Nationalisation des autoroutes espagnoles I.- Un réseau surdimensionné et majoritairement gratuit Un réseau surdéveloppé et majoritairement gratuit... L ensemble du réseau routier et autoroutier espagnol comprend 165 000 km de routes, et est divisé en 26 000 km de réseau d intérêt national de compétence de l Etat (Red de Carreteras del Estado, RCE), 71 000 km de réseaux Autonomes relevant des Régions, et 68 000 km de réseau Provincial et local (annexe 1). L Espagne est un des premiers pays européens en termes d infrastructures autoroutières, avec 3 400 km d autoroutes à péage (autopistas) et 11 000 km d autoroutes gratuites (autovias) qui sont de compétence nationale, régionale voire provinciale. Soit un total de 14 400 km d autoroutes. Mais ne sont donc payantes que 24% des voies à gabarit autoroutier, contre environ 80 % dans la plupart des pays européens. C est aussi un des premiers pays au niveau mondial si on rapporte son infrastructure à sa population (plus de 30 km pour 100 000 habitants)....résultat d un environnement politique et juridique conciliant Dès le début des années 1960, une succession de lois a contribué à créer un environnement juridique attractif pour les acteurs privés dans le secteur autoroutier. L Etat espagnol a ainsi assuré aux constructeurs et aux concessionnaires l obtention facilitée de subventions, l assurance de garanties financières, mais aussi des avances, bonifications ou encore la prise en charge par l Etat des coûts d expulsion résultant de la construction en cas de faillite du concessionnaire (Ley 8/1972). C est sous le régime juridique de la Ley 8/1972, minimisant le risque pour les concessionnaires (risque transféré à l Etat), qu a été encadrée la construction de la majorité des tronçons autoroutiers espagnols. Au-delà de ces avantages, la planification économico-financière exigée par la loi s est révélée très limitée et l adoption de normes comptables avantageuses n a été que tardivement remise en cause. Suite à une directive européenne visant à transférer le risque sur le concessionnaire, à préserver de la concurrence et à limiter les renégociations, la Ley 13/2003 régule les contrats de concessions de travaux publics, mais le concept de «risque» pour les concessionnaires est adouci, dans le droit espagnol, par l idée d un «équilibre économique», selon lequel l Etat peut compenser les concessionnaires déficitaires, entre autres à travers une augmentation de la durée de concession, un changement de tarifs etc. La loi 13/2003 est adoptée alors que le Plan d Infrastructures de Transport (PIT 2000-2007), prévoyant la construction de 955km d autoroutes à péage, est déjà lancé. Il est suivi du Plan Stratégique d Infrastructures et de transport (PEIT 2005-2020) annonçant la création de 6000 kilomètres de voies rapides, qui devaient s ajouter aux 9000 existant alors. Dans la continuité de ces plans étatiques, les communautés autonomes ont également développé leurs propres plans d infrastructures, faisant la part belle à la route : PISTA 2007-2013 en Andalousie (1614 km d autoroutes gratuites), Plan MOVE 2009-2015 en Galice (565km d autoroutes gratuites), PIE 2010-2020 à Valence (47 nouvelles routes) etc. Ce n est qu avec le Plan national d Infrastructures, Transport et Logement (PITVI 2012-2024) que cette dynamique de construction incontrôlée est rompue, bien que les investissements consacrés aux infrastructures restent très significatifs. II.- Des concessions mal maitrisées, au bord de la faillite Des risques sous-évalués... La surestimation du trafic et la sous-estimation des investissements nécessaires à la construction sont récurrentes dans les projets d infrastructures en Espagne. Les prévisions de trafic des autoroutes espagnoles, centrales dans l élaboration du contrat de concession, ont été excessivement optimistes. Parmi les autoroutes mises en service au début des années 2000, le trafic réel a été en moyenne 42% inférieur à aux prévisions pour la première année d exploitation (annexe 2), tendance qui se maintient les années suivantes, et ce, rappelons-le, avant la crise économique de 2008. L investissement dans l infrastructure a quant à lui été majoritairement sous-estimé (annexe 3). La Cour des comptes européenne a demandé à la Commission européenne d enquêter sur les coûts élevés pratiqués par les constructeurs sur les autoroutes gratuites gérées par l État (l Union Européenne a subventionné de manière substantielle ces
chantiers). À titre d exemple, la construction de 1000m 2 d autoroute en Espagne coûte deux fois plus cher qu en Allemagne même s il est à noter que les sur-/sous-estimations d investissements et de trafic ont tendance à se réduire en Espagne depuis la Ley 8/1972, bien que leur niveau d exactitude laisse toujours à désirer.... et des contrats renégociés Parmi les concessionnaires, on retrouve les principales entreprises de BTP espagnoles, seules ou réunies en consortiums : Abertis, ACS, Globalvía (FCC). La loi espagnole, malgré les recommandations de l Union Européenne en matière de concurrence, a été déterminante dans la concentration des acteurs de ce secteur, à travers des exigences de compétences mais aussi l incitation à la reprise des autoroutes non rentables par les plus anciens concessionnaires. 55% des contrats de concessions ont fait l objet de renégociations en Espagne depuis 1957, pour 35% d entre elles pour s adapter à des changements législatifs (annexe 4). Les tarifs et la durée des concessions sont les principales variables d ajustements. Ainsi, afin de compenser des baisses de tarifs ou des investissements, voire parfois pour inciter ou «récompenser» les efforts visant à améliorer la qualité des infrastructures, la durée des concessions a souvent été rallongée lors des renégociations de contrats, souvent peu transparentes. Le nombre élevé de renégociations explique que peu de concessions aient été annulées. Doublons, faible trafic et coûts d expropriation... C est donc dans un cadre juridique sur mesure, sous l impulsion de plans d infrastructures disproportionnés et couvert par des contrats de constructions/concessions bienveillants qu a eu lieu le boom des autoroutes entre 1998 et 2004. Cette deuxième vague de constructions de voies rapides en Espagne est concentrée dans la communauté de Madrid et dans la région de Murcia et Alicante. Sont alors concédées les autoroutes radiales 2, 3, 4 y 5, l axe Aéroport M-12, la AP-41, qui lie Madrid et Toledo, la AP-36, entre Ocaña et La Roda, ou encore la AP-7, de Alicante à Vera, en passant par Cartagena, et la voie périphérique d Alicante. A la différence des autoroutes construites jusque-là, des voies rapides existaient préalablement à la construction des autoroutes payantes. Les nouvelles autopistas ont été officiellement construites afin de décongestionner les voies traditionnelles, mais elles venaient s ajouter en doublon aux voies gratuites (annexe 5) présageant d un trafic nul. Après une dizaine d années d exploitation, les radiales de Madrid n atteignent qu entre 15 et 40% du trafic prévu initialement : ainsi l AP-41 Madrid-Toledo ne reçoit que 11% du trafic prévu et l axe M-12 Madrid-aéroport affiche un trafic 7 fois inférieur aux prévisions. Bien que le trafic réel ait été inférieur aux prévisions dès les premières années d exploitation des autoroutes, la crise a aggravé cet écart : ainsi le trafic sur les autoroutes payantes a chuté de 27% en moyenne entre 2007 et 2012 et jusqu à 50% dans le cas de Madrid-Ocaña. Par ailleurs, le boom immobilier a contribué à faire exploser les coûts d expropriation, atteignant souvent jusqu à 175% du montant initialement prévu. La valorisation des terrains a été particulièrement élevée dans la région de Madrid ; à titre d exemple, sur la M-12 liant Madrid à Barajas, le concessionnaire avait évalué à 3,01 le m 2 les zones à exproprier alors que le Tribunal Supérieur de Justice de Madrid l a fixé à 213 /m 2....ont mené à des résultats catastrophiques Sur les 38 autoroutes payantes, 9 concessions se trouvaient proche de la faillite début 2014, dont plusieurs ont sollicité le concours financier de créanciers volontaires (concurso de acreedores). Pourtant, dès 2010, l Etat avait mis en œuvre un plan de viabilité pour les concessionnaires en difficulté (annexe 6). - Des crédits bonifiés (creditos participativos) ont été octroyés afin de compenser les surcoûts d expropriation, leur remboursement n étant exigible qu à la fin de la concession. Ces crédits ont été réduits des 2/3 entre 2011 et 2012 à près de 300M (alors que les concessionnaires réclamaient 600M ). - Des comptes de compensations (cuentas de compensación) dédommageaient également le manque de trafic. Ainsi l Etat s engageait à des compensations (plafonnées toutefois à 50% des revenus réels, sur des trafics correspondant à peine à 40% des prévisions), le coût pour l Etat étant estimé à 80 millions par an. Le recours à ces comptes de compensation avait été prolongé jusqu à 2021.
Mais ce plan de viabilité s est révélé insuffisant et, en 2012, les difficultés des concessionnaires se sont aggravées avec la suppression d une compensation s élevant à 7% du tarif des péages et l augmentation de la TVA, entraînant une hausse des tarifs des péages. Les concessionnaires cumulaient en mars 2014 un montant estimé à 3, 9 Mds de dettes envers les banques, auxquels s ajoutaient 470M de dette envers les constructeurs (surcoût de construction) et 230M envers d autres organismes, pour un total de 4 600M de dette. A celle-ci s ajoute 1,2 Md dus aux surcoûts d expropriation. En janvier 2014, face aux montants engageant la responsabilité patrimoniale de l Etat, estimés à près de 4 000 M, le ministère de Fomento a réduit par décret la «Responsabilidad Patrimonial» de la Administración (RPA) qui l obligeait à payer les expropriations en cas de liquidation des concessionnaires. Dette des 9 concessions autoroutières (données 2012) Madrid R3-R5 649M Cartagena-Vera 561M Madrid-Ocaña 550M Ocaña-La Roda 521,2M Madrid-Guadalajara 421,7M Madrid-Toledo 336,9M Périphérique Alicante 242,7M M12 Aeroport 227,4M Alicante-Cartagena 210,7M TOTAL 3 720,6M III. La nationalisation engagée Une solution déjà utilisée Le sauvetage des autoroutes à travers la création d une entreprise n est pas une idée nouvelle. Déjà en 1984, l Etat avait créé l Empresa Nacional de Autopistas (ENA), une entité publique fusionnant les concessions de 6 tronçons autoroutiers des provinces de Galice, d Asturies et de Navarre au bord de la faillite ; là encore, un trafic insuffisant était en cause. En 2003, une fois les finances des concessions nationalisées assainies, l ENA a été privatisée à 100% selon un processus d enchères et d appel d offres. La vente a été remportée par un consortium mené par Sacyr pour 1, 6Mds Les modalités de la nationalisation Après des mois de réflexion et de négociations, la liquidation des neuf concessions autoroutières en faillite a finalement été évitée ; celle-ci aurait supposé un coût pour l Etat, donc le contribuable, de près de 5 Mds. Les ministères de Fomento et des Finances ont annoncé le 25 mars la création d une entreprise publique qui intégrera les concessions en difficulté, couvrant 748km d autoroutes et 22% des autoroutes espagnoles à péage. Cette entité sera à 100% publique (les concessionnaires en faillite n y auront finalement aucune participation, un moment envisagée, afin notamment d éviter une qualification d aide d Etat). - Cette société reprend à son compte 50% de la dette cumulée de 4,6 Mds d euros, ramenée ainsi à 2,3 Mds après diminution de plus de 30% de l encours bancaire (les sociétés concessionnaires conservent à leur charge 600M d encours bancaire et la dette de 700M envers les constructeurs et autres organismes). Cette dette sera titrisée et remboursée sur 30 ans par l Etat au travers d obligations à un taux d intérêt garanti de 1%. Ce taux pourrait augmenter en cas de récupération du trafic autoroutier. - Dans le cadre de cette société, l Etat prend aussi à sa charge les 1,2 Mds liés aux expropriations. Un projet en cours d examen Selon le gouvernement, le projet d entreprise publique a été conçu de telle sorte que sa création n affecte pas les comptes publics (ces montants ne seraient pas comptabilisés au titre de la dette), en particulier le déficit ; le service de la dette y sera réduit afin de maximiser sa viabilité. L objectif est d éviter que cette opération soit considérée comme une aide d Etat par l Union Européenne, point qui est actuellement à l étude par la Commission Européenne. Toujours selon le gouvernement, cette remise de dette ne devrait pas avoir d impact sur les banques concernées, étant donné que ce passif a déjà été provisionné par les créanciers. Ce plan de nationalisation, qui n offre pas la possibilité d une contre-proposition des concessionnaires, est actuellement développé et devrait être approuvé prochainement par décret en conseil des ministres. Cette solution semble avoir été acceptée par les banques et la majorité des constructeurs bien qu il existe encore des interrogations concernant certaines participations étrangères (25% de l ensemble des créanciers seraient étrangers) et d éventuels recours judiciaires suite aux expropriations. Pour l heure, la chute du trafic autoroutier paraît se stabiliser et Fomento prévoit une reprise du trafic pour 2016.
Annexes Annexe 1 : le réseau routier espagnol en quelques chiffres Système routier et autoroutier espagnol Système routier et autoroutier français Réseau national (en charge de l Etat) Autopistas 2498 km Autovias 8132 km 25 733 km Doubles voies 619 km Autres 14 484 km 21 150 km Réseau régional (en charge des communautés autonomes) Réseau provincial (en charge des provinces) Autopistas 322 km Autopistas 171 km Autovias 2547 km Autovias 592 km 71 464 68 000 DV 773 km DV 311 km Autres 67 822 km Autres 67 516 km 378 000 (réseau départemental) TOTAL 165 197 km 400 000 km Autopistas = à péage, et gérées par une 30 aine de concessionnaires privés et publics. 3365 km Autovías = gratuites 11 000 km
Annexe 2 : Ecart entre les prévisions de trafic et le trafic observé sur les autoroutes payantes (Planification économique et financière des concessions autoroutières à péage, thèse doctorale de Maria de los Angeles Baeza Muñoz, 2008) Annexe 3: Ecart entre les prévisions d investissements et les coûts réels des autoroutes concédées en 2004 (Planification économique et financière des concessions autoroutières à péage, thèse doctorale de Maria de los Angeles Baeza Muñoz, 2008)
Annexe 4: Modifications des durées des concessions selon la loi et causes déclarées des renégociations des contrats de concession (Planification économique et financière des concessions autoroutières à péage, thèse doctorale de Maria de los Angeles Baeza Muñoz, 2008)
Annexe 5: Les radiales de Madrid : autovias et autopistas Annexe 6: Situation des concessions autoroutières en 2010