Le contrôleur de gestion et les progiciels ERP : nouvelles perspectives ou nouvelles frontières



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8 Le contrôleur de gestion et les progiciels ERP : nouvelles perspectives ou nouvelles frontières Le contrôleur de gestion et les progiciels ERP : nouvelles perspectives ou nouvelles frontières Tawhid CHTIOUI Reims Management School & Université Paris Dauphine (DRM-CREFIGE) REIMS, FRANCE Tawhid.chtioui@reims-ms.fr Az-Eddine BENNANI Reims Management School & Université de Technologie de Compiègne (Laboratoire Costech/UTC) REIMS, FRANCE Az-eddine.bennani@reims-ms.fr Résumé : A l aide d une étude sur le terrain menée au sein de quatre entreprises (Aéroports de Paris, France Télécoms Messagerie, Pechiney et L Oréal) et une exploration hybride (observations / théories), les auteurs de ce papier tentent de savoir si l implantation d un ERP dans les entreprises engendre des changements dans le travail des contrôleurs de gestion. Et si c est le cas, dans quel sens ces changements doivent s opérer? Mots Clés : ERP Contrôleur de gestion Changement organisationnel Abstract : Basing on an empirical study conducted on four companies (Airports of Paris, France Telecom, Pechiney and L Oréal) and an hybrid investigation (observations / theories), the authors of this paper try to know if the introduction of an ERP in companies engenders changes in the work of the management controllers. And if it is the case, in which direction these changes have to take place? Key words : ERP Management controller organizational change 1- Introduction L intégration des Technologies de l'information et de la Communication (TIC) contribue à la simplification de certaines contraintes spatiales et temporelles par l informatisation des systèmes d information intra-organisationnels facilitant les échanges et le partage de l information entre les employés et les différents services de l entreprise. Elle permet à cette dernière de faire face aux exigences des clients, répondre aux contraintes du marché et améliorer sa compétitivité. C est pourquoi, de plus en plus, l entreprise, grande ou moyenne, opte pour des systèmes d information agencés autour d un progiciel ERP (Enterprise Resource Planning) ou en français PGI (Progiciel de Gestion Intégré) permettant à ses collaborateurs d accéder, quasiment en temps réel, à toute information nécessaire à la production, au fonctionnement et/ou à la prise de décision. Reix (2005, p. 117) rappelle que «la diffusion des ERP depuis le milieu des années 90 s inscrit dans un vaste mouvement de transformations organisationnelles, orientées vers une approche plus transversale des processus». Il souligne aussi les difficultés rencontrées par les employés de l entreprise à comprendre les contours de leur travail suite à l implémentation d un ERP. En effet, l adoption de ce dernier engendre des changements organisationnels significatifs, notamment sur «les systèmes de métiers, d influence et de valeurs des parties prenantes» (Besson, 1999, p. 21). Souvent associé à la conception des applications et en tant qu utilisateur privilégié du progiciel, le contrôleur de gestion qui, depuis longtemps, se contente d exploiter des données comptables et financières, ne peut plus se limiter qu à leur reproduction et/ou diffusion. A l aide d une étude sur le terrain menée au sein de quatre entreprises (Aéroports de Paris, France Télécoms Messagerie, Pechiney et L Oréal) et une exploration hybride (observations/théories), nous avons cherché à savoir si l implantation d un ERP dans ces entreprises engendre des changements dans le travail des contrôleurs de gestion. Et si c est le cas, dans quel sens ces changements doivent s opérer? Ces interrogations s inscrivent dans la problématique, très discutée aussi bien par les professionnels que les chercheurs, de l impact des TIC sur la structure des entreprises, le processus de gestion, les contenus du travail, les comportements des employés... Après une présentation concise du concept d ERP ainsi que ses potentialités et limites, cet article passe en revue les différentes approches de la problématique du rapport entre les TIC et le changement organisationnel. Ensuite, avant de conclure, après la description de la méthodologie retenue, les résultats de l étude sur le terrain sont discutés pour savoir si l implantation d un ERP dans les entreprises engendre des changements dans le travail des contrôleurs de gestion. Et si c est le cas, dans quel sens ces changements doivent s opérer?

Tawhid CHTIOUI and Az-Eddine BENNANI 9 2. Le concept, les potentialités et les limites d un ERP Selon Reix (1999, p. 174) «un PGI est une application informatique paramétrable, modulaire et intégrée, qui vise à fédérer et à optimiser les processus de gestion de l entreprise en proposant un référentiel unique et en s appuyant sur des règles de gestion standards». L ERP vise à optimiser les processus de gestion en s appuyant sur un ensemble de règles constituant un standard de fait pour un secteur donné. Notons aussi que ce progiciel est à l origine de l intégration informationnelle des entreprises. Il favorise l interconnexion fonctionnelle (partage de l information et accès en temps réel), l homogénéisation inter-fonctionnelle à l aide d un référentiel unique, et la flexibilité organisationnelle rendue possible grâce au paramétrage (Rowe, 1999). Il permet aussi l amélioration de l efficience et de l efficacité d une organisation donnée grâce à une gestion unifiée de l information. La croissance rapide du marché des ERP a montré l intérêt de ce type de produits pour les entreprises. L attrait indéniable pour ces progiciels provient du fait qu ils peuvent engendrer d importants bénéfices en termes de réduction de coûts, d amélioration de la productivité et de qualité du service rendu aux clients (Bernard, Rivard et Aubert, 2004). Reix (2005, p. 117) souligne que «l ERP est souvent perçu comme un instrument adéquat pour opérer le décloisonnement des services, instaurer un langage commun, faciliter le contrôle interne et améliorer l efficacité globale». L auteur note toutefois les difficultés importantes rencontrées par de nombreuses entreprises qui optent pour l implantation de ce type de progiciel dans leur organisation. Ces problèmes montrés par la littérature professionnelle et académique (Reix, 1999; Besson, 1999; Besson et Rowe, 2001; Rowe, 2004; Bernard et al., 2004, etc.) sont multiples et de natures différentes. Ils se posent principalement en termes de complexité et d incertitudes des impacts organisationnels et stratégiques. La vulnérabilité de l implantation d un tel progiciel est donc bien réelle et reste importante. En effet, la portée de son application, sa complexité et son niveau élevé d intégration représentent des défis sérieux pour les entreprises (Rowe, 1999). Ce type de projet cumule en fait plusieurs facteurs de risques liés aux projets informatiques. Selon Bironneau et Martin (2002, p. 29) «les difficultés identifiées portent sur la codification, la saisie, le partage et la mise à jour des informations, ainsi que la production de connaissances nouvelles. Le fort couplage des sous-systèmes de l organisation donne à ces contraintes une importance toute particulière». Bernard et al. (2004, p. 26) soulignent «près du tiers (31%) des entreprises ayant participé à une enquête de la revue CIO faisaient état d un dépassement important de budget lors d une implantation d un ERP et 36% admettaient un dépassement des échéances». Aussi, en plus des aspects techniques, notons les enjeux sociaux en termes de transfert de connaissances sur le métier, d information et de pouvoir, ainsi que les risques organisationnels et l impact des acteurs face à une telle implantation (Larif et Lesorbe, 2004). 3. Le rapport entre les TIC et le changement organisationnel Les progiciels ERP offrent l'opportunité d'explorer et d illustrer la façon dont on peut concevoir la relation entre les TIC et l organisation de l entreprise ainsi que le comportement de ses acteurs. Généralement, la littérature se réfère à trois approches différentes pour qualifier ce rapport. La première est l intentionnalité, la deuxième est la contingente du déterminisme technologique et enfin l approche émergente. En se basant sur la revue de littérature de Markus et Robey (1988) et sur l article de Rowe (1999), nous présentons ci-après brièvement ces approches. 3.1. L approche de l intentionnalité Cette approche considère que la structure d'une organisation est le résultat d'une stratégie voulue et librement décidée par les managers. La perception et la volonté managériale sont de ce fait les principaux facteurs explicatifs de la conception des organisations. L intention du décideur demeure donc l élément primordial du changement organisationnel. Tushman et Nadler (1978) estiment que pour répondre aux besoins d information, les managers ne sont pas contraints de développer leurs systèmes d information; ils peuvent adapter la structure de leurs entreprises ou choisir parmi d autres solutions optimales en fonction du contexte. 3.2. L approche contingente et critique du déterminisme technologique Cette approche affirme que les technologies de l information et de communication déterminent fortement la structure et les pratiques de management des organisations. L usage d une même technologie entraîne les mêmes effets quelle que soit l organisation. Berry (1983) soutient l idée selon laquelle les systèmes de gestion informatisés structurent les comportements des agents et engendrent souvent mécaniquement des choix échappant aux prises de volontés des hommes et les rendent même rebelles aux efforts de réformes Rowe (1999), quant à lui, explique la croissance du marché des ERP par le fait que le marketing de ces progiciels se base sur une explication déterministe argumentée par la transférabilité certaine des connaissances liées à l expérience. Or, pour cet auteur, cette hypothèse

10 Le contrôleur de gestion et les progiciels ERP : nouvelles perspectives ou nouvelles frontières déterministe est discutable, voir même réfutable, dans le cas de l ERP où les fortes interactions entre ses différentes composantes rendent difficile l évaluation de sa performance à l usage. Reix (1999) écarte lui aussi cette l hypothèse, Il considère que les évolutions d une organisation donnée ne résultent pas uniquement de l utilisation d une technologie mais découlent des effets du processus de mise en ouvre, des conflits entre acteurs et de la latitude laissée par l outil. 3.3. L approche émergente L approche émergente cherche à faire la synthèse dialectique des deux premières. Elle considère que l'utilisation et les conséquences des TIC produisent de manière imprévisible des interactions sociales. Les managers choisissent une TIC donnée et annoncent des objectifs lors de son adoption, mais son implémentation s'effectue dans une organisation déjà constituée et son emploi n'est donc pas totalement prédéterminé. Selon David (1998), lors de l'introduction d'un outil de gestion au sein d'une organisation, ses membres l adaptent à leurs besoins mais dans le même temps, cet outil a une influence sur le comportement des acteurs dans l organisation. En effet, l'apport de connaissances, que ce dernier engendre, modifie à la fois les schèmes cognitifs de chacun des membres et les relations sociales. En définitive, l impact de l introduction d un ERP sur le fonctionnement de l organisation est peu prévisible (Besson, 1999; Reix, 1999). L hypothèse émergente semble être la plus réaliste, mais elle doit être confirmée empiriquement (Marciniak et Rowe, 1997). 4. Méthodologie Nous avons retenu pour ce travail une «exploration hybride» 1 qui consiste à procéder par allers retours entre des observations empiriques et des connaissances théoriques tout au long de la recherche. En effet, nous avons initialement mobilisé des concepts et intégré la littérature concernant notre objet de recherche. Et puis nous nous sommes appuyés sur cette connaissance pour donner du sens à nos observations empiriques. Le caractère exploratoire de cette recherche nous a conduits à choisir une démarche qualitative qui repose sur des entretiens semi-directifs, comme dispositif de recueil de données. Les entretiens ont été réalisés en face-à- face auprès de contrôleurs de gestion et de responsables opérationnels de différents niveaux organisationnels et ceci dans quatre grandes entreprises françaises : France Télécom Messagerie (FTM), Aéroports de Paris (ADP), Pechiney et L Oréal. Elles ont, toutes, la 1 Méthode avancée par Charreire et Durieux (2003, p. 70) caractéristique, au moment de l étude, d avoir utilisé un ERP depuis plus de 2 ans. Pour l analyse des données, nous avons choisi d utiliser la méthode des matrices avancée par Miles et Huberman (1984) et citée par Usunier et al. (1993, p. 181), car elle est simple, rigoureuse et correspond parfaitement aux données collectées par l intermédiaire d entretiens semi-directifs. Notons que cette méthode consiste à analyser les résultats en construisant une matrice où toutes les questions apparaissent en haut de page (en colonne) alors que les répondants sont identifiés sur le côté de page (en ligne). Cette présentation permet de ressortir les thèmes abordés pendant les interviews. 5. Les Résultats de la recherche : Impact des Progiciels ERP sur le métier du contrôleur de gestion L étude réalisée au sein des entreprises ADP, FTM, Pechiney et L Oréal et l exploration hybride révèlent des nouvelles perspectives et des nouvelles frontières. 5.1. De nouvelles perspectives Dans le cas Pechiney, après une période de stabilisation de l ERP, les contrôleurs de gestion ont vu leur métier se rénover considérablement. En effet, ce progiciel a favorisé une évolution de leur travail des tâches routinières vers une focalisation sur l analyse, le conseil et le reporting. Il leur a permis d améliorer la productivité grâce à un meilleur suivi des budgets, une meilleure qualité de synthèse, et un affinement des informations disponibles. L automatisation des fonctions et des tâches offerte par le progiciel a permis, également aux managers, de libérer du temps et d optimiser le fonctionnement des processus de gestion. L accès plus élargi aux données a conduit à une réduction importante de la dépendance vis-à-vis des contrôleurs dans l exploitation des informations de gestion. Ainsi le gain de temps et le partage de ces informations ont favorisé la réappropriation par les managers d une partie de leur mission de contrôle qui était jusqu à lors déléguée aux contrôleurs (préparation des budgets, suivi de la performance, conception d outils de gestion, etc.). Les managers ne cherchent plus des contrôleurs de gestion bureaucrates (producteurs de chiffres) mais des consultants internes (des experts). Chez Pechiney, ceci s est traduit par une réduction du nombre de contrôleurs et chez L Oréal par une réorientation de leur travail vers d autres missions ainsi que par une diminution du nombre de niveaux hiérarchiques parmi les contrôleurs. Toutefois, cette évolution n'est pas seulement le fait des ERP mais aussi le résultat d'une tendance managériale. Les managers locaux doivent piloter eux-mêmes, ce qui a évidemment des

Tawhid CHTIOUI and Az-Eddine BENNANI 11 conséquences sur le rôle des contrôleurs. «Tout ce dont ils (les managers locaux) ont besoin, c'est d'un support méthodologique et pédagogique : ils n'ont pas besoin d'un copilote, toujours tenté de prendre les commandes à la place du pilote, mais d'un navigateur» (Lorino, 1995, p. 275). Cette nouvelle tendance a poussé les contrôleurs de gestion à s approprier d autres rôles leur permettant de conserver leur pouvoir et de continuer à être indispensables aux managers. Chez FTM, les contrôleurs de gestion centraux participent à la conception et au paramétrage de l ERP. Le directeur de contrôle de gestion d ADP s est vu attribué la direction des systèmes d information après l implémentation du progiciel. 5.2. De nouvelles frontières Chez L Oréal, SAP a entraîné des effets non souhaités. Les contrôleurs de gestion ont vu leur métier «régresser». Une nouvelle tâche de «contrôle» 2 s est ajoutée à leur travail. Il s agit du «contrôle de cohérence» ou de «l intégrité» des informations saisies dans la base de données du progiciel. Cette nouvelle tâche est née du fait que les données sont saisies par différentes personnes qui ne respectent pas forcément les règles de saisie qui leur sont imposées. En conséquence, elle accentue l automatisation de leur travail et leur laisse beaucoup moins de temps pour l analyse et l aide à la décision, considérées comme le cœur de leur métier [Figure 1 : Schéma inspiré de Bouquin, (2001)]. Travail du contrôleur de gestion Maîtrise Maîtrise Vérifier Vérifier Avant les ERP Avec les ERP Fig. 1 : Evolution du travail des contrôleurs de gestion chez L Oréal 2 Le mot «contrôle» ici doit être compris dans le sens de «vérifier» alors qu en contrôle de gestion, il signifie «maîtriser».

12 Le contrôleur de gestion et les progiciels ERP : nouvelles perspectives ou nouvelles frontières Dans les cas ADP et FTM la mise en place de l ERP, a engendré la naissance de conflits entre les niveaux de contrôle de gestion. En effet, la transparence de l information ainsi que sa disponibilité à tous les niveaux de l organisation ont conduit les contrôleurs de gestion centraux d interpréter davantage par eux-mêmes ces informations afin d élaborer leur reporting destiné à la direction générale. Par conséquent, ils considèrent moins les avis des contrôleurs de gestion fonctionnels. Ces derniers voient souvent ceci comme cause d interprétations erronées qui ne tiennent pas compte de la réalité du terrain. Dans ce sens, le contrôleur de l un des départements d ADP explique : «Les analyses faites par le contrôleur central sur la seule base d'informations financières ne sont pas suffisantes, il faut toujours se référer aux contrôleurs de gestion dans les départements dans toutes les analyses qui les concernent car ils sont en contact direct avec le terrain et peuvent avoir des informations qui ne sont pas forcément disponible sur l ERP.» Notons que ce résultat est conforme à l hypothèse de l émergence. Ici, il s agit d une émergence-conflit 3 (Rowe, 1999). Dans cette perspective, les TIC ne déterminent ni les organisations, ni les comportements. Le changement est ainsi considéré comme dialectique et conflictuel. «Face à de tels enjeux, on comprend que, faute de connaître la place que leur donnera le nouveau système et leur propre capacité de modélisation, de nombreuses coalitions se forment pour rejeter le changement ou pour défendre, voir construire, leur spécificité organisationnelle en faisant courir au projet un risque de balkanisation» (Rowe 1999, p 15). Ce conflit entre contrôleurs a été accompagné par un mouvement centralisateur fort de la fonction contrôle de gestion. D une part, les contrôleurs de gestion fonctionnels font de plus en plus appel au niveau central pour demander des informations qu ils n arrivent pas à trouver sur un système «qui n est pas conçu pour leurs besoins fonctionnels» et à partir d un progiciel qu ils ne maîtrisent pas parfaitement. D autre part, les contrôleurs centraux font appel de moins en moins aux contrôleurs fonctionnels pour faire des analyses ou préparer 3 L émergence-conflit : est celle où, dans le processus de changement, les choix techniques et les effets attendus ont été peu négociés et discutés suite à une perception faible de la marge de manœuvre par rapport à l environnement. des états de synthèse puisqu ils le font eux-mêmes sur la base d une information qui leur est fournie instantanément par l ERP. Notons qu un résultat analogue a été confirmé par l étude de Besson (1999). Une autre forme de «régression» valable cette fois pour l ensemble des cas étudiés consiste en une altération de la qualité de l information recueillie par les contrôleurs de gestion. En effet, l utilisation de l ERP a engendré un phénomène important : les contrôleurs de gestion se déplacent beaucoup moins qu avant pour aller chercher l information du fait que le progiciel leur fournit les données instantanément sur leurs écrans. Si nous ajoutons à cela le fait que l ERP favorise le transfert d informations quantitatives à dominance financière, nous constatons que les contrôleurs de gestion sapent la possibilité de cueillir une information qualitative non formalisée, souvent importante pour la planification stratégique et la prise de décision. 6. Discussion Nous avons constaté une divergence assez surprenante entre les différents cas quant à l évaluation de l impact des ERP sur le métier du contrôleur de gestion. En effet, l exploration de ces différences nous a révélé l existence de deux facteurs importants qui ont pu avoir un effet plus déterminant que les progiciels ERP eux-mêmes : la volonté de la direction générale et la position du contrôleur de gestion dans l organisation. Un contrôleur de gestion de chez L Oréal nous disait : «les impacts négatifs de SAP R/3 sur mon travail n ont pas pour cause le système lui-même mais plutôt la manière que la direction générale m a imposée dans son usage.». Chez Pechiney, la direction générale a confié le rôle de saisie et de vérification des données au service comptable pour libérer les contrôleurs de gestion pour des activités à plus grande valeur ajoutée. Dans les cas ADP et FTM, nous avons constaté une divergence dans les impacts entre les contrôleurs fonctionnels et les contrôleurs centraux. L ERP permet à ces derniers d améliorer leur productivité grâce à une traçabilité des opérations et une disponibilité instantanée des informations. Le chef de département contrôle de gestion d ADP affirme : «On n a pas changé nos effectifs après ERP, mais on a eu plutôt un gain de temps : on est passé au régime 35 heures sans augmenter le nombre de contrôleurs de gestion, on a gagné 10% de productivité grâce à ERP, c est très net. Et plus on sera intégré plus on sera performant de point de vue temps que qualité.» Néanmoins, les contrôleurs de fonctions ne ressentent pas encore de changements radicaux

Tawhid CHTIOUI and Az-Eddine BENNANI 13 dans leur travail. De plus, ils ont beaucoup de difficultés à extraire des informations spécifiques à leurs besoins. En effet, l ERP est paramétré soit pour répondre à des besoins centraux soit sur la base de méthodes communes à toute l entreprise, ce qui fait que les besoins spécifiques aux entités décentralisées ne sont pas totalement satisfaits. Dans ce sens, le chef de département «exploitation» de l entreprise ADP précise : «On a voulu une fois ressortir les recettes et les coûts par aérodrome, il a fallu à mon contrôleur de gestion travailler pendant 15 jours car, le système ne permettait pas d avoir des données séparées par aérodrome.» Dans le même ordre d idées le contrôleur de gestion de FTM affirme : «Oracle Applications est un système qui nous a été imposé par la société mère France Télécoms. Dans la phase de paramétrage, on a occulté les contrôleurs des filiales. Même si on nous a demandé nos avis, on les prenait sans approfondissement considérable.» Notons que ces constatations sont conformes aux résultats trouvés par Coat et Favier (1999) en étudiant les effets du projet d implantation de SAP R/3 dans la société Autoroutes du Sud de la France (ASF) où les opérationnels considèrent que ce projet a été imposé par la hiérarchie sans considérations pour ceux qui l utilisent. Donc, la position du contrôleur de gestion dans l organisation et de ce fait sa participation à la configuration du progiciel ERP est déterminante pour pouvoir bénéficier des impacts positifs de son utilisation. C est ainsi que nous avons constaté que ce progiciel améliorerait le travail des contrôleurs de gestion centraux plus que celui des contrôleurs de fonction. Ces résultats confirment bien l absence de l hypothèse déterministe : on est soit dans le cadre d une approche intentionnaliste ou dans celui d une approche émergente que Rowe (1999) qualifie d une émergence-jeu 4. Dans cette perspective et dans le cas d implantation d un progiciel ERP, la direction générale aura ses intentions stratégiques mais aussi, elle devrait savoir pertinemment qu elle ne peut pas maîtriser toutes les conséquences qui peuvent découler de l introduction de cette nouvelle technologie. «Le système est en permanence réinventé et réinterprété. L engagement ouvre sur un jeu.» (Rowe, 1999, p.15) 4 L émergence-jeu : Rowe la définit par une action perçue comme non fortement contrainte (qui commence par les expérimentations et les essais-erreurs) avec des implications incertaines des choix sur l organisation. 7. Conclusion Notre étude a pu montrer que l introduction des progiciels ERP dans les organisations induit des changements notables sur le travail des contrôleurs de gestion. Elle ouvre de nouvelles perspectives pour une meilleure valorisation du travail du contrôleur de gestion grâce à une focalisation accrue sur l analyse et le conseil aux dépens des tâches routinières plus classiques. Cependant, elle établit également de nouvelles frontières pour les contrôleurs de gestion en provoquant des conflits entre les niveaux central et opérationnel, en favorisant une centralisation des responsabilités et des tâches, et en engendrant une perte dans la qualité de l information recueillie. Ces changements ont d ailleurs poussé les contrôleurs de gestion à s approprier d autres rôles organisationnels de conception et de gestion des systèmes d information. Nous avons également pu rejeter une hypothèse déterministe de l impact des ERP sur le travail des contrôleurs de gestion puisque les changements induits sont plutôt décidés par la volonté managériale et par la position du contrôleur dans l organisation. En définitif, ce travail nous a permis de contribuer à la réflexion sur les nouvelles attributions du contrôleur de gestion suite à la forte diffusion d un nouvel outil de pilotage, l ERP. Les résultats que nous avons dégagés se basent sur la littérature mais émergent principalement du terrain, ce qui accentue leurs intérêts. Néanmoins, certaines limites peuvent être soulignées. D abord, et comme pour toute étude autour d un événement, les conséquences liées à l événement (ici l introduction d un ERP) ne peuvent pas être isolées des autres transformations dans l entreprise et/ou son environnement exogène. Ensuite, les données recueillies ne sont pas très abondantes et ne couvrent pas tous les ERP disponibles sur le marché. Enfin, les techniques utilisées sont critiquables : les entretiens semi-directifs engendrent une double déformation. La première est l œuvre de l interviewé qui déforme les questions en fonction de son interprétation. La seconde est l œuvre du chercheur qui interprète les réponses au travers de ses schèmes. Cette critique est défendable par le fait que notre recherche est exploratoire et que ces techniques ne servent que pour mieux appréhender le sujet. La validation des résultats passe obligatoirement par une recherche plus approfondie. Enfin, nous pensons que la recherche sur l impact des progiciels ERP sur le travail des contrôleurs de gestion présente un terrain riche à explorer et que certains résultats issus de ce travail, peuvent être encore approfondis et testés dans le cadre d un travail futur.

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Tawhid CHTIOUI and Az-Eddine BENNANI 15 Copyright 2009 by the International Business Information Management Association (IBIMA). All rights reserved. Authors retain copyright for their manuscripts and provide this journal with a publication permission agreement as a part of IBIMA copyright agreement. IBIMA may not necessarily agree with the content of the manuscript. The content and proofreading of this manuscript as well as any errors are the sole responsibility of its author(s). No part or all of this work should be copied or reproduced in digital, hard, or any other format for commercial use without written permission. To purchase reprints of this article please e-mail: admin@ibima.org.