WORKING PAPER 03/2007-F



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WORKING PAPER 03/2007-F La dynamique de l industrie financière Une approche territoriale à partir des fonds de pension suisses Thierry Theurillat, José Corpataux & Olivier Crevoisier Mai 2007 GRET Groupe de Recherche en Economie Territoriale

Le GRET Le GRET est un groupe de recherche sur en économie territoriale à l Institut de Sociologie Université de Neuchâtel (Suisse). L'économie territoriale, telle qu'elle est pratiquée à Neuchâtel, puise ses racines théoriques et méthodologiques dans l'économie institutionnaliste ainsi que dans la géographie économique. Tout en s'inscrivant dans des traditions différentes, l'une économique et politique, l'autre géographique, ces deux écoles se fondent sur l'articulation du spécifique et du général, de l'individuel et du collectif, du local et du mondial. Les principaux thèmes de recherche portent sur l'innovation, la circulation et l'ancrage de la monnaie et du capital, la circulation et l'ancrage du travail et des compétences. Ces différents thèmes sont abordés par le territoire, c'est-à-dire par le milieu, la ville, la région, la frontière, la proximité et les institutions, c est-à-dire les règles de jeu partagées dans la société. GRET Groupe de Recherche en Economie Territoriale Pour d autres informations sur le GRET, veuillez contacter: Groupe de recherche en économie territoriale (GRET) Institut de Sociologie Université de Neuchâtel 27 Faubourg de l Hôpital CH - 2000 Neuchâtel Suisse Tel: +41 (0) 32 718 14 20 Fax: +41 (0) 32 718 12 11 E-mail: messagerie.socio@unine.ch Web: www2.unine.ch/socio

GRET WORKING PAPER 03/2007-F La dynamique de l industrie financière Une approche territoriale à partir des fonds de pension suisses Thierry Theurillat, José Corpataux & Olivier Crevoisier Mars 2007 Article présenté à la 2 e Conférence globale en géographie économique, Beijing, Chine (25-28.06.2007). Cet article s inscrit dans le cadre d un projet financé par le Fonds National Suisse pour la Recherche Scientifique (FNSRS), «L impact des caisses de pension sur les circuits de financement et de contrôle de l économie suisse (1985-2003)». Requérants : Olivier Crevoisier et José Corpataux (n o 101412-104102/1). Groupe de recherche en économie territoriale (GRET) à l Université de Neuchâtel, Suisse i

La dynamique de l industrie financière : une approche territoriale à partir des fonds de pension suisses Thierry Theurillat, José Corpataux & Olivier Crevoisier GRET Working Paper 03/07-F Publié par le Groupe de recherche en économie territoriale, mai 2007 GRET Institut de Sociologie Université de Neuchâtel La reproduction, copie, transmission ou traduction de tout ou partie de cette publication ne doit être se faire que dans des conditions suivantes : la reproduction est autorisée pour des activités à but non lucratif ou pour l enseignement et la recherche. dans les autres cas, la permission du GRET est requise. Disponible au: Groupe de recherche en économie territoriale (GRET) Institut de Sociologie Université de Neuchâtel 27 Faubourg de l Hôpital CH - 2000 Neuchâtel Suisse Tel: +41 (0) 32 718 14 20 Fax: +41 (0) 32 718 12 11 E-mail: messagerie.socio@unine.ch Web: www2.unine.ch/socio ii

Résumé Depuis plus de vingt ans, l industrie financière croît et étend son influence au sein de l économie et de la société. Elle y développe ses circuits, y occupe des espaces particuliers, construit ses propres logiques fonctionnelles, temporelles et spatiales. Au cours des vingt dernières années, l extension de l industrie financière a été considérable, saisissant de nouveaux espaces (expansion internationale des circuits et des centres financiers, approfondissement régional) et de nouveaux pans des économies (rachats des PME par les grands groupes cotés sur les marchés, privatisation des services publics, intégration de l immobilier, du secteur des infrastructures, etc.). Notre thèse, conformément aux conceptions de l autonomie développées par Varela (REF), est que cette expansion vers l extérieur de la sphère financière est étroitement liée à sa dynamique interne. Notre approche sera territoriale dans le sens où nous mettrons en évidence le développement de pratiques spatiales (l expansion continue), de circuits (les filières financières drainant l épargne vers les marchés financiers et les circuits de contrôle croissant des grandes entreprises vers le reste de l économie) et d espaces particuliers (les places financières et la global city (Sassen, 1991)). Mots clefs : finance, places financières, caisses de pension, régions, Suisse iii

Table des matières RÉSUMÉ... III INTRODUCTION... 1 1 AUTONOMIE DE L INDUSTRIE FINANCIÈRE ET TERRITOIRE... 3 1.1 Régime d accumulation et circuit...3 1.2 Le régime d accumulation financiarisé ne recouvre pas l ensemble de l économie et de la société...4 1.3 Une approche territoriale de l industrie financière...6 2 L AUTONOMIE DE L INDUSTRIE FINANCIÈRE À PARTIR DES CAISSES DE PENSION SUISSES... 13 2.1 Les fonds de pensions suisses : des montants croissants...13 2.2 La filière des fonds de pension...14 2.3 La dynamique externe d expansion de l industrie financière...21 2.4 La dynamique interne de l industrie financière...26 CONCLUSION... 30 BIBLIOGRAPHIE... 35 iv

Liste des tableaux Tableau 1: Comparaison des critères d investissements entre les circuits réels et financiarisés.... 11 Tableau 2: Les 4 plus grandes sociétés cotées à la bourse suisse en 2004... 19 Tableau 3: Structure du marché suisse des obligations en 2004... 19 Tableau 4: L expansion géographique des investissements des caisses de pension (en millions CHF)... 22 Tableau 5: Indice LPP de la banque Pictet en 1993 et 2005... 24 Liste des cartes Carte 1 : La fortune des caisses rapportée au nombre d'emplois par région MS en 2002 (en CHF)... 17 Liste des graphiques Graphique 1: Le portefeuille des caisses de pension suisses en 1992, 2000 et 2004... 14 Liste des figures Figure 1 : La filière des fonds de pension suisses... 15 Figure 2: l Entonnoir des fonds de pension... 20 v

vi

Introduction L industrie financière occupe une place de plus en plus importante et centrale dans les économies contemporaines. Quels sont les mécanismes de ce succès? Pour les acteurs et les théoriciens néoclassiques de la finance, l efficience des marchés financiers, leur transparence et la parfaite mobilité du capital, permet une allocation plus efficace des moyens et par conséquent de meilleurs rendements du capital productif. Dans cette approche, l industrie financière tire son succès de ses effets positifs sur l économie réelle. Une seconde approche, adoptée ici, pose que la finance n est pas un simple miroir de l économie réelle et que l économie financière, loin d être un simple instrument d allocation des capitaux, possède sa propre autonomie, sa propre logique. Marchés financiers et économie réelle entretiennent des rapports complexes et en partie contradictoires et un certain nombre de tensions remettant en question la cohérence des économies régionales et nationales en découlent. Cet article montre quelle est la logique propre de l industrie financière au sein des économies. Elle y développe ses propres circuits, y occupe des espaces particuliers, construit ses propres logiques fonctionnelles, temporelles et spatiales. Au cours des vingt dernières années, l extension de l industrie financière a été considérable, saisissant de nouveaux espaces (expansion internationale des circuits et des centres financiers, approfondissement régional) et de nouveaux pans des économies (rachats des PME par les grands groupes cotés sur les marchés, privatisation des services publics, intégration de l immobilier, du secteur des infrastructures, etc.). Notre thèse, conformément aux conceptions de l autonomie développées par Varela (1989), est que cette expansion vers l extérieur de la sphère financière est étroitement liée à sa dynamique interne. Notre approche sera territoriale dans le sens où nous mettrons en évidence le développement de pratiques spatiales (l expansion continue), de circuits (les filières financières drainant l épargne vers les marchés financiers et les circuits de contrôle croissant des grandes entreprises vers le reste de l économie) et d espaces particuliers (les places financières et la global city (Sassen, 1991)). Cette thèse sera développée à partir d une étude des caisses de pension suisses. En effet, la montée en puissance des marchés financiers a été associée, à maintes reprises, au développement concomitant des investisseurs institutionnels, dont les caisses de pension (Clark, 2000 et 2003 ; Montagne, 2006). Afin de mettre en 1

évidence les relations entre les caisses de pension et l industrie financière ainsi que les changements dans les investissements qui en résultent, cet article repose aussi bien sur des données de l Office fédéral de la statistique (OFS), de 1992 à 2004, que sur des données privées sur les institutionnels suisses (Enquêtes Lusenti, Robeco et Swissca, de 1997 à 2005). Une vingtaine d entretiens semi-directifs ont été menés auprès des acteurs du secteur au printemps 2005. En outre, un panel de treize experts a été réuni à deux occasions : en décembre 2004 afin de valider les hypothèses et d identifier les sources d information et les informateurs pertinents, et en décembre 2005 afin d avoir un retour critique sur les résultats de la recherche. Cet article est divisé en trois parties. La première présente un certain nombre d approches liant sphère financière, sphère réelle et territoire. Peu néanmoins prennent en compte l espace. On débouche d une part sur une définition fonctionnelle et territoriale de l industrie financière basée sur la mobilité / liquidité des capitaux et d autre part sur une distinction des logiques financière et réelle basée sur les différences dans les critères de gestion (rendement, risque). La deuxième partie porte sur les caisses de pension suisses entre 1992 et 2004 et montre la manière dont ces dernières sont de plus en plus étroitement saisies par l industrie financière. Au-delà de l étude de cas, un certain nombre de logiques de développement de l industrie financière ont pu être dégagées. L expansion spatiale et sectorielle de l industrie financière est allée de paire avec une dynamique interne de standardisation/complexification des produits financiers, de genèse concomitante de transparence et d opacité, ainsi que d accroissement de la division du travail et de centralisation des compétences. Ainsi, par exemple, l extension géographique des investissements aux pays émergents crée de l opacité, tout en suscitant le développement de compétences, notamment dans la connaissance des marchés émergents, compétences qui se développent dans les centres financiers, à partir des compétences existantes. Enfin, la conclusion suggère de nouvelles pistes de recherche, notamment concernant les limites de l expansion de l industrie financière. Ces limites tiennent à la saturation des espaces et des secteurs qui peuvent encore être intégrés à cette logique d accumulation, ainsi qu aux difficultés croissantes de leur soumission à la logique financière. Tôt ou tard, l industrie financière rencontrera des rendements décroissants dans son expansion. 2

1 Autonomie de l industrie financière et territoire Cette première partie rappelle tout d abord la théorie du régime d accumulation financiarisé (1.1). Cette approche montre en quoi notre époque est caractérisée par la centralité des marchés financiers dans l accumulation du capital. Cependant, un régime d accumulation ne recouvre jamais l ensemble de l économie et de la société. On précisera donc ensuite en quoi des entités comme les PME ou les économies régionales ne sont que partiellement et imparfaitement saisies par ce régime d accumulation (1.2). On débouche ainsi sur un rappel des travaux qui lient logique financière et territoire. L industrie financière apparaît comme une industrie fondamentalement spatiale, puisqu elle construit et exploite la mobilité / liquidité du capital dans l espace (1.3). Ensuite, on précise, à partir de la théorie du portefeuille, les frontières entre l économie financiarisée et l économie réelle, montrant par là les différentes logiques de fonctionnement de ces entités, et par conséquent l autonomie de la sphère financière et les différents rapports qu elle entretient avec le reste de l économie et de la société. 1.1 Régime d accumulation et circuit Pour un certain nombre d auteurs (Aglietta 1998 ; Orléan, 1999 ; Boyer 2000 ; Lordon, 2000 ; Chesnais, 2001), proches ou affiliés à l Ecole de la Régulation, un régime d accumulation centré sur la finance et qualifié de régime d accumulation financiarisé aurait succédé au régime techno-industriel fondé sur une production et une consommation de masse (le régime fordiste). Rappelons que, dans le régime fordiste, la finance était subordonnée au capital industriel productif et prenait, pour l essentiel, la forme du crédit bancaire. L obtention du crédit bancaire était, de surcroît, relativement aisée et ceci pour l ensemble des entreprises. Les politiques économiques étaient à l argent «bon marché». Aujourd hui, la finance se dresse de plus en plus comme une force autonome, imposant des critères de rentabilité financière élevés (Morin, 2006), alors que les formes du financement deviennent de plus en plus hétérogènes et s effectuent de plus en plus via les marchés financiers. La finance, forme institutionnelle dominante aujourd hui, commanderait les formes et le rythme de l accumulation. Ainsi, pour Orléan (1999 : 214), «les économies 3

contemporaines ont pour caractéristiques centrales d avoir porté le pouvoir financier à un niveau jamais atteint et de l avoir placé au centre même de leur régime d accumulation». Dans des économies de plus en plus gouvernées par les marchés financiers, une approche par le circuit prend tout son sens car elle permet de cerner le rôle, la place et l influence spécifique des marchés financiers. Une approche par le circuit établit une hiérarchie entre les différents acteurs économiques en structurant la pensée en pôles, en groupe d agents ayant un rôle particulier à jouer (Monvoisin, 2000). Aujourd hui, les approches post-keynésiennes montrent comment les acteurs bancaires ou financiers occupent une place bien précise puisqu ils ouvrent le circuit économique (Bouvet, 1996 ; Rochon, 1999). La montée en puissance de l épargne collective et la concentration de sa gestion entre les mains des investisseurs institutionnels a joué un rôle important dans les transformations qui marquent le système financier (Boubel et Pansard, 2004). En effet, si les ménages détiennent directement et indirectement de plus en plus de titres, ce sont avant tout les intermédiaires financiers gérant ces fonds les banques, les compagnies d assurances et les caisses de pension qui semblent exercer leur contrôle. Aux Etats-Unis, les investisseurs institutionnels seraient devenus dès la deuxième moitié des années 70 des acteurs financiers de premier plan et gèrent depuis lors la majeure partie des actifs financiers (Orléan, 2000). Or, ceux-ci investissent principalement leurs fonds sur les marchés financiers. C est d ailleurs pour répondre à leurs besoins massifs de placement que s est développée, en partie, l industrie financière. 1.2 Le régime d accumulation financiarisé ne recouvre pas l ensemble de l économie et de la société Un régime d accumulation ne recouvre jamais l ensemble de l économie et de la société (Boyer, 1986). Il ne s agit que de la partie caractérisée par le mode de production capitaliste, c est-à-dire celle qui s organise autour de l accumulation du capital. Selon les époques, des pans plus ou moins larges de l économie échappent à cette logique, ou n y sont qu imparfaitement intégrés. Ainsi, tout le secteur étatique ou paraétatique, mais aussi l artisanat, une partie plus ou moins importante de 4

l agriculture, du tourisme, des PME, etc. s organisent, pour tout ou partie, autour de principes différents. Cette frontière entre le régime d accumulation et le reste de l économie fait que les grandes entreprises et les PME ne participent pas de la même manière au régime d accumulation financiarisé : les premières sont pleinement connectées et intégrées, les secondes plutôt exclues. De manière schématique, on a d un côté des groupes multi-établissements, multinationaux et multi-locaux, dont les têtes de groupes sont bien connectées aux milieux financiers et qui savent utiliser les ressources financières pour développer leurs activités et leur croissance externe. De l autre côté, les PME n ont pas accès aux ressources de l industrie financière et ne parviennent plus à financer leur croissance sans perdre leur indépendance (Crevoisier, 1997 ; Corpataux et Crevoisier, 2005a et 2005b). Cette frontière est cependant fluctuante et la pression à la financiarisation a conduit de très nombreuses PME à être rachetées par des grands groupes, modalité qui concrétise leur participation au régime d accumulation financiarisé (Chabanas, 2002 ; Crevoisier et Quiquerez, 2005). Ce retournement de contexte en faveur des grandes entreprises et en défaveur des PME est paradoxal puisque certains, dès les années 70, annonçaient le déclin de la grande entreprise et le retour de la PME. A l époque, l économie connaissait une redistribution des activités et des emplois au profit des entreprises de taille petite et moyenne, les grandes entreprises s efforçant au contraire de réduire leurs effectifs et d externaliser toutes les activités qu elles ne souhaitaient plus directement contrôler. Le mouvement historique de concentration qui avait entraîné, pendant les trois premiers quarts du XXe siècle, une croissance constante de la taille moyenne des entreprises semblait prendre fin. Les PME semblaient a priori mieux adaptées au monde de la «spécialisation flexible». Or, dans le même temps et paradoxalement, les marchés financiers et la bourse retrouvaient un rôle prépondérant dans le financement et la régulation du système économique alors que le poids relatifs des sociétés cotées dans l emploi productif tendait à se réduire (Gréau, 2005). S il est peut-être trop facile de conclure que la montée en puissance des marchés financiers a renversé la tendance, observons tout de même que l évolution des conditions de financement joue indiscutablement en faveur des grandes entreprises, et ce au détriment des PME. 5

1.3 Une approche territoriale de l industrie financière L approche de l école de la régulation est importante car elle met au cœur de l analyse les marchés financiers. Cependant, elle néglige l espace.la thèse défendue dans cet article met au contraire l espace au centre de la dynamique de l industrie financière. Cette relation va dans les deux sens. D un côté, la finance est fondamentalement une industrie qui crée et organise la mobilité du capital dans l espace. De l autre côté, elle influence aujourd hui considérablement l économie en général et sa géographie. Son impact ne marque pas seulement l orientation spatiale des flux (financiers), mais in fine transforme la géographie des activités productives et les hiérarchies spatiales. 1.3.1 La construction de la mobilité/liquidité du capital par l industrie financière Ce qui caractérise les marchés financiers, par opposition au capital réel, c est leur liquidité. Le capital réel (les machines, les bâtiments, les infrastructures de communication et de transport, mais aussi les compétences, les images de marques, etc.) n est pas ou peu mobile et soumet par conséquent ses détenteurs aux contraintes sociales de la proximité. La liquidité atténue le risque qu engendre l immobilisation du capital en offrant aux détenteurs de capitaux la possibilité de se désengager à tout moment de leurs investissements (Orléan, 1999 ; Lordon, 2000). Du point de vue territorial, qu est-ce que la liquidité, si ce n est la mobilité de la propriété des titres (Billaudot, 2001) entre des acteurs de plus en plus nombreux et qui participent à cet espace en expansion d échange des titres? C est ce que nous avons appelé l accroissement de la mobilité/liquidité du capital (Corpataux et Crevoisier, 2005a) : la libéralisation des mouvements de capitaux va de paire avec le développement des marchés financiers et de leur liquidité. Deux types de réformes institutionnelles de nature territoriale ont été mises en œuvre afin de construire cette mobilité/liquidité. D une part, la suppression des barrières réglementaires à la circulation des capitaux entre régions et entre nations. D autre part, le renforcement de l efficience opérationnelle et informationnelle des marchés financiers grâce à une transparence et une information publique de qualité. Pour passer du capital réel au capital financier, un certain nombre de transformations sont nécessaires, transformations qui portent sur le territoire (frontières, institutions, 6

réseaux, noeuds). En premier lieu, il est indispensable de formaliser le contrôle du capital réel par des titres (actions, parts de fonds, etc.). Ensuite, il faut favoriser la mobilité et la profitabilité de ces activités en mettant sur pied un cadre institutionnel (abolition des frontières, réglementation et fiscalité favorisant les transactions, etc.), des technologies (les marchés financiers ont été parmi les principaux utilisateurs et promoteurs de l intégration entre informatique et télécommunication (O Brien, 1992)) et bien entendu des acteurs spécialisés (entreprises du secteur de la finance, bourses, médias spécialisés, institutions de formation et de recherche, consultants, etc.). Ces transformations permettent la financiarisation des activités économiques, c est-à-dire l évaluation en continu des investissements économiques par les marchés financiers (Orléan, 1999). La comparaison systématique entre actifs financiers financiarisé devient possible ainsi que le désengagement à très court terme à l intérieur de l espace financiarisé de l économie. L industrie financière est donc une industrie fondamentalement spatiale. 1.3.2 Finance et régions : des gagnants et des perdants Si, de nos jours, les activités économiques sont de moins en moins financées par le crédit ou par l autofinancement et de plus en plus via les marchés financiers, le passage d une économie d endettement à une économie de marchés financiers soulève d importantes questions spatiales, en particulier celle de savoir où s opèrent de nos jours les processus de création monétaire. La finance, en particulier la finance internationale, se répartit de manière très hiérarchique dans l espace, quelques régions urbaines concentrant emplois et pouvoir décisionnel. De véritables pôles financiers ou «villes globales» (Sassen, 1991) se sont développés et, dorénavant, ce sont de plus en plus souvent des gestionnaires localisés dans quelques métropoles financières qui décident de la répartition géographique des investissements. Ce processus de centralisation et de concentration spatiale du système financier remet en question, à l autre extrême, le développement et surtout l autonomie des systèmes bancaires locaux. Pour Dow (1999), les politiques de libéralisation du système financier ont joué un rôle non-négligeable dans ces transformations. En effet, d une part, dans un contexte où les capitaux circulent plus librement, la recherche/préférence pour la liquidité est à l origine d un drainage accru des flux d épargne vers les places financières. D autre part, dans un contexte de concurrence 7

accrue, les banques locales ou régionales connaissent des difficultés. Certaines disparaissent ou alors sont rachetées par des banques plus grandes. Ce déclin affaiblit le pouvoir de création monétaire dans les régions périphériques (Dow et Rodriguez-Fuentes, 1997). Tout au moins, il réduit considérablement l autonomie décisionnelle locale, les banques/ succursales bancaires locales fonctionnant avant tout comme point d entrée de l épargne (Crevoisier, 2001). Ces différents éléments, renforcent, in fine, la vulnérabilité des régions périphériques. ICICICICICICICIC En bref, pour Dow, le passage à une économie de marchés financiers et la réorganisation spatiale du système financier qui en découle favorisent la concentration spatiale des activités financières. En parallèle, on assiste au déclin plus ou moins marqué des circuits traditionnels de financement. La croissance des fonds de pension n est, de surcroît, pas sans conséquence sur ces transformations spatiales..les caisses de pension se positionnent sur un segment la récolte et l allocation de l épargne des ménages occupé presque exclusivement jusqu aux années 80 par les établissements bancaires (Aglietta, 2001). Ces derniers récoltaient l épargne localement et la réinvestissaient en grande partie dans leur région d implantation sous forme de crédits bancaires, de crédits immobiliers, etc. Aujourd hui, les caisses de pension captent une part substantielle de cette épargne et concurrencent ainsi les établissements bancaires sur ce terrain. Au Royaume-Uni, Martin et Minns (1995) montrent ainsi que l émergence des caisses de retraite britanniques à la fin des années 80 a eu d importantes répercussions spatiales sur l économie du pays. Alors que l épargne est récoltée de manière homogène sur l ensemble du territoire, celle-ci est canalisée par des institutions financières implantées principalement dans le sud-est du pays. Ces fonds sont ensuite investis principalement à la bourse londonienne et seules les entreprises cotées essentiellement des grandes entreprises en bénéficient. Pratiquement, très peu est réinvesti dans les différentes régions du pays. Cette modification considérable des circuits de financement n est pas sans conséquence sur le développement économique et spatial d un pays puisqu elle place les espaces et les entreprises face à des situations très différenciées. Pour certains, l accès aux capitaux en est facilité ; pour d autres, il devient plus difficile. Tout ceci a bien entendu des conséquences importantes du point de vue du développement des régions composées de PME (Dow, 1999; Pollard, 2003; Klagge et Martin, 2005). L absence ou la disparition progressive des circuits traditionnels de financement dans 8

ces régions provoque tôt ou tard le rachat des PME en croissance par de grandes entreprises, souvent extérieures à la région. Il en découle une perte d autonomie décisionnelle régionale et corollairement des centres d accumulation (Crevoisier, 1997). Si montée en puissance des marchés financiers et transformation des conditions de financement semblent favoriser certains acteurs et certains espaces, comment l industrie financière sélectionne-t-elle aujourd hui ses «ayant-droits»? A quelle(s) principe(s) de gestion se raccrochent les acteurs financiers et quelle est la nature des critères qu ils mobilisent? 1.3.3 La frontière entre sphère financière et économie réelle : des critères de gestion différenciés Lorsque l industrie financière construit et exploite la mobilité/liquidité du capital dans l espace, elle mobilise des principes et des critères de gestion (rendement et risque) bien spécifiques, ayant des temporalités et des territorialités propres. En effet, la théorie financière moderne, inspirée de Markowitz (1959) porte sur la gestion de portefeuilles d actifs. On cherche dorénavant à maximiser le rendement et à minimiser le risque, ces deux grandeurs n étant plus forcément liées positivement grâce à une composition adéquate, diversifiée, du portefeuille (Pour une présentation objective et critique de la théorie financière moderne: Sauvage, 1999 ; Rainelli-Le Montagner, 2003). Cependant, la finance se caractérise par une conception tout à fait particulière des notions de rendement et de risque (Tableau 1), différentes de celles de l économie réelle, non financiarisée. En économie réelle, le rendement caractérise l accumulation du capital et son contrôle sur la durée, c est-à-dire en fonction des cycles économiques, qu ils soient courts (cycle de production par exemple) ou long (cycles des produits ou cycles technologiques). Cette accumulation se réalise à différentes échelles (entreprise, région, secteur ou nation) qui correspondent à l organisation de la production, de la consommation et des échanges réels. Pour l économie financière, le rendement n est pas calqué sur les cycles réels, c est-à-dire sur la durée, mais sur les rendements comparés en continu avec les rendements des autres investissements sur les 9

marchés financiers ; la logique d évaluation des marchés financiers est ainsi permanente et déconnectée du temps, souvent long, de la production (Orléan, 1999). En bref, on substitue à un engagement dans la durée la menace de départ, de défection à court terme. L accumulation dans le temps est remplacée par la mobilité dans l espace ; le lien social (stakeholder) laisse place à la valeur actionnariale (shareholder value) ; l engagement dans un projet immobilier ou industriel comportant des risques propres et des spécificités est remplacé par un acte d achat de titres standardisés. La notion de rendement «suffisant» ou «insuffisant» dépend de la base de comparaison, de la base de calcul, de l horizon temporel de valorisation, etc. Durant les années nonante, la croissance des cours boursiers rendaient très attractifs les investissements en actions. Depuis la baisse brutale des cours en 2000-2001, les investissements immobiliers sont à nouveau considérés comme attractifs pour les marchés financiers. Dans les termes de l industrie financière, les pertes réalisées sur les placements en actions ne sont pas forcément à considérer comme une erreur. L erreur consiste à perdre plus que les indices du marché ou de ne pas avoir bien diversifié son portefeuille. On devrait pourtant comparer les performances d un portefeuille placé sur les marchés avec des investissements réels directs, effectués sans passer par les circuits financiers sur une période de quinze ou vingt ans. De telles comparaisons ne sont d ailleurs réalisées qu exceptionnellement. Elles sont d autant plus difficiles que les rendements ne sont pas calculés de manière identique. Il y a donc rendement et rendement et rien ne montre que les investissements réalisés, par exemple, dans les PME non-cotées, sont moins rentables que des investissements financiarisés. En économie réelle, le risque pris par l entrepreneur est difficilement rationalisable sous la forme d un calcul. L entrepreneur fait un pari sur le futur et ce futur n est pas parfaitement connu ou connaissable. Cette incertitude a été qualifiée de «radicale» par Keynes et est réservée à des situations au devenir inconnu ou tout au moins non probabilisable. Elles exprime par l impossibilité de dénombrer les états du monde futurs (Sapir, 2000). Dans cette perspective, le futur est par définition considéré comme fondamentalement opaque (Hugon, 1990 ; Lordon, 2001). Dans la théorie financière, le terme de «risque» est appliqué aux situations à l issue imparfaitement maîtrisée mais dont tous les scénarios de sortie sont connus au départ Il est possible de leur affecter une probabilité d occurrence et ainsi prédire et calculer 10

le futur (Moureau et Rivaud-Danset, 2004) (Pour une analyse concrète de la «foi» en la théorie financière à prédire/calculer le futur, voir de Goede, 2001). Au niveau du portefeuille d actifs financiers, on peut donc réduire le risque grâce à la diversification entre les classes d actifs et entre les nations ou régions dont les rendements ne sont pas corrélés. Diversifier, c est investir dans des secteurs différents, mais aussi dans des pays dont les économies connaissent des évolutions différentes. Diversifier, c est panacher les lieux et les territoires! En économie financière, à l intérieur de la sphère financiarisée de l économie, le couple rendement/ risque correspond à une solution à trouver dans un exercice d ingénierie financière. En économie réelle, rendement et le risque s entendent par rapport aux espaces et aux temporalités propres de la production et des cycles économiques. Tableau 1: Comparaison des critères d investissements entre les circuits réels et financiarisés. Economie réelle Economie financiarisée Base de calcul Spatialités et temporalités Base de calcul Spatialités et temporalités Liquidité Coûts de transactions élevés. Difficultés d évaluation du prix des transactions. Nécessité de proximité physique, procédure longue. Prix défini en continu, coûts de transaction très bas et connus. Mobilité instantanée à longue distance par les marchés financiers informatisés et centralisés. Rendement Rendements futurs attendus du projet. Horizon temporel du projet réel, accumulation ; territoire d implantation du projet. Comparaison avec les indices des marchés (sur- ou sous-performance). Rentabilité instantanée et comparable dans le circuit financiarisé mondialisé. Risque Risque industriel, technologique, ou du marché des biens et services. Lié au territoire de déploiement du projet. Probabilisable et réductible par la diversification entre classes d actifs et entre pays aux évolutions non corrélées. Panachage de lieux et de territoires financiarisés aux évolutions non corrélées. Source : Elaboration propre 11

Dans la théorie financière standard, la finance n est que le reflet des évolutions de l économie réelle (Orléan, 1999 ; 2000 ; 2003) et son activité, dans un monde sans entraves, se résume à allouer le capital productif sans qu en retour l économie réelle n en soit perturbée. A notre sens, les relations qu entretiennent finance et économie réelle ne sont pas aussi neutres et unilatérales. Bien au contraire, des tensions existent. Détaillons en quatre : Tout d abord et au niveau des acteurs, il peut exister un conflit d intérêt entre des acteurs financiers qui ne recherchent que le rendement et le risque, au sens précédemment défini - et d autres acteurs, parties prenantes au projet, et qui souhaiteraient intégrer des critères moins financiers ou tout simplement différents tels que, par exemple, des critères de développement durable. Ensuite, et comme l observe Orléan (1999), le temps de la finance est un temps court, impliquant des évaluations fréquentes. Or, le temps de l économie réelle est un temps long. Il faut une certaine durée pour réorganiser l outil productif d une firme, innover, etc. ou tout simplement pour valoriser le capital productif. D un point de vue spatio-sectoriel, les acteurs financiers peuvent avoir des représentations qui disqualifient a priori certains secteurs et certaines régions spécialisées dans ces secteurs. Et ceci indépendamment du principe de diversification sectorielle et géographique qui, a priori, doit assurer que l ensemble des secteurs et des régions soit pris en compte. 12

2 L autonomie de l industrie financière à partir des caisses de pension suisses Cette seconde partie porte sur la dynamique de l industrie financière et traite de ses liens avec l économie réelle. Elle se base sur une étude quantitative et qualitative menée sur l utilisation des fonds des caisses de pensions suisses (2.1). De la récolte de l épargne aux investissements finaux, la filière de placement comprend plusieurs niveaux étroitement reliés à l industrie financière (2.2). Dès lors, l autonomie de l industrie financière peut être repérée en examinant d une part les relations entre l industrie financière et le contexte dans lequel elle évolue (2.3) et d autre part les dynamiques internes à cette industrie (2.4). Enfin, on débouchera en conclusion sur les limites de l expansion de l industrie financière que l on peut déduire à partir de ses logiques de fonctionnement. 2.1 Les fonds de pensions suisses : des montants croissants La Suisse, à l instar des pays anglo-saxons (Etats-Unis, Royaume-Uni, Canada ) et avec les Pays-Bas en Europe continentale, est une économie où les caisses de pension gèrent une part considérable de l épargne des ménages. Les fonds de pension suisses n ont cessé de s accroître du milieu des années 80 aux années 2000 puisque, actuellement, les générations qui constituent leur capital sont beaucoup plus nombreuses que celles qui touchent des rentes (ratio actifs/rentiers). Depuis 1998, cette épargne a d ailleurs dépassé le PIB national. Par exemple, en 2000 et 2004, le total des actifs gérés par les caisses de pension représentaient respectivement le 118% et le 108% du PIB (OFS). Au cours des années nonante, le portefeuille des caisses a changé de profil et une part de plus en plus substantielle de l argent qu elles gèrent passe aujourd hui par les marchés financiers. En effet, la part cumulée des actions et des obligations s est régulièrement renforcée, passant de 44% en 1992 (113 Mrds) à 64% en 2000 (314 Mrds) et à 63% en 2004 (307 Mrds) de la fortune totale, au détriment d actifs moins liquides tels que l immobilier direct ou encore les placements auprès de l employeur et les hypothèques (Graphique 1). 13

Graphique 1: Le portefeuille des caisses de pension suisses en 1992, 2000 et 2004 1 40 35 30 25 20 15 10 1992 2000 2004 5 0 actions et obligations et participations bons de caisse immobilier placements auprès de l'employeur et hypothèques autres actifs Source : OFS Les caisses de pension en Suisse sont-elles devenues aujourd hui des acteurs financiers à part entière et comment s insèrent-elles dans l industrie financière? De plus, dans quelle mesure l émergence de ces nouveaux acteurs a-t-elle modifié les circuits financiers, les types et les lieux d investissements réalisés? 2.2 La filière des fonds de pension Entre les espaces de récolte de l épargne et les investissements finaux, on trouve tout un circuit intermédiaire de gestion qui oriente considérablement l utilisation des fonds de pension. 1 Ce n est qu à partir de 2004 que les hedges funds et les private equity ont été comptabilisés séparément. Auparavant, ils étaient répertoriés sous actions. 14

2.2.1 Une vue territoriale de la filière En nous basant sur le travail de Martin et Minns (1995) sur l organisation spatiale de la filière «caisses de pension» au Royaume-Uni ainsi que sur les travaux de Clark (2000 et 2003) qui mettent en perspective le fonctionnement de la filière dans différents pays anglo-saxons (USA, UK et Australie), nous avons cherché à reconstituer la filière pour la Suisse. La chaîne de valeur qui va de la récolte des fonds aux investissements finaux peut se décomposer en quatre niveaux (Figure 1). Figure 1 : La filière des fonds de pension suisses Source : élaboration propre 15

D un point de vue spatial, la filière des placements mobiliers des caisses est structurée selon une logique d entonnoir (Theurillat et al., 2006a) (Figure 2). Au premier niveau, la récolte de l épargne de prévoyance est réalisée de manière relativement homogène sur l ensemble du territoire helvétique puisque celle-ci découle de la répartition spatiale des emplois. Le deuxième niveau est celui de la gestion administrative des fonds de pension (lieux de localisation des caisses et de paiements des prestations). Ces dernières ne se situent pas cependant n importe où sur le territoire mais sont relativement concentrée dans les principaux centres urbains du pays. En effet, sur les 2445 caisses enregistrées 2 en 2002, 980 étaient localisées dans les cinq principales villes du pays, à savoir respectivement Zurich, Bâle, Berne, Genève et Lausanne. Cette distribution spatiale des caisses de pension s explique, pour l essentiel, par la localisation des employeurs (par ex., la caisse de pension de La Poste, qui comptabilise des cotisations venant de toute la Suisse, à son siège à Berne ; ou encore les caisses publiques cantonales sont situées dans les chefs-lieux cantonaux). Si l on rapporte la fortune gérée administrativement par les caisses aux emplois dans la région, on s aperçoit que les principales régions urbaines sont bien «sur-représentées» (Carte 1). 2 Il s agit des données mises à disposition par l OFS sur les caisses de pension enregistrées, c est-à-dire les caisses assurant les prestations obligatoires inscrites dans la Loi sur la prévoyance professionnelle (LPP). Les caisses enregistrées constituent l essentiel de la fortune totale du 2 ème pilier (près de 92% des 440.5 Mrds en 2002). 16

Carte 1 : La fortune des caisses rapportée au nombre d'emplois par région MS en 2002 (en CHF) Source. OFS C est également à ce deuxième niveau que sont prises les décisions globales d allocation (dite «stratégique») entre les différentes grandes formes de placement (part en obligations, actions, immobilier, etc.) ainsi que les décisions qui visent à déléguer ou non cette gestion. Or, en Suisse, la structure actuelle (une multitude de petites caisses, gérées par des miliciens aux compétences financières souvent peu sophistiquées, une certaine opacité dans la filière, etc.) (voir sur ce point Theurillat et al., 2007) fait que la majorité des caisses délèguent la gestion de leur fortune mobilière. En effet, outre les caisses collectives (93 en 2002), qui sont complètement 17

gérées par des assurances ou des banques, seules les grandes caisses (elles n étaient que 62 à gérer plus de 1 Mrd en 2002) ont potentiellement les moyens d engager des gestionnaires à l interne et d y développer des compétences. Or, si la caisse de Novartis, par exemple, gère une grande part de sa fortune mobilière à l interne, celle de Nestlé délègue. Néanmoins, les entretiens menés et les deux rencontres organisées avec les experts de la branche corroborent le fait qu en Suisse, les caisses de pension, y compris les grandes, recourent généralement à l externe pour l essentiel de leur gestion de leur portefeuille titres. Le troisième niveau correspond à la gestion concrète, et non plus administrative, de la fortune mobilière. Elle est donc en très grande partie déléguée à des institutions financières, qui sont essentiellement rattachées à des banques. La grande majorité des caisses recourent à plusieurs institutions de placement (Robeco, 2002; Lusenti, 2003; OFS, 2003a and 2003b) 4. Or, les institutions financières ne sont qu un petit nombre à se partager le marché de la gestion des fonds de pension : les banques privées suisses (30%), les grandes banques du pays (UBS et Crédit Suisse avec 28%) et les banques cantonales (17%).Les banques et institutions financières étrangères détiennent une faible part du marché de la gestion institutionnelle (15%) (Robeco, 2002). Tous les départements de gestion de fortune de ces organismes ainsi que la majorité des sociétés de placement sont localisés à Zurich ou à Genève. 4 Dans le cas des mandats de gestion ou placements directs, les investisseurs (ici les caisses de pension) prennent des parts (actions ou obligations) directement auprès des sociétés cotées (publiques ou privées) et les investissements sont gérés de manière individuelle. Cependant, à la différence des investissements directs immobiliers, la gestion directe ou individuelle d un portefeuille mobilier peut être, théoriquement, effectuée soit à l interne, soit à l externe, généralement sous la forme de mandat de gestion. Dans le cas des placements collectifs il y a mise en commun des fortunes de différents investisseurs dans des fonds de placements. Les caisses prennent ainsi des parts au sein de fondations de placements, de fonds de placement ou de sociétés d investissements. 18

A cette centralisation de la gestion concrète de la fortune des caisses correspond, à un quatrième niveau, une concentration sectorielle et territoriale des investissements. En effet, la configuration des marchés suisses des actions et des obligations indique que le portefeuille type d une caisse comprend, d une part, les actions de quatre sociétés (puisque Novartis, Nestlé, Roche et UBSreprésentent près de 60% du Swiss Performance Index (SPI) (Tableau 2) et, d autre part, les obligations de quatre types d émetteurs (puisqu ils font plus de 80% du marché) (Tableau 3). Tableau 2: Les 4 plus grandes sociétés cotées à la bourse suisse en 2004 (en millions CHF) 2004 Capitalisation boursière (free float) parts du SPI (en %) Novartis AG, Basel 143'972 18 Nestlé AG, Cham & Vevey 120'047 15 Roche Holding AG, Basel 95'961 12 UBS AG, Zurich 100'167 13 Total des 4 sociétés 460'148 59 Total SMI 696'846 89 Total SPI 780'320 100 Sources : SWX, 2004 Tableau 3: Structure du marché suisse des obligations en 2004 (en millions CHF) 2004 Capitalisation (marché) Parts en % (marché) Emetteurs suisses Confédération 100'540 39 Banques & sociétés financières 44'929 17 Etablissement de prêts et d'obligations hypothécaires 42'341 16 Cantons 22'940 9 Total des 4 émetteurs principaux 210'749 82 Total des émetteurs suisses 258'185 100 Total du marché suisse des obligations (émetteurs suisses et étrangers) 471'542 Sources : SWX, 2004 19

Bien sûr, les caisses pourraient opter pour les valeurs secondaires du SPI par rapport aux blue chips. Elles pourraient aussi investir hors marché financier on pourrait alors réellement parler de placements directs.dans les faits cependant, ces circuits sont très peu utilisés. En 2000, les placements des caisses de pension dans des PME ne représentaient que 1% de la fortune du 2 ème pilier, soit un maximum de 5 Mrds (selon une estimation personnelle de Puhr, 2003). Figure 2: l Entonnoir des fonds de pension Source : élaboration propre En résumé, toute la filière des placements mobiliers des caisses est structurée selon une logique de l entonnoir. Alors que la récolte de l épargne a lieu sur l ensemble du territoire, la gestion de l épargne de prévoyance est effectuée de manière très centralisée par un petit nombre d institutions situées à Zurich et Genève. Seules les grandes caisses de grandes entreprises publiques ou privées, également localisées 20

principalement dans les grands pôles économiques du pays et, dans une moindre mesure, dans les chefs-lieux cantonaux, peuvent être potentiellement considérées comme des acteurs financiers. Les décisions d investissements se font donc de manière extrêmement centralisée. Tant sur le marché boursier suisse des actions et des obligations, les grands acteurs, publics (Confédération et cantons) et privés (grandes entreprises du Swiss Market Index SMI) captent l essentiel des investissements financiers des caisses de pension. Cette structure n est pas favorable aux PME car il y a très peu d investissements hors marché financier. En d autres termes, les investissements par les marchés financiers favorisent les grandes entreprises cotées et les deux principales places financières. Les régions périphériques qui sont spécialisées dans les activités traditionnelles industrielles et touristiques ne sont irriguées que partiellement et indirectement par les marchés financiers. 2.3 La dynamique externe d expansion de l industrie financière Au delà de l étude cas, cet article présente une thèse selon laquelle l industrie financière connaît, depuis une quinzaine d années, un développement autonome dans le cadre de l économie et de la société. Ainsi, le régime d accumulation financiarisé se caractérise par une montée continue des cours boursiers (Lordon, 2000). A quelques reprises cependant, comme au début de l année 2000 ou au cours de l été 2007, ces marchés connaissent des baisses importantes mais qui jusqu à présent ont toujours été plus ou moins rapidement résorbées. La thèse soutenue ici est que ces rattrapages correspondent à des capacités internes de l industrie financière (exposées dans la partie2.4), capacités qui permettent à cette industrie de développer son emprise en direction du reste de l économie. Cette expansion externe se fait en deux directions : d une part, en aval de la filière, du côté des investissements, la mainmise des marchés financiers sur l économie réelle tend à s accroître. Cette emprise des marchés financiers se concrétise de deux manières. On assiste en premier lieu à une expansion géographique des investissements car les circuits de l industrie financière sont de plus en plus longs (2.3.1).En deuxième lieu, on assiste à une expansion sectorielle des investissements. De nouveaux 21

secteurs sont progressivement financiarisés, comme les télécommunications et plus récemment l immobilier (2.3.2). d autre part, en amont de la filière, rappelons tout d abord que l institutionnalisation du système du deuxième pilier a renouvelé l afflux de capitaux sur les marchés financiers et est, en partie, à l origine du développement de l industrie financière. Un drainage accru de nouvelles ressources sur les marchés financiers passe, cependant, par une transformation, une mise en forme périodique du cadre légal, celui-ci devenant ainsi plus marquée par les principes de gestion de l industrie financière (2.3.3). Ces phénomènes caractérisent la dynamique externe de l industrie financière, son expansion en direction du reste de l économie et de la société. 2.3.1 L accroissement des espaces soumis à la liquidité : extension spatiale et accroissement de la longueur des circuits Entre 1992 et 2004, les investissements des caisses via l industrie financière et les marchés financiers sont caractérisés par deux changements. Premièrement, la part des placements en actions est passée de 11% à 27% de la fortune totale (avec un pic à 33% en 2000). Deuxièmement, les placements se sont considérablement internationalisés, la part de l international passant de 26% à 51% du total (Tableau 4). L évolution de l indice Pictet LPP entre 1993 et 2005 reflète d ailleurs ce processus d internationalisation (Tableau 5). Tableau 4: L expansion géographique des investissements des caisses de pension (en millions CHF) 1992 2004 Suisse 83'511 151'730 En % 74 49 Etranger 29'573 155'235 En % 26 51 Total 113'084 306'965 100 100 Source : OFS 22

De plus, une internationalisation indirecte mais massive des investissements se fait via les grandes entreprises suisses dans lesquelles étaient placés quelques 151.7 Mrds en 2004. En effet, une part substantielle de l investissement des multinationales se fait à l étranger. En définitive, seul le canal des obligations domestiques permet un certain investissement national et régional puisque tout le reste part à l étranger. Cette expansion géographique est logique du point de vue d une part de la recherche de liquidité et d autre part de diversification des portefeuilles. 2.3.2 L approfondissement de la financiarisation : saisie de nouveaux secteurs L accroissement de mobilité/liquidité du capital et le principe de diversification jouent conjointement en faveur de l internationalisation des placements. Toujours en aval de la filière, une même logique s applique à la saisie de nouveaux secteurs, surtout depuis les crises boursières de 2000-2001. Les placements immobiliers sont ainsi devenus une classe d actifs très recherchés auxquels on cherche à appliquer les mêmes critères financiers d investissements, ceux du rendement et du risque (Theurillat et al., à paraître). Outre le secteur immobilier qui permet une diversification des placements, ces dernières années ont vu le développement des placements dits alternatifs. En effet, les placements en hedge funds, private equity ou venture capital, auparavant considérés comme très risqués, sont aujourd hui recommandés pour les fonds de pension. Les entretiens menés indiquent qu un nombre grandissant de caisses de pension suisses les intègre à leur portefeuille. L évolution de l indice LPP de la banque Pictet&Cie (Tableau 5), ainsi que la prise en compte dorénavant séparées des actions des hedge funds et private equity (qui représentaient 11.7 Mrds, soit 2% de la fortune totale en 2004) dans les dernières statistiques nationales suisses, confirment cette évolution (OFS, 2006). 23