement à rapport trop lointain (surtout dans le cas de la rente différée), (ii) irréversible (effet tunnel du Perp), (iii) éventuellement à fonds perdus, (iv) utile seulement à la retraite et enfin (v) à caractère antifamilial. Reste que la rationalité pratique ne peut à elle seule rendre compte de la faible diffusion des produits incriminés et explique surtout la désaffection relative pour la rente viagère différée. Alors que près des trois quarts des seniors sont propriétaires de leur logement, elle avance surtout deux raisons pour expliquer le rejet des produits viagers gagés sur le logement : (iii) le fait de magnifier le risque d investissement à fonds perdus en cas de mort précoce vaut pour le viager, mais pas pour le prêt viager ; (v) l altruisme parental tempéré pour leurs enfants joue pour ces deux produits, mais davantage encore pour le prêt viager.

La première raison renvoie à l attitude de l épargnant par rapport à la mort. Le débat sur l inoculation de la petite vérole permet notamment d illustrer et de comprendre pourquoi le risque d investissement à fonds perdus en cas de mort précoce est un critère rationnel du choix de l épargnant notamment face aux produits viagers gagés sur le logement. 2. L attitude face à la mort de l épargnant : rationalités ambigüe et existentielle Reprenons les intuitions de d Alembert dans sa querelle des années 1760 avec Bernoulli sur l opportunité de l inoculation de la variole, ancêtre de la vaccination. L inoculation comportait un risque de mort à court terme limité mais non négligeable ; en contrepartie, elle écartait le risque, beaucoup plus élevé mais éloigné, de périr ultérieurement de la maladie. Pour Bernoulli, qui adopte le pointe de vue impartial et objectif de la puissance publique (ou aussi bien celui de l assureur «bienveillant»), la pratique doit être généralisée : son calcul probabiliste d une fonction sociale de bien-être, mené sur les tables de mortalité observées, montre qu elle sauve des milliers de vie. Mais d'alembert, qui se place du côté de l'individu, ou du père qui ferait inoculer ses enfants, exprime des doutes, proposant d'encourager le développement de cette pratique mais de ne pas l'imposer, pour au moins trois séries de raisons qui nous intéressent ici : - la première, aujourd hui classique, vient de l'actualisation temporelle engendrée par la préférence pour le présent : le gain lointain, en termes d'années supplémentaires de vie, est certes beaucoup plus important, mais il est déprécié par rapport au risque proche de décès ; - la deuxième met en balance le gain de l inoculation en terme d espérance de vie avec l augmentation du risque affectant la durée de vie, à travers la probabilité accrue d une mort précoce : traduite en termes actuels, l idée correspond à une utilité intertemporelle qui est une fonction concave des satisfactions apportées par les années de vie successives ; l application du critère d utilité espérée implique alors une aversion au risque sur la durée de vie (modèle de Bommier); - la troisième série de raisons met en avant la nature irréversible, unique et incertaine de la mortalité aux yeux de chacun : autrement dit, dans les décisions qui engagent leur existence, les individus se contentent rarement d envisager leur rapport à leur fin sous l angle purement objectif des probabilités mathématiques de survie et du critère d utilité espérée comme le fait le professionnel ou la collectivité publique ; la mort comporte toujours une part d inconnu et peut notamment faire l objet de déni, de refoulement ou d angoisse, tous éléments que l on peut difficilement qualifier d emblée «d irrationnels». L espérance de vie et la loi de survie sont des concepts socialement construits (après 1650), qui se fondent sur des régularités statistiques peu appropriées au sort de l individu (qui ne meurt qu une fois ). De fait, l individu connaît mal (ou comprend mal, ou ne veut pas connaître) ses probabilités de survie qui restent pour lui «ambigües», point sur lequel

insistaient déjà d Alembert et Condorcet. Si cet individu éprouve une aversion suffisante à cette ambigüité, il va envisager dans le spectre des probabilités possibles les situations les moins favorables ; avec un degré minimal d altruisme, il va alors renoncer à la rente. Ce modèle (d Albis) est à peu près le seul qui présente une explication complètement formalisée des produits viagers sans sacrifier (outre mesure) l hypothèse de rationalité des épargnants. Plus fondamentalement, la mort est une catégorie existentielle pour l individu. D une certaine manière, la finitude de l existence en fait tout le prix, tout sel, en particulier parce que sa date n est pas fixée à l avance (comme le supposent trop souvent les modèles). Une leçon clef de la tradition philosophique tient précisément à la pluralité des attitudes possibles à l égard de la mort, de l insouciance quasi-bouddhique (Derek Parfit) à l idéalisme rawlsien des plans de vie : à chacune on peut faire correspondre, très sommairement, un profil spécifique de la préférence temporelle pour le présent (nulle dans le cas de Rawls, élevée chez Parfit). Mais le point clef vient de ce que ces attitudes diverses sont toutes a priori «rationnelles» et éloignent beaucoup, pour certaines, le point den l épargnant de celui, «objectif», du professionnel ou de la collectivité. 3. Produits viagers et besoins des vieux jours : le cas du viager intermédié partiel (VIP) Concentrons-nous sur les produits viagers gagés sur le logement après la retraite. Le produit recherché doit satisfaire à la fois à la rationalité pratique, ambigüe et existentielle de l épargnant. Il devrait être utile à la fois pour les parents propriétaires contraints par la liquidité et les enfants qui peinent de plus en plus à aider financièrement leurs parents âgés. Outre le rendement du produit, ses coûts d entrée, etc. trois critères sont importants : - le rapport au temps et à la mort : quid, si je meurs dans les deux ans qui suivent la signature du contrat? C est le risque rationnel d investir à fonds perdus. - le rapport à la famille : quid pour enfants et leur (espérance d )héritage, pour l harmonie des relations familiales? - le rapport au bien immobilier (et au droit de propriété) : quid en ce qui concerne l aliénation de ce bien et ses conséquences? L acheteur du viager, quant à lui, supporte de nombreux risques, tant du côté de la longévité que de celui des prix de l immobilier, et ce d autant plus que la composante rente est importante. Il en supporte beaucoup moins sur un prêt viager seulement en capital dès qu il est assuré contre le risque d une dette supérieure à la valeur du logement (cas US mais pas français). S agissant plus particulièrement de la vente en viager du logement, les obstacles concernent notamment le fait que le marché s appuie trop sur des acheteurs individuels directs qui n ont pas les moyens de diversifier le risque de longévité sur un grand nombre d opérations : le viager devrait donc être intermédié (ou mutualisé) par des acheteurs

professionnels (banque, assurance) dont on sait qu ils préfèrent davantage verser un capital plutôt qu une rente. Le vendeur, lui, est confronté au risque de perte en cas de mort prématurée, à l aliénation de la propriété du bien, et au fait que le viager puisse être interprété comme la volonté de spolier les enfants de l héritage attendu (effet Mirabeau). Aussi ai-je proposé un viager intermédié partiel (ou VIP), qui ne porterait que sur une part fixée du logement (1/3 par exemple). Tout en évitant les problèmes d aléa moral liés à l entretien du logement, le VIP permettrait de limiter tous ces inconvénients ; si j ai deux enfants, chacun reste cohéritier pour un tiers avec la banque qui devient comme mon troisième enfant. Mais il faut créer un cadre juridique qui précise le droit de propriété partielle du professionnel, ainsi que les conditions du rachat éventuel de la part de la banque par les enfants. 4. Conclusions : la nécessité d une intervention multiforme de l État Le développement de produits viagers comme le VIP suppose une structuration du marché par l État tant du côté du vendeur (emprunteur) que de celui de l acheteur (prêteur). Récapitulons les six points d intervention nécessaires de la puissance publique : 1 Pallier aux manques de données statistiques sur les vendeurs comme sur les acheteurs potentiels Combien de viagers par an, quel stock en attente, caractéristiques des vendeurs et des acheteurs (individuels), quel usage du bouquet, quid des viagers «familiaux» (entre oncle et neveu)? 2 - Améliorer l information du vendeur comme de l acheteur Dans le cas du viager : les rentes sont indexées et peu imposées ; possibilité de réversion de la rente sur le conjoint. Repérer les gisements de clientèle de vendeurs potentiels pour les différentes formes de produits viagers (voir enquête Patrimoine Insee 2010). Diffuser l information aux vendeurs, encourager la diffusion du VIP (capital ou rente), qui est le produit le mieux adapté en général, notamment parce que tous les problèmes sont atténués : aliénation seulement partielle du bien, enfants préservés, perte limitée en cas de mort précoce, aléa moral contrôlé (mais il faut régler le problème du rachat éventuel par les enfants, voir ci-dessous). 3 - Redresser l image désuète du viager : actif d intérêt général? Le viager est un actif utile au niveau individuel, en ce qu il constitue un complément pour la retraite ou pour la dépendance sans forcément se substituer à l État-providence. Le viager est un actif utile au niveau familial, lorsque quand parents et enfants, potentiellement aideurs, sont tous deux contraints par la liquidité

Le viager est un actif utile au niveau social (en France) : il permet la circulation du patrimoine vers les jeunes générations si le bouquet est directement transmis aux enfants, jouant alors, pour les classes moyennes et modestes, le rôle d une donation (fiscalement avanatagée). On notera encore que le développement du marché-viager augmenterait les ventes de logements, dont les prix pourraient donc diminuer. 4 - Résoudre le problème du rachat du logement par les enfants dans le cas du prêt viager et plus encore du VIP (les professionnels n aiment pas se retrouver en «copropriété»). 5 - Augmenter les droits de succession sur les héritages familiaux La mesure favoriserait le viager pour éviter la trop forte taxation des transmissions post-mortem, soit que le bouquet fasse l objet d une transmission précoce, soit que l épargnant consomme son patrimoine-logement en aidant autrement ses enfants. 6 - Du côté des acheteurs de viagers Améliorer l image des acheteurs «sociaux» (HLM) sur des biens peu attractifs. Favoriser les professionnels aux dépens des particuliers : la mesure favorisera l offre de bouquet plutôt que celle de rentes. Dédramatiser le placement après des acheteurs potentiels de viager «mutualisé» ou intermédié au sein de SCPI de valorisation. Que cet objectif soit souhaitable ou non, le point clef est bien que l on ne peut espérer développer les produits viagers à une échelle moins confidentielle sans une telle structuration du marché par l État sur les six points indiqués. On retrouve ici une intuition profonde de Pierre Bourdieu dans son dernier livre publié, Sur l État, illustrée dans le cas du marché de la maison individuelle.