Yann Apperry Terre sans maître

Transcription

1 Yann Apperry Terre sans maître 1

2 Yann Apperry, né en 1972, vit aujourd hui à Berlin. Il a été pensionnaire de la villa Médicis et lauréat de la Fondation Hachette en Il écrit pour le théâtre et comme librettiste. Il est l auteur, chez Minuit, de Qui vive (1997), puis chez Grasset, de Paradoxe du ciel nocturne (1999), Diabolus in musica (Prix Médicis, 2000), et de Farrago (Prix Goncourt des lycéens, 2003). 2

3 «Dans les premiers chapitre du roman, il y a cet homme dont le nom est Ilya et qui cherche à atteindre un mur au sommet d une montagne. Aux yeux des visiteurs comme des autochtones, ce n est pas un mur tout à fait comme les autres, et c est pourquoi les habitants du village au-dessus duquel il se dresse l écrivent avec une majuscule et le nomment dans un murmure. Pour eux, en effet, le Mur est moins un objet qu une présence. Presque une personne. Il ne semble pas appartenir au paysage, et tandis qu à son voisinage l espace se dilate et le temps sort de ses gonds, le passage des siècles, raconte-t-on, n a sur lui aucune prise. Intact depuis l époque immémoriale de sa construction, il court làhaut, le long de la crête, doublant l horizon de son épais trait blanc. Peut-être, à l origine, séparait-il deux royaumes ; aujourd hui, il n a plus de raison d être, et n intéresse guère que le petit nombre de voyageur qui, chaque année, vient à lui comme en pèlerinage, à la recherche de quelque frisson métaphysique, ou pour se rire au contraire de pareilles superstitions. À la manière de Stonehenge ou de Kheops, on prétend au village que le Mur attire les fous. Le voyageur qui grimpe vers le sommet s appelle Ilya. Dans son nom on peut entendre «Il y a», ce qui en allemand se dit «Es gibt», «Ça donne», et peut-être Ilya est-il secrètement partagé entre ces deux idiomes et les intuitions qu ils portent à l attention des hommes : la vie comme don ; l existence impersonnelle, prise entre deux néants, à l intérieur un vide, au dehors l anonymat de la foule. Et puis, il y a le sens originel du prénom : en hébreu, Ilya donne «Mon Dieu est le Seigneur». 3

4 Alors, peut-être n est-ce pas un hasard si nous sommes quelque part en Allemagne ou en Autriche, juste avant la deuxième guerre. Seulement, comme le pays n est pas nommé, disons plutôt que l action se déroule en Germanie. De l autre côté de la montagne où Ilya trace son chemin, on raconte que des soldats sèment la terreur, un soleil noir aux flammes écarlates cousu sur leur uniforme. Nous sommes en Germanie, où les noms hébreux se taisent, où de façon plus aiguë sans doute qu ailleurs en Occident, on comprend que Dieu n est décidément plus là pour personne et que loin d être un don, l existence, comme l affirment les philosophes, n est qu une chute interminable et immobile. Le cadre de l histoire, la situation du personnage, nous les découvrons à mesure qu Ilya, progressant dans la nuit, les découvre lui-même : amnésique et fiévreux, Ilya avance à tâtons vers le Mur et, peu à peu, se souvient d où il est venu, ce qui l a conduit à entreprendre son voyage, à quel traumatisme il doit d avoir perdu la mémoire. Il y a donc cet homme qui s appelle Ilya et qui monte vers un Mur qui est comme une personne tandis qu il n est lui-même plus tout à fait quelqu un, et tout le temps qu il cherche à se reconquérir, sa quête lui inspire un immense effroi. Sur le versant creusé d ornières, il semble mener une partie de cache-cache avec lui-même. La voix d une enfant le hante, chantant sous son crâne sa comptine. Et toutes sortes de débris du passé affleurent à sa mémoire : le souvenir d une ville, d un concert, d une vitre étoilée, le visage d une jeune femme, son sourire redoutable, et le nom de cet hôpital où peut-être il a séjourné : Wedernoch. La seconde partie du livre est descendante. Ilya a franchi le Mur. De l autre côté, il poursuit son chemin de rêveur lucide et de bête aux abois. Un homme en effet veut sa peau et le traque sans relâche. Obligé de fuir, Ilya arrive à la porte d un manoir où les dignitaires du régime, le même symbole solaire cousu sur leurs brassards, célèbrent 4

5 bruyamment l avènement de l ère nouvelle. Là, Ilya retrouve la jeune femme dont le souvenir le poursuit, et dans le grand salon illuminé où se déroule la fête, son passé tout entier se dévoile. Se révèle aussi l autre raison de son voyage, celle qui ne le concerne pas et fait de lui une marionnette entre des mains invisibles : Ilya est un messager, il porte un parole folle, et dans le cercle hostile des convives, s en délivre. Mais on ne l entend pas, et à nouveau en danger de mort, il lui faut reprendre sa route au petit jour, descendre dans la vallée, de plus en plus loin, de plus en plus bas. «Terre sans maître» la formule, héritage des Romains, se trouve dans le code foncier du moyen âge. On disait aussi : «Nulle terre n est sans seigneur». L article semble énoncer un état de fait, il a pourtant valeur de prescription, et y a-t-il rien de plus étrange qu un constat se donnant pour un ordre : le moindre champ à l abandon, le moindre bout d espace laissé à lui-même, tu peux te l approprier, si tu es un seigneur, si tu es un maître, voilà ce qui est énoncé. Tu le peux et tu le dois. En l occurrence, dans l histoire d Ilya et selon l expression de Paul Celan, le maître est venu d Allemagne. Mais qu en est-il d ici et d aujourd hui? Que signifie pour nous : «Aujourd hui?», et sur la terre devenant monde, «Ici», où est-ce donc? Aujourd hui, on dirait qu il n y a plus que des maîtres, des maîtres et des possédés, mais plus le moindre champ, plus le moindre atome d être, qui ne soit appropriable et d avance ne soit saisi. Terre sans maître. Tout un programme. L injonction même de l Occident depuis son aurore. Pourtant, malgré son irrésistible puissance de vérité et de transformation, la sommation demeure à jamais inquiète. Un ver en son sein semble, aux oreilles des poètes, des enfants, des bêtes et des fous, murmurer tout le contraire : la terre est sans maître, la terre est sans maître...» 5