conclusion rituelle : «au fond, ils sont plus heureux que nous.»

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Jean-Paul Renaud
il y a 8 ans
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1 LA PHOTO Chaque année, les Ringot et les Martinot s offraient un voyage vers des contrées lointaines, exotiques, sauvages ou pittoresques, qu ils filmaient et photographiaient allègrement dans le seul but d échanger au retour leurs visions de l aventure. Si Martinot usait du camescope, Ringot, quant à lui, restait fidèle aux diapositives. Les deux couples partaient généralement en septembre, après la rentrée, quand s apaisaient les migrations touristiques et les prix. Les Martinot étaient retraités, donc libres de leur temps. Ringot travaillait encore mais, n ayant pas d enfant, ses congés ne dépendaient en rien des vacances scolaires. Rituellement, les Ringot et les Martinot se réunissaient le premier dimanche d octobre pour voir les films de Martinot. Le dimanche suivant, tout aussi rituellement, ils se retrouvaient chez les Ringot pour les diapos. Cela se terminait toujours par des considérations philosophiques sur les peuplades primitives, et la 1

Les deux couples partaient généralement en septembre, après la rentrée, quand s apaisaient les migrations touristiques et les prix. Les Martinot étaient retraités, donc libres de leur temps.

2 conclusion rituelle : «au fond, ils sont plus heureux que nous.» Cette année là, ils avaient exploré la région des Poutou- Poutous et le projecteur de Ringot faisait défiler l une après l autre les diapos de la jungle, les pirogues, les indigènes (Martinot avait filmé leurs danses rituelles, mais Ringot préférait l instantané de certains gestes éloquents) et le visage d un enfant qui suscita des commentaires excités. «Tu te souviens? C est le gamin qui vendait des portefeuilles en peau de potiwawa, il était tellement sérieux, qu est-ce qu il était beau!» «Roger voulait lui acheter un portefeuille, mais il refusait de marchander!» «Une vraie tête de mule. Impossible de lui faire baisser son prix.» «Tu aurais pu l acheter quand même, pour ce que ça nous coûtait, avec le change» C est alors qu au milieu des commentaires, la voix de l enfant se fit clairement entendre : «Je vous emmerde.» Ringot sursauta. «Vous avez entendu?» «Entendu quoi?» «Rien.» On était passé à la diapo suivante mais légèrement secoué, intrigué, Ringot revint en arrière, la tête de l enfant réapparut, il le regardait droit dans les yeux et dit : «je vous emmerde!» «Vous n avez rien entendu?» «Ma parole, dit Martinot, il entend des voix!» 2

filmé leurs danses rituelles, mais Ringot préférait l instantané de certains gestes éloquents) et le visage d un enfant qui suscita des commentaires excités. «Tu te souviens?

3 Ringot n insista pas. Mais il était si troublé, cette nuit là, qu il ne put dormir. A peine sa femme se fut-elle assoupie qu il se leva et retourna au salon où les tiroirs à diapos étaient minutieusement classés par pays et par année, avec des étiquettes calligraphiées : Zoultanie, Faroueste, archipel des Fortebizes, et enfin, Poutou- Poutous. Il sortit la diapo du jeune garçon. Il n entendit rien et soupira de soulagement. Mais alors qu il l observait par transparence, devant une lampe, la voix lui parvint à nouveau : «je vous emmerde.» Il refit le même geste plusieurs fois. Il éloignait la diapo puis la remettait devant la lampe, et l enfant le fixait de son regard sombre et vif tandis que la voix troublante, insolente, le défiait. Il se dit qu il devait y avoir une explication à ce phénomène, bien qu il ne pût imaginer laquelle. Il ne remit pas la diapo dans le tiroir. Ayant regagné sa chambre, silencieusement, il la glissa dans son portefeuille, et se recoucha. Le lendemain, sur le chemin de l entreprise où il était cadre administratif, monsieur Ringot s arrêta chez un photographe et commanda trois tirages sur papier de la diapositive. Lui eût-on demandé pourquoi, il n eût pas su répondre. Simple curiosité, peut-être, ou vague espoir d exorciser une manifestation de sorcellerie sans doute liée aux croyances des Poutou-Poutous? Il agissait sans réfléchir, désemparé par ce phénomène qu il semblait être le seul à constater. Le soir même, il retourna chercher les tirages. Le photographe les sortit d une pochette pour lui faire admirer la qualité du travail. «Une photo superbe, dit-il. Quel beau visage d enfant! «Vous n entendez rien?» 3

Faroueste, archipel des Fortebizes, et enfin, Poutou- Poutous. Il sortit la diapo du jeune garçon. Il n entendit rien et soupira de soulagement.

4 «Non, pourquoi?» Ringot, un peu déçu, saisit l une des photos et la contempla. La voix, tandis que le regard noir de l enfant le fixait, parvint nettement à ses oreilles. «Je vous emmerde.» Il prit les tirages l un après l autre et, chaque fois qu il rencontrait le regard du gamin, la même voix le narguait. Le photographe, lui, attendait qu il le payât, ce qu il fit sans autre commentaire. Il emporta les photos, soudain conscient de son importance et du caractère unique, inexplicable, mystérieux, de son secret. Il remit la diapositive dans le tiroir, mais garda les tirages dans son portefeuille. De temps en temps, il montrait la photo à un collègue ou un ami, attendant quelque étonnement, mais on ne remarquait que la beauté de l enfant. Il dut se rendre à l évidence : nul autre que lui n entendait la voix. Il prit l habitude, étant seul, de sortir la photo de son portefeuille et la regarder, provoquant une insolence qui allait changer sa vie. Pour commencer, il fit faire deux agrandissements de la photo et les fit encadrer. Il en accrocha un chez lui, et sa femme dit que c était une bonne idée, l enfant était tellement beau! Elle ne savait pas quelle voix en surgissait quand Ringot, accablé par les discours péremptoires ou futiles de la télévision ou de quelques amis, le dimanche à l apéro, adressait un bref regard navré à l enfant complice dont l insolence le rassérénait. Il accrocha l autre portrait dans son bureau des Ets Leflanchard matériaux de construction et de travaux publics dont il gérait les stocks, et ses relations avec son patron, ses collègues et les chefs de chantier en furent bouleversées. Il suffisait qu un petit chef hargneux, un cadre arrogant, un délégué syndical ou un client râleur 4

Le photographe, lui, attendait qu il le payât, ce qu il fit sans autre commentaire.

5 l importunât pour que Ringot, jetant un bref regard à l enfant, dressât entre lui et le fâcheux le silencieux «je vous emmerde» qui remettait chacun à sa place, et le monde à l endroit. Apaisé, rajeuni, curieux, secrètement transformé, Ringot voulut mieux connaître ce fils, ce frère, ce complice de sa vie. Il acheta des livres, ce qui déplut à madame Ringot car les livres coûtent cher et ne servent à rien. Il fréquenta des bibliothèques, assista à des conférences, rencontra des ethnologues, et s inscrivit à des cours universitaires par Internet. Il ne regardait plus, à la télévision, que les documentaires sur la Cinq, au grand dam de sa femme privée de feuilleton. Il fallut acheter un deuxième poste. Ainsi Ringot se laissait-il prendre dans les mailles d un immense filet qui recouvrait tous les continents, la planète entière, et qui reliait le passé au présent dans une même histoire dont il n était plus le spectateur mais l acteur passionné. Pris jusque là dans la nasse du temps et fait comme un rat, Ringot crevait soudain la surface des choses, traversait les apparences et partait pour de fabuleux voyages dans un monde sans limites. Madame Ringot, d abord narquoise devant cette fureur d apprendre, passa ensuite par des états d âme successifs : étonnée, inquiète, n y comprenant rien, indignée quand il annula leur prochain voyage aux îles Takarévé. Il décréta qu ils passeraient l été dans le Morvan où les attendait une maison familiale quelque peu abandonnée et que, désormais, tout voyage outremer se ferait non plus en groupe mais en immersion, en communion avec les peuples visités. «On ne peut vivre éternellement à la surface des choses», disait-il. Ou encore : «l actualité 5

Il acheta des livres, ce qui déplut à madame Ringot car les livres coûtent cher et ne servent à rien.

6 n est que l écume de la vie. Il faut aller au cœur des êtres.» Pire : évoquant sa prochaine retraite, il parlait d un retour chez les Poutou-Poutous afin d y construire une école!consciente qu il devenait fou, madame Ringot se dit que le Morvan, après tout, apaiserait peut-être un délire certainement dû au surmenage. Ringot partit avec une malle pleine de livres qu il étudia frénétiquement, tandis que sa femme s affairait dans une maison trop longtemps négligée d où elle chassait, avec des cris d horreur, araignées et souris. Quand il ne lisait pas, Ringot parcourait les sentiers champêtres de son enfance, discutait avec les uns et les autres, renouait avec de vieilles connaissances, plantait des fleurs ou rêvassait devant les vallées fertiles, perché sur un petit mur moussu, en méditant sur l origine des êtres, les mystères de l esprit, et la relativité du temps. C est ainsi qu un jour, assis sur son mur et retrouvant ses gestes de gamin pour tailler un sifflet dans un roseau, un vieux chapeau de paille sur la tête et des espadrilles trouées aux pieds, il vit s arrêter une voiture étrangère d où sortit une grande femme, les yeux doublement cachés par des lunettes noires et le viseur d un appareil numérique. Elle prit quelques vues des vallonnements lointains marbrés de lumière puis, s approchant de Ringot avec un sourire, lui dit quelques mots dans une langue incompréhensible. Prenant son hochement de tête pour un acquiescement, elle prit une photo de l indigène taillant son sifflet après quoi, avec des sons bizarres qui étaient peut-être un remerciement, elle remonta dans la voiture qui démarra. Alors, Ringot sourit. Parcourant du regard les vallons, les forêts, et caressant de la main la photo de son complice 6

Ringot partit avec une malle pleine de livres qu il étudia frénétiquement, tandis que sa femme s affairait dans une maison trop longtemps négligée d où elle chassait, avec des cris d horreur,

7 dans la poche poitrine de son polo, il murmura : «on les emmerde!» Et il se remit à tailler son sifflet. 7

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