Musique et partage de fichiers au Canada : Menaces, mensonges et support numérique. Mai 2005
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- Léonard Samson
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1 : Menaces, mensonges et support numérique. Mai 2005 Par Membre du CIPP et Professeur Agrégé en droit, McGill. La récente décision de la Cour d appel fédérale BMG c. John Doe ([2005] F.C.J. No.858) apporte de bonnes et de mauvaises nouvelles. Alors que les modifications proposées à la loi sur le droit d auteur constitueront probablement l intérêt majeur de cette décision discutable, les débats sous-jacents sur le partage de fichiers de musique ne sont pas à négliger pour autant puisqu ils attestent des tensions importantes qui existent actuellement en droit d auteur. Ce qui est sans doute plus gênant dans le discours actuel, dominé essentiellement par des menaces et des exagérations, c est qu il occulte complètement le juste milieu qui avait été trouvé grâce aux lois canadiennes et aux décisions administratives et judiciaires. La bonne nouvelle c est que la Cour d appel fédérale a confirmé la décision du premier juge Konrad von Finkenstein. Les tentatives de l industrie du disque visant à obliger les fournisseurs d accès Internet (FAI) à révéler les noms des personnes partageant des fichiers ont échoué, et compte tenu de la nature des mécanismes de contrôle dans les procédures d appel, le résultat risque fort d être le même dans la procédure actuelle. Les personnes partageant des fichiers sont encore couvertes par l immunité pour le moment, et même si les FAI devraient à l avenir être obligés de respecter les obligations légales de divulgation, les informations qu ils devraient être forcés de divulguer seront strictement limitées à ce qui est nécessaire à la présente action. C est une bonne nouvelle pour l intégrité de la loi canadienne sur le droit d auteur et celle de certaines lois sur le respect de la vie privée. La mauvaise nouvelle c est que cela ne va pas durer : il se profile une tempête à l horizon. La décision elle-même a donné quelques moments de répit aux avocats de l industrie du disque qui, aux audiences du Tribunal, ont par erreur appliqué les mauvaises conditions juridiques relatives à la procédure de discovery et aux éléments requis pour imposer la révélation de faits ; la Cour d appel fédérale a modifié les conditions nécessaires à la révélation de faits maintenant l industrie du disque peut se contenter de prouver une 1
2 atteinte de bonne foi au droit d auteur, et non plus la plus difficile violation prima facie, permettant ainsi à l industrie d essayer une nouvelle fois d obtenir des FAI les noms des principales personnes partageant des fichiers ou téléchargeant des fichiers de musique. La Cour d appel fédérale a aussi recadré les questions de droit d auteur, après ce qu elle a considéré comme les errements inutiles du premier juge. La Cour d appel fédérale assène un autre coup ou plutôt d autres coups : les personnes partageant des fichiers et les FAI qui leur fournissent la plate-forme devraient bientôt se défendre eux même une fois encore. À l origine de tout cela figure la récente décision des autorités du commerce américaines de placer le Canada sur sa liste de pays à surveiller selon la règle spéciale 301. Certains iront même jusqu à dire que le Canada est menacé. La règle spéciale 301 est une véritable massue dans l arsenal juridique du droit commercial américain qui permet aux Etats-Unis de poursuivre les pays perçus comme violateur des règles du commerce international en les menaçant de sanctions commerciales compensatoires dans plusieurs secteurs. Concernant les droits de propriété intellectuelle, la liste de pays à surveiller selon la règle spéciale 301 vise normalement les pays où existe une importante industrie locale et un marché pour les enregistrements illégaux de musique, les logiciels et interprétations piratées, etc. ou les pays où les droits de brevet ne sont pas respectés ou protégés. En bref, cette règle est faite pour ces pays dont les droits de propriété intellectuelle et leur mise en oeuvre ne respectent pas les standards posés par les accords OMC-TRIPs. Il convient de noter que le Canada ne fait pas partie de ce groupe de pays, et que les décisions de la Cour fédérale suggèrent non seulement le respect des règles nationales sur le droit d auteur, mais ne violent en aucune manière un traité dont le Canada est signataire. On trouve également en arrière plan de cette décision les propositions actuelles de réforme qui mettraient le Canada en conformité avec le traité sur le droit d auteur de l OMC, et dans une telle hypothèse, ajouterait le droit «de mettre à disposition» à la liste des droits dont jouissent actuellement les auteurs. Le droit «de mettre à disposition», ainsi qu il a été nommé par les premiers juges et en appel, couvriraient les circonstances du cas d espèce : le téléchargement de fichiers faisant partie du logiciel de partage de fichiers rend probablement «disponibles». Si tel est le cas, le gouvernement canadien est en fait en train de proposer de rendre interne la menace externe. 2
3 Le téléchargement est une pratique populaire autour du monde. Ce qu il est important de souligner, c est qu à cause d une seule disposition de la législation canadienne sur le droit d auteur, le fait de faire une copie privée en téléchargeant de la musique pour son propre usage au Canada est légal selon la législation canadienne. L article 80 de la loi sur le droit d auteur acceptée à l origine par l industrie du disque en échange d un tarif spécial sur les cassettes vierges et maintenant étendu par le bureau canadien du droit d auteur aux CD vierges autorise une personne à copier une chanson pour une utilisation noncommerciale, que ce soit par erreur ou de manière intentionnelle, l article 80 étant muet quant à la source du morceau copié. Ainsi cette disposition paraît s appliquer aux enregistrements de musique, toutes sources confondues : un CD acheté, un autre emprunté à un ami et maintenant une chanson trouvée sur Internet. Au moment de la rédaction de l article 80, dans le milieu des années 90, Internet était clairement en vue et pourtant aucune restriction n avait été comprise dans le texte quant à la source soit un CD acheté, ou emprunté ou un morceau téléchargé. Ce qui est important c est qu il est censé y avoir des moyens de compensation financière autant pour les artistes que pour l infrastructure de l industrie du disque via le tarif spécial et sa collecte par l organisme approprié. Cette compensation est un échange contre la pratique inévitable des copies. Maintenant la question reste de savoir quels autres supports, en plus des traditionnels cassettes et CD, pourraient faire l objet du tarif spécial : les disques durs des ordinateurs et les appareils avec une mémoire plus petite mais utilisés exclusivement pour copier et stocker de la musique comme les IPods, et tous les appareils d enregistrement. La Cour fédérale a toujours traité et traite encore aujourd hui ces questions de la même manière, et en ce sens la décision du premier juge était cohérente avec les décisions antérieures de la Cour fédérale. Dès lors, même si le téléchargement n était pas inclus intentionnellement dans le champ d application de l article 80, il en fait maintenant partie, et les autorités régulatrices canadiennes ont réagi de manière appropriée en élargissant de façon mesurée la portée du tarif spécial. La signification de tout ceci quant au téléchargement de fichiers n est toujours pas claire. La logique du premier juge concernant l utilisation du logiciel de partage de fichiers, qui permet de télécharger mais aussi de constituer sa propre collection de musique téléchargée sur son disque dur et de la mettre à la disposition des autres, revenait à dire que le fait de mettre de la musique à la disposition des autres ne revient pas à autoriser la violation des droits d auteur (De toutes façons, si le téléchargement ultérieur était valide 3
4 selon l article 80, au moins au Canada ou ailleurs comme aux Pays Bas, alors il n y aurait pas de violation ultérieure de toutes façons, laissons de coté l autorisation!). La copie ainsi réalisée l est au nom du droit de chacun à la copie privée. Le premier juge a aussi affirmé que cette activité ne constituait pas une violation secondaire. La Cour d appel fédérale a jeté un doute sur ces aspects de la règle, ouvrant ainsi la porte à d ultérieurs débats judiciaires. En faisant cela, la Cour fédérale est aussi coupable d égarement : elle impose une vision du droit d auteur fondé sur la seule idée d attribution de droits aux auteurs en guise de récompense. Cette vision du droit d auteur est en désaccord avec l histoire du droit d auteur dans la tradition anglo-américaine qui accorde autant d importance aux droits des utilisateurs, et est encore plus en désaccord avec les récents jugements de la Cour Suprême du Canada, et plus particulièrement l importante décision CCH c. LSUC, qui pose une vision plus équilibrée, et cohérente au regard des concepts du droit d auteur. Toutes ces actions nationales et internationales menacent à la fois la nature du droit d auteur et les rouages d un compromis trouvé entre le droit canadien et la pratique. Même sans tenir compte des conséquences qu impliquent les doctrines de fair use et de fair dealing, le droit d auteur canadien n a jamais été conçu pour empêcher le partage informel de musique, mais plutôt pour s assurer que les auteurs reçoivent le bénéfice économique lié à leur travail. Le droit d auteur est loin d être absolu. La musique, par nature, a une dimension publique puisqu elle est écrite pour être entendue, jouée, chantée ou représentée de quelque autre manière, et a toujours été partagée à la fois de manière formelle et informelle. Tenant compte de cet argument, certains ont avancé un droit total au téléchargement et au partage de fichiers de musique. Mais ce n est pas la peine d aller si loin. Il suffit de dire que le bénéfice récolté par les auteurs n a pas toujours été déterminé exclusivement par les ventes des enregistrements individuels : le bénéfice économique issu de la musique jouée à la radio et dans les endroits publics constitue une compensation indirecte pour les auteurs par les tarifs spéciaux (encore) et la publicité entraînant les ventes. On ne voit pas pourquoi la pratique actuelle de placer des tarifs spéciaux sur les media permettant le copie, les pratiques émergentes de payer-pour-télécharger 1 ou 1$ la chanson ou d autres types de compensation ne pourraient pas être mis en place. Tout cela pourrait être fait sans imposer de droit d auteur absolu qui ne pourrait être ni appliqué ni expliqué par la théorie, l histoire et la pratique traditionnelles du droit d auteur. 4
5 L industrie du disque se plaint du climat économique général de ventes de disques. Plus on pense aux artistes qui essayent de gagner leur vie, plus il est difficile d avoir de la compassion pour l industrie du disque, habituée aux excès et à ses règles de quasi monopoles. Même si les pertes subies par l industrie du disque sont certainement réelles en partie, les pertes directement attribuables au téléchargement de musique sont probablement exagérées, la démographie et les prix élevés sont aussi des facteurs importants dans ces pertes. L industrie ne peut pas compter sur les générations suivantes pour faire ce que ma génération a fait, c est-à-dire, remplacer tous nos vieux vinyls et nos vielles cassettes par des CD tout neufs. Pour avoir vécu en Europe cette année, on y trouve encore moins de sympathie pour l industrie du disque : les prix des CD sont si élevés que les gens pensent que le téléchargement de musique est non seulement nécessaire mais justifié. De là, certains seraient tentés de dire que de telles pertes sont bonnes à court terme, puisqu elles forcent l industrie du disque à changer pour survivre sur le long terme. Fournir de la musique gratuitement par téléchargement est un outil marketing nécessaire et le téléchargement payant de morceaux est de plus en plus populaire. En effet, la popularité des IPods et autres appareils similaires est en train de changer non seulement la façon dont les gens partagent la musique, mais aussi la façon dont ils l écoutent ; cela pourrait aussi changer radicalement le modèle de l industrie pour le marketing de la musique. Quand U2, que l on peut caractériser comme le groupe de musique pop le plus populaire et le plus important dans le monde aujourd hui, choisit de sortir son plus récent album en priorité aux utilisateurs d IPods et du programme de musique d Apple ITunes, on peut affirmer que preuve est faite de ce que le modèle de l industrie est en train de changer rapidement et radicalement. Ceci peut simplement vouloir dire qu il faut un nouveau modèle pour l industrie du disque et son mode de rémunération des artistes. Étant donné ces changements, on devrait réfléchir aux objectifs de la protection du droit d auteur en ce qui concerne la musique, ainsi qu à la mesure d une juste compensation financière pour les auteurs de chansons et les interprètes, et à la nature de l industrie du disque, afin de faire ressortir les paramètres des droits économiques des artistes dans le milieu de la musique. Tout cela doit être pris en considération avant de succomber aux menaces du bureau du commerce des Etats-Unis et de ceux qui crient au loup au sein de l industrie du disque. 5
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