La notion de beauté idéale

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1 La notion de beauté idéale Ë Résumé Dans une formule devenue désormais célèbre, Léonard de Vinci nous dit que le peintre doit, face à la nature, se faire «semblable à un miroir». Si, à la Renaissance, la question de l art est indissociable de celle de la beauté, quel sens faut-il accorder à l imitation de la nature? L œuvre d art est-elle l imitation du beau ou une belle imitation? A partir de la question de l imitation chez Platon et dans le néoplatonisme, nous essayerons de comprendre quels sont les rapports entre l art et la beauté. Ë Notions du programme abordées L art et le beau Ë Public concerné Lycée; philosophie Ë Auteurs Bernard Piettre, professeur agrégé de philosophie, Thomas Sagory, doctorant en sciences religieuses, maîtrise d histoire de l art, et Olivier Dhilly, professeur agrégé de philosophie pour Webphilo Léonard de Vinci ne définit nulle part précisément la notion de beauté, mais parle régulièrement d harmonie, de justesse des proportions, de grâce Quel sens faut-il alors accorder à cette notion de beauté idéale? En quoi l imitation de la nature peut-elle devenir le paradigme de la beauté? A la Renaissance, la question de l art est indissociable de celle de la beauté. Afin de mieux comprendre cette question, nous vous proposons un dossier dans lequel nous montrerons d abord en quoi cette conception de la beauté à la Renaissance est héritière d une tradition qui remonte à Platon et au néoplatonisme. Nous montrerons ensuite à travers ses portraits et ses études grotesques, comment Léonard de Vinci met en pratique cette conception en élevant la création artistique à l image de l art divin. 1. La notion de beauté idéale : l héritage «La Nature déplora que la main de l homme pût atteindre à une telle perfection ; et les déesses, que l immortalité fut impartie à une forme aussi belle, destinée à périr» 1. Si ces vers qualifiant l œuvre de Léonard de Vinci semblent faire de l artiste un rival de la Nature, ne faut-il pas plutôt y lire un effort de l artiste pour s élever à la perfection de la nature? Ainsi, dans son Traité de la peinture, Léonard de Vinci nous dit que «l esprit du peintre doit se faire semblable à un miroir qui adopte toujours la couleur de ce qu il regarde et se remplit d autant d images qu il a des objets devant lui» 2. Comment comprendre la place qu il faut accorder à la notion d imitation pour définir la beauté? 1 Poème vraisemblablement adressé à Léonard par un admirateur. Cité in Les Cahiers de Léonard de Vinci, Tome 2, p393 ed Gallimard Tel 2 Léonard de Vinci, Traité de la peinture, A. 111 v France 5 - WEBPHILO Page 1 sur 5 La notion de beauté idéale

2 Souvent, en situation face à une œuvre d art figurative, un portrait, un paysage, une scène historique ou de la vie quotidienne, on vérifie la ressemblance à un modèle possible ou au modèle réel, on s étonne ou on s interroge sur son réalisme. Cela revient alors à se demander si ce que l œuvre donne à voir est vraisemblable ou non, si l œuvre offre la semblance du vrai entendu ici comme ce qui est réel. On loue alors plus ou moins la qualité représentative de l œuvre, sa fidélité à ce qu elle représente. Derrière cette première approche, se cache une certaine théorie de l imitation ou encore de ce qu on nomme la mimésis, théorie qui va parcourir l histoire de l art occidental et trouve sans doute sa première problématisation chez Platon. L art est-il imitation du beau ou une belle imitation? 1. Platon et la critique de l imitation comme illusion «La peinture et en général tout art imitatif accomplit son œuvre loin de la vérité et a commerce, liaison et amitié avec la partie de nous-mêmes qui répugne à la sagesse, et ne vise rien de sain, ni de vrai» 3 Voici comment, dans la République, Platon juge la peinture et la condamne. Tout comme il faut chasser le poète de la cité idéale, il faut fuir le peintre qui nous éloignent l un et l autre sans cesse de la vérité et nous détournent de la sagesse. La condamnation est double puisqu elle est menée au regard de la morale et de la vérité : la poésie et la peinture sont mauvaises par leurs contenus parce qu elles nous montrent des dieux se révoltant, et mauvaises par leurs effets parce qu elles s adressent à la sensibilité, réveillent nos passions et le désordre de nos sentiments. Elles ne visent donc «rien de sain». Mais surtout, elles produisent l illusion du vrai en se jouant de l apparence. En d autres termes, toute peinture en imitant le réel, nous fait prendre l apparence pour la réalité et nous détourne de la vérité. Elle ne vise donc rien «de vrai». Tel est l exemple du lit que Platon prend au livre X de la République : Le menuisier fabrique un lit en contemplant la forme ou idée [eidos] de lit, le lit en soi unique et originaire, le seul vrai lit, le seul lit vraiment réel. Le lit du menuisier est une copie de cette vraie réalité. Le lit du peintre est, quant à lui, une imitation du lit du menuisier. Le peintre est l imitateur [mimètès] d un copieur, il est «l auteur d un produit éloigné de la nature de trois degrés» et cette copie de copie ne produit qu un simulacre [eidolon], mais qui ne trompe et n abuse que les enfants et les ignorants, et s ils sont à distance. C est précisément parce que le peintre est éloigné du vrai qu il peut tout exécuter car il ne rend qu une petite partie de chaque chose. Ainsi, l art comme imitation n a rien à voir avec le beau et l artiste n est qu un illusioniste qui, en imitant, s éloigne de la nature réelle des choses, de leur essence. 2. Deux formes d imitation Ainsi, si Platon critique l art, et, en particulier l art grec de son temps, c est parce qu il veut «faire vrai». C est pourquoi, dans le Sophiste 4, il distingue l imitation conforme de l imitation illusoire : «Je pose, pour l art qui produit, deux formes, dont chacune est double. Je mets la divine et l humaine dans une section et dans l autre 3 Platon, République X, 603a 4 Platon, Sophiste 266d France 5 - WEBPHILO Page 2 sur 5 La notion de beauté idéale

3 la production des choses réelles et la création de certaines ressemblances». Comment alors distinguer la production des choses réelles de la création de certaines ressemblances? En distinguant simplement la position du spectateur de celle de l objet représenté. Celui qui veut créer des ressemblances s attache à la manière dont le spectateur va voir ou saisir l objet représenté. Il va donc créer une illusion telle que dans la perception l image semblera conforme à la réalité. Une fois encore, il s intéresse donc à l effet produit. Par opposition, la production des choses réelles s attache à être fidèle à l objet représenté, elle respecte donc les proportions. C est en ce sens que si Platon rejette l art grec de son temps, il loue l art égyptien qui n est pas soucieux de plaire ou de séduire, mais qui cherche à représenter les choses telles qu elles sont : «Il n était ni permis, ni aux peintres, ni à aucun de ceux dont c est par ailleurs le métier, de produire des attitudes [ ] de s écarter de ces modèles en ouvrant de nouvelles voies, pas même d imaginer rien qui différait des représentations traditionnelles» 5. Il n y a donc pas une condamnation radicale de tout art et de toute imitation, chez Platon, mais une condamnation d une certaine peinture illusionniste et mensongère. Dès lors, une certaine imitation est possible, celle qui tente d atteindre les choses telles qu elles sont. C est alors la notion d imitation dont il faut préciser le sens puisqu elle n est acceptable qu à condition de permettre de nous mettre en rapport avec les formes ou les Idées. Ce qui compte, n est pas ce que le spectateur perçoit et ressent, mais le souci de vérité, souci qui consiste à dépasser l apparence sensible. Mais puisque, d une manière générale, Platon parle de la peinture de son temps, il la condamne. Néanmoins, il y a une création possible sur le modèle d une certaine forme d imitation nous renvoyant à la notion de beauté, la création du démiurge. Ce point est abordé par Platon dans le Timée lorsqu il aborde la question de la création du monde : «toute œuvre dont l ouvrier aura fixé son regard sur ce qui se conserve toujours identique, utilisant un tel objet pour modèle, afin d en reproduire l essence et les propriétés, cette œuvre sera belle nécessairement, comme tout ce qui est ainsi accompli» 6. L œuvre sera belle parce qu elle reproduit l essence et les propriétés et non parce qu elle se joue de l apparence. Nous retrouvons ici les raisons pour lesquelles, Platon fait référence à l art égyptien comme art stylisé dont tout l effort porte sur les proportions. En quelque sorte, la vraie nature, n est pas la nature que nous voyons par nos yeux, mais l essence, celle que nous voyons par notre esprit. L imitation doit donc porter sur cette essence et non sur ce qui apparaît. C est en tout cas cette fonction de l imitation que nous allons retrouver dans le néoplatonisme, en particulier chez Plotin et qui va nous permettre de comprendre la notion de beauté idéale à la Renaissance. 3. L élévation vers la beauté Il faut donc comprendre, à la lecture de ce que nous venons de présenter rapidement, que la beauté n est pas d abord celle de l œuvre d art, qu elle n est pas la beauté de l apparence telle que nous l abordons d une manière moderne, mais la beauté que saisit l intelligence. Pour comprendre ceci, nous pouvons nous reporter au discours de Diotime dans le Banquet 7 : la beauté est immatérielle, la véritable beauté ne se voit qu avec les yeux de l âme. Pour s élever au Beau, il faut d abord n aimer qu un beau corps, cet amour d un beau corps conduit à engendrer de beaux 5 Platon, Les lois 656e 6 Platon, Timée 28a 7 Platon, Banquet 203b France 5 - WEBPHILO Page 3 sur 5 La notion de beauté idéale

4 discours, on peut saisir alors que la beauté que l on trouve dans ce beau corps est présente dans tous les beaux corps. Après quoi, on doit regarder la beauté qui est dans les âmes. Or, l amour d une belle âme est attachement à des qualités morales. Ainsi, de la beauté des âmes, nous sommes conduits à la beauté morale. A cet amour de la beauté morale succède l amour de la beauté des activités intellectuelles jusqu à ce que «grandi et fortifié, il aperçoive cette science unique qui est celle du Beau». Nous pouvons remarquer ici qu il n y a pas de référence à l art dans cette approche de la question de la beauté, mais l idée selon laquelle, s élever à la beauté, c est s élever à l Idée de beau que seule l intelligence peut saisir pleinement. Si ce détour est important, c est parce qu il va nous permettre de comprendre ce que nous pouvons entendre par beauté idéale. C est en effet, cette double approche celle de la question de la beauté telle qu elle est abordée dans le Banquet, et celle de l imitation dans le Timée qui peut nous permettre de mieux saisir la manière dont la question du Beau va être abordée chez Plotin et nourrir, par la suite, la Renaissance. 4. Le néoplatonisme et la question de la beauté «Si donc l art procède conformément à sa nature et à ses fins, s il produit la beauté à partir de l idée de l objet qu il façonne, il est bien plus beau, et avec plus de vérité que son propre produit, possédant la beauté de l art même, plus élevée et plus belle que cette beauté qui réside dans l extériorité des choses» 8 La beauté dont il est question ici n est pas la beauté de l extériorité des choses, la beauté «artistique», mais la beauté de l art lui-même c est-à-dire la beauté saisie par l intelligence. La beauté du divin celle-là même dont parle Platon dans le Banquet. S il y a une supériorité de la beauté de l art sur la beauté qui réside dans les choses extérieures cela signifie que l art est ce qui élève à l intelligence des choses en remontant aux principes, à la raison d être intelligente des choses. En d autres termes, l art va pouvoir produire une statue plus belle que tous les corps existants et Plotin cite alors cet exemple : «Phidias fit son Zeus ; sans égard à aucun modèle sensible ; il l imagine tel qu il serait, s il consentait à paraître à nos regards» 9. En ce sens, l art peut suppléer aux défauts de la nature. Les arts n imitent pas au sens où ils recopieraient ce que nous voyons, mais remontent aux principes. Il s agit donc de l imitation d un modèle intérieur. Comme le souligne Jean Trouillard : «L objet visible n est donc que l occasion de mettre en œuvre une idée. Les amants n aiment pas tant l être sensible que la représentation idéalisée qu ils se sont faite de l aimé» 10. Les arts peuvent et doivent remonter aux sources de la beauté, reprendre la nature en fonction de ces normes et corriger ses déficiences. En d autres termes, l artiste n est pas un praticien, il est celui qui se tourne vers son intériorité. 5. La peinture comme «cosa mentale» : Léonard de Vinci Comment dans ces conditions comprendre la célèbre formule selon laquelle l art doit imiter la nature? Dans son Traité de la peinture, Léonard de Vinci nous dit que «L esprit du peintre doit se faire semblable à un miroir qui adopte toujours la couleur de ce qu il regarde et se remplit d autant d images qu il a des objets devant lui» Plotin, Ennéades V,8 9 id 10 Jean Trouillard, La Purification plotinienne 11 Léonard de Vinci, Traité de la peinture A. 111 v France 5 - WEBPHILO Page 4 sur 5 La notion de beauté idéale

5 Imiter ne consiste pas simplement à copier, l artiste n imite pas la nature telle qu elle se présente, en apparence, mais nourri de la connaissance des principes, il imite l essence des choses. C est en ce sens que nous allons pouvoir saisir la place occupée chez Léonard de Vinci, par une réflexion sur les proportions, l harmonie et les études de la physionomie humaine. Notons d ailleurs que la formule d Aristote selon laquelle l art doit «imiter la nature» 12, ne s inscrit pas dans une dimension esthétique, mais prend place dans la Physique, alors qu il s agit d aborder la différence de modalité d être des réalités physiques et des objets techniques. Ce sont donc avant tout Plotin et Platon qui ont pu inspirer les théories esthétiques de la Renaissance. Ainsi, définir la peinture comme «cosa mentale», c est noter qu entre la saisie perceptive de la nature et sa restauration picturale, il y a la médiation nécessaire d un travail d abstraction : «Tu sais qu aucun animal ne peut être inventé qui n ait des membres semblables, dont chacun ressemble à celui d un autre animal ; donc, si tu veux qu un animal imaginé par toi paraisse naturel mettons que ce soit un dragon -, prends la tête d un braque, et les yeux d un chat, et les oreilles d un porc-épic, et le nez d un lévrier, les sourcils d un lion, les tempes d un vieux coq et le cou d une tortue aquatique» 13. Toutefois, Léonard est avant tout un peintre dont les propos n ont pas pour but de construire un système métaphysique. C est en cela qu il ne faut pas chercher nécessairement à identifier ses propos à tel ou tel système, mais saisir en quoi il s inscrit dans une tradition qui le conduit à voir dans l œuvre peinte la célébration de la beauté et dans l art ce qui a pour objet de faire voir et de donner à connaître un au-delà idéel. 12 Aristote, Physique 199a 13 Léonard de Vinci, Manuscrit A France 5 - WEBPHILO Page 5 sur 5 La notion de beauté idéale