Risques bancaires et transferts de risques



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EXPERTISES Risques bancaires et transferts de risques par Michel Aglietta N 1.2003

Risques bancaires et transferts de risques par Michel Aglietta Professeur des Universités-Paris X Conseiller économique de Groupama Asset Management

GROUPAMA ASSET MANAGEMENT Collection Expertises Directeur de la publication : Laurent Berrebi Dépôt légal : août 2003 ISSN : en cours

Préface Aujourd hui, dans un environnement économique et financier tourmenté à faible visibilité, les acteurs financiers ont plus que jamais besoin d analyses sur les questions fondamentales qui les préoccupent et qui ont des implications directes sur l appréciation des marchés. Pour répondre à ce besoin, Groupama Asset Management crée la collection Expertises. Les travaux de fond menés par nos équipes de recherche et notre indépendance d esprit nous permettent d apporter des réponses, même sur les sujets les plus délicats. L approche est résolument concrète et pratique et non académique, car notre volonté est de rendre la lecture de ces études accessible à la plus grande partie des lecteurs, même celles qui font appel aux notions théoriques les plus complexes. Elle se fixe donc de satisfaire les critères de ce qui fonde pour nous le travail bien fait : compétence, sérieux, impartialité et accessibilité. Nous inaugurons la collection avec un sujet brûlant pour les places financières et sur lequel nous travaillons depuis le début 2003 : les produits de transfert de risques bancaires. Même les agences de notation s y intéressent de très près, au vu de la publication début juillet d un rapport de Standard and Poor s consacré aux produits dérivés. Dans une optique de long terme, ces produits autorisent une meilleure allocation du risque entre les acteurs et préservent ainsi le système bancaire. Ne faut-il pas d ailleurs y voir l une des principales raisons pour lesquelles le système bancaire américain est toujours en excellente santé et les États-Unis absorbent jusqu à présent mieux les chocs économiques que dans le passé? 1

Cependant, tout n est pas rose, loin de là. Les risques de contrepartie sont en quantité bien plus importante aujourd hui qu au début de la décennie 90 du fait d une situation financière bien pire des entreprises et des ménages. Et, dans une période continue de baisse des taux longs depuis 2001, le coût de l option gratuite attribuée aux ménages américains pour leurs renégociations de leurs crédits immobiliers est considérable. Il convient alors de se poser les questions suivantes : Comment les banques se sont-elles débarrassées du risque? Où ce risque se trouve-t-il et qui le détient? Ces produits ont-ils favorisé l explosion des crédits à la fin de la décennie 90 sur des emprunteurs de mauvaise qualité? Ont-ils été suffisamment appréciés et analysés par le porteur final à la recherche de rendements plus élevés? Sontils à l origine d une instabilité plus grande des marchés, notamment en période de crise? Et les défaillances éventuelles sont-elles supportables ou peuventelles entraîner un risque systémique? Finalement, à l heure où Freddie Mac et Fannie Mae défrayent la chronique, ne sommes-nous pas dans un type de crise tout à fait nouveau où les banques seront les derniers agents économiques à être touchés, une fois que les autres investisseurs n auront plus les capacités financières suffisantes pour absorber le risque dont elles se déchargent aujourd hui? Michel Aglietta, professeur à l université Paris X Nanterre et conseiller économique de Groupama Asset Management, spécialiste de grande renommée des marchés monétaires et financiers, répond à ces questions dans son style clair et rigoureux. Nous ne doutons pas que cette étude apportera sa contribution au débat qui s ouvre. Francis Ailhaud Président du Directoire 2

Résumé Depuis l année 2001 les banques européennes ont subi une baisse sévère de leurs résultats nets, alors que les banques américaines ont mieux tiré leur épingle du jeu. L environnement économique bien plus favorable dans les années 1990 et les réformes prudentielles introduites aux États-Unis à la suite de la crise immobilière de 1990-1991 expliquent seulement une partie de ces différences. La politique monétaire américaine bien plus réactive à la baisse boursière et à la dégradation de la qualité des crédits en explique une autre part. Mais les performances contrastées invitent à une réflexion sur l exposition au risque et sur l aptitude à le gérer selon les structures bancaires. On sait que le crédit intermédié domine toujours en Europe continentale et que la banque universelle est la structure dans laquelle les banques cherchent à s adapter à l essor de la finance de marché. Le système américain est, au contraire, largement fondé sur le financement direct de marché, sur la titrisation des crédits bancaires et sur le développement des techniques de transferts de risques des banques aux non-banques via les marchés dérivés. La question est alors celle de la vulnérabilité de ces deux logiques d intériorisation ou d extériorisation du risque aux fluctuations cycliques globales et à la volatilité des marchés financiers. La fragilité financière se trouve dans des processus qui entraînent l interdépendance des risques, susceptible de provoquer leur autorenforcement endogène, alors que du point de vue des établissements financiers, ce sont des techniques censées les diversifier et les disséminer. On met en évidence cette interdépendance dans le financement du logement aux États-Unis, où la titrisation par les agences spécialisées relie étroitement le financement du 3

logement au marché mondial des capitaux et peut ainsi entretenir des bulles spéculatives. On montre aussi que la recherche de protection bancaire contre le risque de crédit par les produits dérivés tend à dégrader la qualité de l évaluation du risque de crédit. Les chaînes de transfert qui vont essentiellement des banques aux compagnies d assurances sont vulnérables à la dégradation macroéconomique des entreprises support du risque. Car la simultanéité des événements de crédit met les preneurs de risque en difficulté et les force à vendre des titres dans des marchés baissiers, ce qui en retour réagit défavorablement sur la notation des entreprises et sur les spreads de crédit. Un cercle vicieux se noue par l incapacité des preneurs de risque à en supporter la réalisation. 4

INTRODUCTION Les raisons de s intéresser aux banques Depuis l automne 2002, la presse spécialisée s est fait l écho d une détérioration de la qualité du crédit porté par les banques. Les agences de notation ont dégradé des groupes bancaires de très grande taille des deux côtés de l Atlantique ou les ont placés sous surveillance. J. P. Morgan Chase aux États-Unis, les trois grandes banques allemandes (Deutsche Bank, Dresdner Bank, Commerzbank), ABN-Amro aux Pays-Bas, les banques espagnoles SCH et BBVA, le Crédit Suisse et d autres banques européennes célèbres sont dans le collimateur des agences de notation. Les marchés boursiers ont surréagi à ces migrations de notations. Les valeurs bancaires qui avaient bien résisté jusque-là au ralentissement économique et aux difficultés financières des entreprises ont chuté de manière spectaculaire et largement indifférenciée. De leur côté, les spreads de taux sur les instruments de couverture des risques bancaires ont fait des bonds, notamment parmi les banques allemandes, suisses et espagnoles. Certes ces mouvements violents des marchés s inscrivent dans un climat de pessimisme profond où les mauvaises nouvelles font immédiatement l objet d une interprétation négative commune des participants et sont donc répercutées dans des prix en baisse. Cependant, ce sont peut-être des indicateurs d une aggravation des difficultés économiques dans la phase du cycle financier que nous vivons. L expérience historique nous enseigne, en effet, que les crises bancaires ne se produisent pas (lorsqu elles se produisent) au moment du retournement des prix des actifs financiers, mais avec un retard de plusieurs trimestres, voire de plusieurs années. C est ainsi que la crise financière a débuté 5

en octobre 1929, d une manière classique par l éclatement de la crise boursière. À la mi-1930, la récupération de l activité économique semblait en bonne voie lorsqu une première vague de faillites bancaires est intervenue, accentuant fortement les forces récessives. Deux autres vagues de faillites bancaires à l automne 1931 et à l hiver 1932-1933 ont transformé la récession en dépression catastrophique. Plus près de nous, le Japon offre un exemple éloquent. Les banques japonaises détenaient d importants portefeuilles d actions et de crédits avec des collatéraux immobiliers à la fin des années 1980. Les cours boursiers se sont retournés au dernier trimestre 1989 et les prix immobiliers quelques mois plus tard. Mais la première grande contraction du crédit bancaire n est apparue qu au cours du second semestre de l année 1992 et surtout en 1993. La deuxième phase, qui a enfoncé l économie dans le marasme et la déflation dont elle est encore prisonnière, a commencé fin 1997 en même temps que la crise asiatique. Il y a de multiples raisons au retard de la perception des difficultés bancaires. La sensibilité des banques aux variations du prix des actifs n est pas facile à estimer, parce que la plus grande partie du bilan bancaire n est pas en valeur de marché. L appréciation d une trop grande vulnérabilité des banques au risque de crédit est pratiquement impossible de l extérieur, parce qu on ne sait pas définir a priori un seuil de surendettement des débiteurs, avant qu il ne se révèle dans les difficultés à honorer les engagements sur les crédits passés et à les renouveler dans de bonnes conditions. Ainsi, l asymétrie d information dont disposent les banques à l égard de leurs clients vis-à-vis des autres investisseurs joue en leur faveur tant que les prêts à problème ne sont pas révélés publiquement. Ces difficultés à évaluer la situation financière des banques se sont récemment amplifiées avec l usage des techniques de transfert de risques. Ces techniques consistent à dissocier les financements (flux de fonds) 6

INTRODUCTION et les risques supportés par les crédits. Il en résulte que les bilans sont trompeurs quant au niveau et à la nature des risques portés par les banques. Corrélativement, des chaînes de transfert du risque de crédit se sont répandues dans les systèmes financiers. Elles font porter par des non-banques des risques de crédit qu elles n ont pas elles-mêmes évalués, sans que l on connaisse bien la capacité de ces institutions financières à les absorber sans dommage pour l économie globale. Ces questions nouvelles ont des conséquences pour estimer l ampleur et la durée de l ajustement financier en relation étroite avec l orientation de la politique monétaire. Car les crises bancaires doivent être stoppées dès leur amorce sous peine de dégrader fortement la situation économique. En effet, des banques en mauvaise santé deviennent très restrictives dans la distribution des crédits. Elles réduisent sensiblement l efficacité de la politique monétaire et augmentent les coûts de l intermédiation financière. Tels sont en tous cas les enseignements des crises bancaires. Il n est pas sûr que les innovations dans la gestion du risque modifient sensiblement ce constat. Nous nous attacherons donc à dresser un état de la situation des banques américaines et européennes dans une première partie. Nous nous intéresserons aux transferts de risque entre banques et non-banques et à leurs conséquences possibles dans une seconde partie. 7

Situation des banques américaines et européennes : regards croisés Il n est pas facile d avoir un point de vue synthétique sur la situation du secteur bancaire tant les banques sont hétérogènes par leur taille et par leur participation aux activités financières. Aux États-Unis toutefois, la FDIC (Federal Deposit Insurance Corporation) dresse des bilans trimestriels. En Europe, l information est plus dispersée. Elle vient des banques centrales ou des organes de supervision et de la profession elle-même. On cherchera à mettre en évidence les facteurs macroéconomiques qui affectent la situation financière des banques à des degrés différents selon les pays, puis les différences structurelles qui expliquent les disparités de rentabilité, enfin les risques latents qui motivent le regain d inquiétude actuel. Les facteurs macroéconomiques Le retournement du cycle économique et financier depuis le second semestre 2000 n a pas été homogène entre les États-Unis et l Europe. La corrélation la plus forte s observe entre les indices boursiers. Le coefficient de corrélation entre le S&P 500 et l Euro Stoxx 50 est passé de 0.60 à la fin 2000 à un plateau élevé entre 0.75 et 0.77 de fin avril 2001 à fin juin 2002, pour atteindre 0.83 à la fin octobre 2002. La corrélation de la production industrielle entre les États-Unis et les principaux pays de l UEM (Allemagne, France, Italie) a atteint 0.80 en moyenne dans les années 2001-2002. Mais le secteur des ménages a connu un dynamisme supérieur aux États-Unis, de sorte que le PIB a crû plus vite en 2002 après un fléchissement plus accusé au cours de 2001. Il s ensuit que l évolution du crédit aux sociétés privées a subi un très fort ralentissement 8

Situation des banques américaines et européennes : regards croisés des deux côtés de l Atlantique et même une baisse absolue aux États-Unis, tandis que le crédit aux ménages et aux petites entreprises a été influencé par les conditions locales de la demande. En outre, le financement par titres étant beaucoup plus développé aux États-Unis, des substitutions entre crédit bancaire et dette de marché bénéficient à un plus grand nombre d agents non financiers qu en Europe. CRÉDITS À LA CONSOMMATION (CA, en %) 18 16 ROYAUME-UNI 14 12 10 8 6 ÉTATS-UNIS 4 2 0 ZONE EURO D M J S D M J S D M J S D M J S D M 1998 1999 2000 2001 2002 2003 CRÉDITS IMMOBILIERS (CA, en %) 18 16 ZONE EURO 14 12 10 ÉTATS-UNIS 8 6 4 ROYAUME-UNI 2 0 D M J S D M J S D M J S D M J S D M 1998 1999 2000 2001 2002 2003 9

CRÉDITS AUX ENTREPRISES (CA, en %) 14 12 10 8 6 4 2 0 ROYAUME-UNI ZONE EURO ÉTATS-UNIS - 2-4 D M J S D M J S D M J S D M J S D M 1998 1999 2000 2001 2002 2003 Les banques ont donc été affectées différemment selon la répartition de leurs activités en banque de détail, financement des sociétés, banque d affaires et de marché, gestion d actif et assurance-vie. Entre les principaux pays européens, la croissance des prêts accordés par les systèmes bancaires est fortement contrastée : la décélération a été très forte en France, en Italie et surtout en Allemagne depuis le retournement conjoncturel de 2000, le dynamisme du crédit s est maintenu au contraire, en Espagne et au Royaume-Uni (tableau 1). TABLEAU 1. LA CROISSANCE DES PRÊTS ANNUELS ACCORDÉS PAR LES SYSTÈMES BANCAIRES (en %) Pays 1999 2000 2001 2002 France 5.7 7.8 3.3 3.6 Allemagne 6.5 5.0 3.4-0.3 Italie 10.8 14.2 7.6 3.0 Espagne 14.0 16.2 11.5 12.0 Royaume-Uni 6.5 10.1 9.9 13.3 Zone euro 7.3 8.5 6.2 3.1 Source : Schroder Salomon Smith Barney, Industry report, janvier 2003. 10

Situation des banques américaines et européennes : regards croisés L opposition entre les deux catégories de pays se trouve essentiellement dans la banque de détail. La vigueur du marché immobilier en Espagne et au Royaume-Uni a soutenu le volume du crédit. La baisse du crédit en Allemagne vient de la mauvaise situation financière des PME qui s ajoute à des dépenses des ménages atones. Les banques françaises et italiennes sont dans des positions intermédiaires. Mais les revenus des banques dépendent aussi directement des marchés boursiers. C est dans l année 2002 que les revenus des banques européennes se sont fortement détériorés. La baisse a été de 3% en tenant compte du Royaume-Uni et de 5% pour la zone euro. Ce sont les revenus de la banque d affaires qui ont le plus souffert de la baisse boursière, laquelle a laminé les commissions en stoppant les fusions et les introductions nouvelles en Bourse. Plus généralement, toutes les activités des banques dépendant des variations des prix de marché ont été affectées. Or, les banques universelles européennes qui détiennent et négocient des actions y sont plus sensibles que les banques américaines qui, hormis les plus grandes, n en détiennent pas. Enfin les profits des banques peuvent être plus affectés que leurs revenus si la qualité des crédits se dégrade. Aux États-Unis, les prêts non performants se sont multipliés depuis 2001 dans les entreprises industrielles et commerciales. La combinaison de la baisse des profits et de l endettement excessif a accru sensiblement les taux de perte sur ce type de prêts. Mais d après la FDIC, ces pertes concernent essentiellement la répercussion sur les grandes banques (de plus de un milliard de dollars d actifs) de la dégradation des situations financières des grandes entreprises. À la fin du premier semestre 2002, cette catégorie de prêts représentait 25% du total des prêts bancaires et 32% des pertes sur crédits. Les pertes ont été concentrées parmi les firmes notées dans les échelons speculative grade 11

qui ont rencontré de grosses difficultés à refinancer leurs dettes à cause du durcissement des conditions de crédit (hausse des primes de risque accompagnée de rationnement). Néanmoins, la rentabilité globale du système bancaire a résisté parce que les banques ont su gérer activement leurs risques et parce qu elles ont bénéficié d un environnement monétaire favorable. La réaction a porté sur la diminution des coûts opérationnels et le transfert des risques. Le soutien de la politique monétaire a permis à la fois la progression du crédit aux ménages, et l augmentation du PNB bancaire grâce à l accroissement de la pente de la courbe des taux. Enfin, les banques américaines étaient solidement capitalisées grâce aux profits accumulés pendant les années fastes de la décennie 1990 et aux nouvelles dispositions de l assurance des dépôts (Federal Deposit Insurance Corporation Improvement Act) qui ont incité les banques à renforcer leurs fonds propres. C est pourquoi le système bancaire dans son ensemble est bien plus robuste que lors de la récession du début des années 1990. À l époque, le ratio des prêts non performants au total des prêts du système bancaire était passé de 3% à 4.1%. Entre 2000 et 2002, il est passé de 1% à 1.55%. Les données américaines sur les prêts non performants permettent une analyse comparée de la détérioration de la qualité des prêts dans les deux périodes par taille de banque et par origine de la variation. Elle distingue, en effet, la dégradation du ratio global due aux changements de la qualité des prêts au sein des banques (effet interne) de la dégradation due à la modification des parts de marché entre les banques (effet de réallocation). Ce second effet résulte de ce que les banques qui prennent plus de risques peuvent accroître leur part dans le total des prêts bancaires. Le tableau 2 ci-après montre que l effet interne a dominé dans les deux périodes. 12

Situation des banques américaines et européennes : regards croisés TABLEAU 2. DÉCOMPOSITION DE L AUGMENTATION DU RATIO DES PRÊTS NON PERFORMANTS DES BANQUES AMÉRICAINES DANS DEUX PÉRIODES DE DÉTÉRIORATION DE LA QUALITÉ De 1988 à 1991 De 1999 à 2002 Variation en % 1988 : 4 1999 : 4 1991 : 2 2002 : 3 Variation totale 1.08 0.56 Effet de réallocation 0.13-0.10 Effet interne 0.95 0.66 Dont : Grandes banques 0.48 0.57 Banques moyennes 0.42 0.06 Petites banques 0.02 0.03 Source : FRB of NY, Current Issues, vol. 9, n 4, avril 2003. La concentration du risque sur les grandes banques est très nette dans les difficultés financières contemporaines. Elles font surtout des prêts industriels et commerciaux (domestiques et étrangers) qui ont été au cœur du retournement économique depuis l an 2000. La baisse de qualité sur cette catégorie représente 85% de l accroissement des prêts non performants des grandes banques. En revanche l absence de retournement immobilier résidentiel et la croissance maintenue de la consommation ont préservé les autres catégories de banques d une baisse significative de la qualité de leurs prêts. Cela contraste avec la récession de 1991 qui avait été déclenchée par le retournement du marché immobilier sur lequel les banques régionales moyennes étaient très engagées. En Europe, on ne dispose pas d informations aussi fines sur la qualité des prêts bancaires. Lorsque l accroissement du risque est mesuré par l augmentation des provisions pour mauvaises dettes, la plus forte détérioration s est produite en Italie et surtout en Allemagne à cause des faillites nombreuses des PME. Les grandes banques allemandes ont le plus souffert parce que les pertes sur les mauvaises dettes ont été amplifiées par la fonte des gains en capital sur leurs détentions d actions. 13

Le tableau 3A récapitule les changements dans les comptes d exploitation bancaires et les provisions, aboutissant aux variations du résultat net du premier semestre 2001 au premier semestre 2002. On remarque surtout l opposition entre les États-Unis et l Allemagne en terme de PNB et l effort énorme de compression des coûts des banques allemandes qui leur permet de conserver une augmentation du RBE voisine de la moyenne des banques américaines. Mais la dégradation de la qualité des crédits et les moins-values sur les actions détenues sont telles en Allemagne que le quasi-doublement des provisions fait plus qu absorber le RBE, provoquant une baisse sévère du résultat net. Aux États-Unis, les revenus évoluent de manière assez homogène entre les grandes banques et la moyenne du système bancaire. C est la rationalisation des coûts qui permet aux grandes banques d avoir un RBE supérieur. Des données plus récentes peuvent être rassemblées dans le tableau 3B pour les grandes banques européennes en 2002. La baisse sévère des Bourses au cours de l année 2002 a provoqué une contraction généralisée des revenus dépendant des performances des marchés d actions. Cela a affecté défavorablement le PNB des banques européennes qui, hormis les anglaises, sont des banques universelles. Cependant, les grandes banques françaises continuent à bénéficier de prêts soutenus dans leurs réseaux de clientèle de détail couplés à la rémunération non concurrentielle des comptes de dépôts. En revanche, les banques des autres grands pays de la zone euro ont subi à la fois la contraction des crédits et l érosion des marges d intérêts avec la diminution des taux courts. Cette situation française particulière a dû justifier le retard pris dans la chasse aux coûts d exploitation, alors que les banques allemandes et espagnoles ont poursuivi leurs efforts de rationalisation. Les conséquences sur le RBE en sont spectaculaires, puisque les banques allemandes enregistrent la meilleure progression et les banques françaises la plus grande détérioration. 14

Situation des banques américaines et européennes : regards croisés La baisse des revenus des banques allemandes a été la plus importante. Elle s est produite sur une rentabilité déjà faible dans les années 1990. On sait que les banques allemandes jouent un très grand rôle dans le financement des PME industrielles qui sont traditionnellement le fer de lance de l économie allemande. Elles ont noué des relations de long terme qui garantissent des lignes de crédit aux entreprises au-delà des avatars de la conjoncture. Or, les PME allemandes ont beaucoup souffert de la surévaluation du change et des difficultés d ajustement de l économie allemande après la Réunification. Lorsque le cycle financier global s est retourné en 2001, ces entreprises ont subi une contraction de leur marché qui a mis leur solvabilité en doute. Les banques ont dû renoncer à leurs relations coutumières avec ces entreprises. Il en a résulté une forte contraction à la fois de la demande et de l offre de crédit, qui ont provoqué une réduction massive des revenus d intérêt. Comme le produit net bancaire, les provisions pour pertes potentielles ou réalisées sur les crédits et pour dépréciation d actifs ont été très inégales selon les pays. Les banques dont les provisions ont le plus progressé et dont les montants sont hauts par rapport au RBE ont subi un effet dévastateur sur le résultat net. Les baisses sont généralisées, mais provoquées par des causes différentes : pertes en Amérique latine pour les banques italiennes et surtout espagnoles, défauts d entreprises et contre-coup de la débâcle des filiales d assurance-vie et de réassurance en Allemagne. Pour préserver le ratio de capital, les établissements qui ont enregistré des très fortes réductions du résultat net ont cédé des actifs et procédé à des restructurations d activités. La Banque centrale européenne apporte des informations complémentaires pour le système bancaire agrégé de la zone euro dans un rapport récent (février 2003) sur la stabilité du système bancaire en Europe. L étude montre comment le ralentissement de la croissance des prêts, la détérioration de leur 15

qualité et la baisse des bourses, ont affecté la profitabilité des banques selon leur taille. Le tableau 4 indique les revenus, les coûts et les profits (en % du total des actifs) par classe de taille. On remarque que les petites banques, avec leurs clientèles de ménages et de PME, bénéficient d avantages de proximité qui leur donnent des marges d intérêts et des commissions élevées. Leur taux de revenu est très supérieur à celui des autres banques. Mais on remarque que, conformément à la théorie, il y a des rendements d échelle limités dans la banque. Les charges d exploitation sont à peu près les mêmes pour les banques moyennes et pour les grandes banques. Ils sont plus élevés dans les petites banques qui ont donc moins de possibilités de rationaliser leurs coûts. Surtout, les provisions pour risques, pèsent beaucoup plus lourd dans les petites banques lorsque la qualité des crédits se dégrade. En l espèce, c est surtout la détérioration financière des PME allemandes qui se reflète sur les provisions des banques régionales allemandes. Ce sont pourtant les grandes banques qui provisionnent le plus. Mais à l opposé de la situation américaine, ce sont les petites banques qui portent une part plus élevée des risques de mauvaise qualité par rapport au total des crédits ou des fonds propres (tableau 5). La comparaison des incidences sur les banques de la dégradation des conditions macroéconomiques fait donc apparaître l importance des structures financières dans l absorption des pertes liées aux excès antérieurs du crédit. On s attachera ci-dessous à évaluer l efficacité des actions sur les structures qui s attachent à diminuer le niveau de risque. Les transferts de risque des banques aux non-banques seront étudiés dans une seconde partie. 16

Situation des banques américaines et européennes : regards croisés TABLEAU 3A. REVENUS ET PROFITS BANCAIRES (variation 1 er semestre 2002 / 1 er semestre 2001 en %) Pays Intérêts Autres PNB Coûts RBE Provisions Résultat nets revenus net France 30.5-9.6 2.3 3.3 0.2 33.3-20.7 Allemagne - 10.4-2.5-5.6-11.0 14.0 82.8-32.2 Italie - 0.1-5.0-2.4-1.0-4.4 75.0-53.4 Espagne 0.4-5.6-1.6-6.5 5.6 28.7-13.3 Royaume-Uni 9.3 3.2 6.6 4.4 9.2 53.8 1.3 États-Unis (FDIC) 12.2 6.5 9.8 3.1 15.8 33.7 16.7 États-Unis (big14) 13.4 7.0 9.0-0.6 28.2 39.7 27.8 Source : FDIC et CA. TABLEAU 3B. ÉVOLUTION DU COMPTE D EXPLOITATION DES GRANDES BANQUES EUROPÉENNES (variation fin d année 2002 / fin d année 2001 en %) Pays (nombre Intérêts Autres PNB Coût RBE Provisions Résultat de banques) nets revenus d exploitation net France (4) 18.9-11.8-2.3-0.3-6.5 3.3-21.8 Allemagne (4) - 15.3-7.7-10.7-14.9 9.3 59.3-219.1 Italie (6) - 0.2-4.2-2.1-0.1-3.3-0.7-18.8 Espagne (3) - 8.4-8.2-8.3-12.3-2.7-1.8-15.1 Royaume-Uni (7) 4.2-1.7 1.6 2.0 1.1 13.4-10.7 Europe (48) 0.7-8.5-4.7-4.5-5.1 20.9-28.8 Source : CA, Rémy Contamin, Perspectives n 67, mai 2003. 17

TABLEAU 4. REVENUS, COÛTS ET PROFITS DE BANQUES EUROPÉENNES PAR TAILLE (en % du total des actifs au 31 décembre 2001) Banques Revenus Dépenses RBE Provisions Profits avant impôts Grandes 2.52 1.68 0.84 0.28 0.56 Moyennes 2.63 1.69 0.94 0.34 0.60 Petites 4.18 3.13 1.05 0.62 0.43 Total 2.62 1.71 0.91 0.30 0.61 Source : EU banking sector fragility, ECB, février 2003. TABLEAU 5. ACTIFS NON PERFORMANTS ET PROVISIONS DES BANQUES EUROPÉENNES (en % au 31 décembre 2001) Banques Total Grandes Moyennes Petites Actifs non performants et douteux/prêts et avances 2.76 2.32 3.01 7.88 Actifs non performants et douteux/fonds propres 27.83 25.03 29.21 46.08 Provisions/Actifs non performants et douteux 67.88 76.35 57.22 60.20 Source : BCE, op.cit. Les différences structurelles En résumé, le contraste entre les banques européennes et américaines concerne à la fois la profitabilité, la capitalisation et la qualité du crédit (tableau 6). Les ensembles étudiés sont peut-être hétérogènes, mais les différences sont très significatives. La profitabilité est deux à trois fois plus forte, la capitalisation rapportée à l actif total deux fois plus forte, l importance relative des prêts non performants quatre à cinq fois plus faible dans les banques américaines. 18

Situation des banques américaines et européennes : regards croisés Les réserves pour pertes sont supérieures aux prêts non performants dans les banques américaines, inférieures dans les banques européennes. On a vu l avantage que les banques américaines en ont tiré sous forme d une hausse forte de leur marge d intérêts. Le comportement des banques dans une conjoncture macroéconomique hostile dépend ainsi de leur accès à la liquidité, donc de l orientation de la politique monétaire. Mais il dépend aussi de leur structure financière qui conditionne leur réaction à la baisse de la demande de crédit. On s attend généralement que des banques bien capitalisées ne cherchent pas à prendre des risques excessifs en basse conjoncture, contrairement à des banques fragiles qui recherchent des sources de profit immédiat lorsqu elles n ont pas de réserves suffisantes. On a vu cependant que les cessions d actifs ont permis aux grandes banques européennes de préserver un ratio de capital honorable. Néanmoins le renforcement des fonds propres est bien supérieur dans les banques américaines. La théorie financière considère que, pour préserver un profil de risque robuste aux fluctuations de la conjoncture, trois orientations structurelles sont envisageables : la diversification fonctionnelle, la diversification géographique, le renforcement des fonds propres. Grosso modo les banques de la zone euro se sont orientées dans les deux premières, les banques anglo-saxonnes dans la troisième. Dans la phase descendante du cycle financier atypique qui se poursuit depuis l an 2000, ces stratégies ne paraissent pas être équivalentes. 19