stratégies et environnements tertiaires demians la liberté et la raison COWORKinG essence et spécificité THema intelligence Numéro 27 Mars 2013 15 E
6 a & d Anne Démians La liberté et la raison L architecture est sous contrainte. Au nom de la crise et de ses conséquences sur les affaires, les commanditaires confient quasi systématiquement les grands projets immobiliers à une poignée d architectes. Ce sont de grands noms connus et reconnus, des valeurs sûres, sexagénaires et plus. N est-il pas légitime de s en étonner? L architecture contemporaine française se résumerait-elle à ces quelques noms? Les investisseurs seraient-ils inquiets au point d omettre de solliciter des talents nouveaux pour des réalisations d envergure? En France, de nombreux architectes plus jeunes, aguerris, inventifs et techniques, ont déjà fait leurs preuves. Ils mériteraient une meilleure considération et davantage d attention. Parmi eux, une personnalité se distingue : Anne Démians. Photo: Zabou Carrière Anne Démians affiche ses références, reconnaît ses emprunts, consciente que d autres ont bâti avant elle, qu une réalisation architecturale s inscrit dans un territoire rarement vierge. Lorsqu elle pense l architecture, elle considère autant les pleins que les vides, elle se préoccupe de la place de l être humain. Architecte, mais aussi urbaniste, elle favorise les connexions entre les espaces privés et publics. Anne Démians aime écrire à propos de son travail. Avant, pendant, après : elle raconte un projet dans un langage autre que technique. «En cours de conception, j écris des textes un peu décalés ou métaphoriques, je décris l identité architecturale, sa dimension sensible.» Écrire lui permet de marquer les contours de ses convictions : «Être disponible, créer du sur-mesure, offrir la lumière, bâtir sans répéter des modèles». Inspirée par certains écrits du philosophe Michel Onfray, Anne Démians affirme, sans détours, être partisane d un ordre libertaire constructif : elle transforme «le rationnel en outil au service de l expression poétique.» Elle se préserve toutefois de développer des théories qui deviendraient des dogmes sclérosés ou contre-productifs. Elle souhaite simplement «libérer l usage». La forme n est pas le résultat d une gestuelle systématique préalable à la conception d un projet mais «la parfaite synthèse des réponses à donner à une commande.» L architecture n est pas qu une image ou un objet. officeetculture #27
a & d 7 La Poste neuve du Louvre. Concours perdu, 2012 #27 officeetculture
8 a & d M9D4, logements Paris 13e, ZAC Masséna Chevaleret, Paris. Projet lauréat 2006 Réalisations et concours 2012 Trois tours, Port d Austerlitz, Strasbourg. Résidence Ziegelwasser, 295 logements, Strasbourg. 2011 Campus Val-de-Fontenay, Société Générale, Fontenay-sous-Bois. Livraison de la cuisine centrale du 20 e arrondissement de Paris. Immeuble de Logements, résidence étudiante et commerces, rue du Tapis Vert, Nancy. 2010 Bureaux, commerce et résidence de tourisme, Ile de Corse, Nancy. Immeuble de bureaux de 16 500 m², quartier des Batignolles, Paris. 2008 Porte d Auteuil, 350 logements en association avec Francis Soler, Finn Geipel et Rudy Ricciotti, Paris. 2007 Palais de Justice, Douai (lauréat du concours, sans suite). 2006 Zac Rive Gauche, 55 logements et commerces Paris. Gare de fret et bureaux pour les Aéroports de Paris. 2005 Extension et restructuration du lycée de l Hôtellerie et du tourisme, Guyancourt En 2008, à la demande de la ville de Paris, l architecte participe à un atelier de réflexion sur le thème de la «grande hauteur» dans la capitale. Une tour peut apporter de «l oxygène» à un quartier. Pour le projet Masséna-Bruneseau, à proximité de la Seine, Anne Démians recherche «la convergence de la légèreté et de la densité, la rencontre de l abstraction et de la matérialité». Elle imagine deux tours de bureaux et de logements qui se déploient en prolongement (et non pas en rupture) de la ville horizontale existante ; «la verticalité n est pas une chose en soi, elle n est pas systématique, elle doit toujours se justifier». Comment bâtir pour qu on puisse habiter la ville d une manière contemporaine, fluide et différente? Comment rendre la ville plus lumineuse, plus aérée? Quelle réponse formelle apporter à la question de l hyper densité? La réponse peut être «intimiste» lorsqu un dispositif prend en compte «la nature, l échelle humaine, la relation directe, visuelle et concrète de chaque personne avec l extérieur». Le campus de 90 000 m ² de la Société Générale à Val-de-Fontenay permettra à chaque collaborateur de bénéficier d un espace de qualité. De plus, grâce à «l organisation fluide du dispositif» des espaces transversaux ont été créés. Un ensemble d immeubles de bureaux ne doit pas être un repoussoir pour les habitants des quartiers environnants. Offrir de la lumière «à tous» est le socle de la conception, de même que le choix des matériaux. Ces questions sont abordées dès les premières esquisses. «La matière est un médiateur important pour lire l espace». La vêture pensée pour les bâtiments du futur campus est une première. Pour convaincre les investisseurs de choisir du bois plutôt que de l acier ou du verre, Anne Démians a proposé un matériau homogène, reconstitué à partir de composites de bois recyclé (et recyclable), en provenance du Japon. En réponse officeetculture #27
La liberté et la raison a & d 9 Légende photos du haut et du bas: Campus Val-de-Fontenay, Société Générale, Fontenay-sous-Bois. Projet lauréat,2011 #27 officeetculture
10 a & d Cuisine centrale de la caisse des écoles du 20e, Paris. 2006-2012 officeetculture #27
La liberté et la raison a & d 11 aux problématiques environnementales, les japonais ne cessent de rechercher de nouveaux matériaux et sont, de fait, bien plus en avance que les industriels français et européens. Naturels ou reconstitués, les matériaux nouveaux aident à sortir des habitudes et des conformismes ; utilisés intelligemment, ils permettent de satisfaire à «l obligation de résultats» attendue dans toute réalisation architecturale. Un immeuble de bureaux est un «maillage» de contraintes fonctionnelles, techniques, spatiales et financières à prendre en compte dès les premières esquisses. Anne Démians et ses équipes sont opiniâtres et s attachent à répondre de manière cohérente aux questions de constructibilité ainsi que de logique économique. Lisibilité et intégrité pour l espace public L architecte veille à préserver le «geste architectural dans son intégrité» jusqu à la livraison du bâtiment. Lorsque les impératifs de la commande sont respectés, l architecte est enfin libre d inscrire des éléments qui viendront perturber les systèmes établis. Anne Démians définit, pour chaque réalisation, une architecture qui n est pas «banalisée». Son architecture est toujours sur-mesure. L architecte sait faire émerger les idées non exprimées des commanditaires, déceler ce qui est caché derrière une demande attendue et conforme. La fluctuation des réalités économiques interfère avec le temps de construction d un bâtiment. Anne Démians intègre désormais, dès la conception, «la nécessaire évolution d un projet en raison d imprévus économiques». À Strasbourg, elle innove en créant un dispositif spatial flexible : le projet des trois tours Black Swan est mixte, logements, bureaux Trois tours Black Swan, Port d Austerlitz, Strasbourg Projet lauréat 2012 #27 officeetculture
12 a & d La liberté et la raison Immeuble de bureaux, Saussure, quartier des Batignolles, Paris. Projet lauréat 2009 Anne Démians Anne Démians a créé son agence en 2003. Elle enseigne l architecture depuis 1998 à l École d architecture de Bretagne, à l École spéciale de Paris et à l université Paris-Dauphine. Elle est membre de la commission créée par le Ministère de l écologie, de l énergie, du développement durable et de l aménagement du territoire, pour réfléchir à la prochaine Réglementation Thermique (RT 2020) et produire des recommandations. En 2009 elle a été lauréate du premier concours Bas carbone, organisé par EDF pour distinguer les bâtiments à faible émission de dioxyde de carbone. À lire : Anne Démians, archistorm, Hors-Série #1, 2011 La rentabilité, une contrainte constante Étude, Le Caire 2050 et commerces. Quels que soient les aléas précédant le démarrage de la construction, le commanditaire pourra, s il le souhaite, modifier l attribution des mètres carrés à chaque type d activité. Architecte et investisseur sont rassurés : un changement d usage des lieux intérieurs n altèrerait pas la cohérence esthétique et architecturale du projet. Le choix d une double façade rend cet ensemble immobilier homogène. Cette réalisation «sobre et efficace» est empreinte de «sensualité et de poésie graphique». Le dispositif urbain fonctionne comme une porte, une transition fluide qui emmène naturellement vers un autre quartier. Anne Démians privilégie la lisibilité et l intégrité de l espace public. Elle «assume la modestie de l écriture» car dans ce contexte une «coque architecturale bavarde ou spectaculaire» oppresserait sans rien apporter à l architecture. Désormais, la dépense est mesurée, les contraintes constantes, la rentabilité n est pas une option mais une obligation. L architecture se modifie en profondeur et pour toujours. Les jeunes architectes ne travaillent pas en «contexte crise «mais en «contexte révolution permanente» ; ils sont forcés de fonctionner dans un cadre strict. Cela n empêche pas, pour autant, leur imagination de tourner à plein régime et de produire ainsi une architecture riche, séduisante et audacieuse. Cette nouvelle génération est définitivement fiable, inventive et talentueuse. Les investisseurs peuvent leur confier, les yeux fermés, des projets d envergure. Brigitte Mantel officeetculture #27