COMMENT HABITER L ESPACE?



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Transcription:

COMMENT HABITER L ESPACE? Marianne Frassati DNSEP Option Art Domaine Communication, Mention Intermédias ESAM Caen/Cherbourg 2013

Introduction 5 Chapitre 1 : La condition urbaine 7 1. La ville dispersée 8 morcellement de l espace morcellement du temps vécu construction de nouvelles proximités 2. Un être sans intériorité et sans corps 12 les dangers de l utopie de la communication dégradation du lien social 3. Régime de circulation et connexion des lieux 16 multiplicité des rythmes perceptions croisées zonage, ségrégation et surveillance/des mécanismes disciplinaires Chapitre 2 : Quand les théories tentent de définir les pratiques 23 1. L esthétique relationnelle (ou le potentiel social) 24 définition application limites 2. L art contextuel (un art en contexte réel) 29 définition quand l art est en décalage avec son contexte de création et d exposition l exemple d une oeuvre véritablement contextuelle limites 3. L artivisme (un art politique) 34 définition Reclaim the Streets le 18 juin 1999 la relation conflictuelle entre l artivisme et la politique 2

Chapitre 3 : Explorer la ville autrement 43 1. De la nécessité de l in situ 44 première approche : Daniel Buren les enjeux de la commande publique les oeuvres éphémères dans l espace urbain : animation culturelle ou véritable réflexion sur la ville? 2. L ordinaire urbain 51 l écriture comme expérience du monde et de la vie la figure du pont la pratique du field recording 3. Appropriation ou ré-appropriation de l espace urbain 56 reconsidérer le territoire à partir de ses marges bousculer les habitudes perceptives l identité des villes en question Conclusion 62 Bibliographie 64 3

4

Dans une interview pour la revue Mouvement, Pascal Le Brun-Cordier propose une liste non-exhaustive de références artistiques qui lui ont inspiré la création des Zones Artistiques Temporaires de Montpellier : «J ai suivi, ces dernières années, de grandes manifestations comme Lille 2004, Estuaire, Evento, Nuit Blanche, les rendez-vous du Channel à Calais, Metropolis à Copenhague, Burning Man dans le Nevada, mais aussi des projets ruraux comme Promenade(s), le Nombril du monde, insulaires comme à Terschellings (Pays-Bas), des actions de quartiers comme ECObox, des démarches artivistes, le mouvement des free parties, des flash mobs...» 2 1 Une telle profusion d événements artistiques en situation, qui plus est à l échelle internationale, pose question. Comment expliquer l essor de ces pratiques en milieu urbain? S agit-il uniquement d une démocratisation de l art qui vient rompre avec le système marchand et les lieux institutionnels d exposition? Bien que cet aspect soit souvent le moteur des démarches artistiques citées précédemment, nous pouvons également voir là un questionnement de notre rapport au monde, à cet environnement urbain auquel nous ne prêtons plus attention. Afin de développer cette thèse sur notre relation à la ville par le biais de l art, nous poserons la question suivante : comment la création artistique permetelle de reconsidérer le rapport de l individu à l espace urbain? Dans un premier temps, nous verrons qu avant de s interroger sur le comment, il faut s intéresser au pourquoi. En effet, la création artistique, par sa recherche d une autre manière de vivre la ville, nous amène à réfléchir sur ce contexte si particulier qu est notre environnement urbain. Comment a-t-il évolué? Qu est-il devenu en ce XXI ème siècle? Pourquoi les artistes s emparent de ce terrain d expérimentation? En somme, quels sont les problèmes majeurs de la ville moderne? C est en faisant le constat de la condition urbaine que nous pourrons comprendre les enjeux d un art qui intervient comme une tentative de dépassement de la fonctionnalité et de l usage. Par la suite, nous explorerons le champ théorique qui s efforce de définir des pratiques artistiques répondant aux problèmes que pose l urbain, à savoir la question du lien social, du fonctionnalisme et du quotidien aliénant mais aussi de la marginalisation, du zonage et de la ségrégation. Cette étude nous fera entrevoir les limites de définitions trop utopistes ou génériques. Nous finirons donc par un tour d horizon de la création artistique qui explore l imaginaire urbain en structurant notre réflexion selon plusieurs axes : la nécessité ou non de l in situ, l ordinaire urbain et son potentiel créatif et l appropriation ou la réappropriation de l espace urbain. 1 - Pascal Le Brun-Cordier, entretien avec Julie Bordenave, «Quartiers libres», Mouvement, n 58, janviermars 2011, p. 92 5

La condition urbaine 1 «[La ville] est à la fois un lieu de rencontres et de conflits, d accord et de dissensus, c est-à-dire de partage, au double sens du terme : comme mise en commun et comme division. Mise en commun qui s effectue toujours de manière ponctuelle, division qui peut prendre la forme de ghetto, de gated communities ou encore d une augmentation de l intensité des flux urbains.» (Introduction de Théorique. 2, Zones urbaines partagées, Saint-Denis, Synesthésie, 2008, p. 5 et 6)

1. La ville dispersée S il est une observation que tout un chacun peu porter sur la ville, c est bien celle de l organisation des espaces qui la constituent. Soumise à un régime de transformations intensif, la ville apparaît comme constamment en travaux et ce dans le but d être plus fonctionnelle ou attractive. Ces «mises à jour» permanentes dessinent un nouveau visage, celui d un espace urbain aux frontières extrêmement floues du fait d un phénomène d étalement, d éclatement et de fragmentation. Les zones commerciales périphériques poussent comme des champignons tandis que les distances semblent se réduire toujours plus grâce à l usage croissant de l automobile et à l aménagement des grands axes de circulation. De tels bouleversements ont radicalement modifié le modèle de la ville compacte pour le faire évoluer en une ville dispersée. «Traduit par des termes descriptifs : aires métropolitaines aux États-Unis (à partir de 1910) et au Canada (quelques décennies plus tard), aires urbaines en France (depuis 1996), ce modèle procède de l étalement spatial du processus d urbanisation et surtout de l affirmation de nouveaux pôles (ou nouvelles centralités) dans les auréoles des étalements périphériques formées successivement autour des villes-centres. La ville dispersée est donc de nature polycentrique. Elle témoigne également de l intensité des déplacements quotidiens séquentiels, ce qui en fait une ville du mouvement.» 2 Dans ce contexte, l espace et le temps sont vécus et liés entre eux d une manière bien particulière. Et, contrairement à ce que certains discours voudraient dénoncer, la ville dispersée ne proclame pas la fin de la proximité, elle en crée au contraire de nouvelles. morcellement de l espace À l image d un puzzle, la ville est constituée d un ensemble de pièces différentes et connectées entre elles (de manière plus ou moins efficace). Chaque individu est amené à parcourir plusieurs espaces quotidiennement, entre quartier d affaire, zone résidentielle et commerciale ou de loisirs. La ville n est donc pas appréhendée dans son ensemble mais de manière fragmentaire selon notre subjectivité et nos besoins. Cela explique la bonne connaissance que nous avons de certaines rues, quartiers ou enseignes de magasins alors que nous pouvons nous perdre dans une rue parallèle, que nous ne fréquentons jamais. Un tel constat n a rien d alarmant au vu des échelles, parfois démesurées, des grandes villes ; cependant il laisse à penser que notre relation à l espace urbain est purement fonctionnelle et donc subie plutôt que choisie. Que dire alors de l espace public? Et d abord, que signifie vraiment cette expression, a-telle encore du sens de nos jours? Par définition commun et ouvert à tous, l espace public serait un lieu de rencontres de tous les citoyens, sans distinction aucune. Pourtant il est 2 - Jacques Chevalier, «La question de la proximité dans la ville dispersée : plaidoyer pour une échelle des proximités» in Espaces et SOciétés, http://eso.cnrs.fr/telechargements/revue/eso_14/ JChevalier.pdf 8

difficile d imaginer que la ville puisse concentrer l espace des échanges au sein de quelques lieux privilégiés. En effet, bien que l espace public évoque par amalgame les rues commerçantes et autres voies piétonnes - la plupart du temps implantées en centre-ville - ces dernières n en demeurent pas moins des lieux de consommation où se juxtaposent des activités de service à l intérieur d espaces privés. Autrement dit, et à y regarder de plus près, cet espace n a rien de public si ce n est la rue qui le traverse. Ce n est pas non plus parce qu un très grand nombre d individus se regroupe en des endroits précis que ces derniers sont propices à la rencontre ou à l échange. De nombreuses observations font d ailleurs état de cet individu paradoxalement seul au milieu de la foule. À défaut d espace public, Elie During choisi donc de parler d «espaces collectifs» 3, par nature fragmentaires et hétérogènes. Le terme semble plus juste, en ce qui concerne le caractère hétérogène tout en introduisant une dimension sociale positive dans l idée d un espace partagé par un groupe. Mais ce ne sont pas tant les expressions que la dissémination des espaces qui nous intéresse ici. La ville est spatiophage, elle ne cesse de s étendre toujours plus loin, se transforme en communauté d agglomération, en mégapole et même lorsque ses limites semblent lui échapper et que son engorgement s accentue, son développement ne diminue pas. Les villes tentaculaires absorbent tout sur leur passage et rares sont les zones rurales qui subsistent à une trop faible proximité d un tel monstre. Même à l échelle d une petite ou moyenne ville de France les observations sont les mêmes, dans une moindre mesure évidemment. Quelle place reste-t-il à l individu dans cet environnement? Comment ne pas perdre tous ses repères lorsque l on s immerge dans une métropole aussi insaisissable que le Tokyo que nous propose Sofia Coppola dans Lost in translation? Plus qu un décor pour ce film, la ville s apparente presque ici à un personnage ou tout du moins constitue le véritable sujet du récit. Dans son introduction à une réflexion sur «l urbain sans figure», Michel Lussault décrit d ailleurs brièvement l un des passages du film : «un des protagonistes, lors d une superbe scène, observant Tokyo de la fenêtre de sa chambre située à un étage élevé d un hôtel de luxe, échoue à comprendre visuellement l agrégat urbain qu il contemple à ses pieds, ce que traduit le mouvement oscillant de la caméra d une extrémité du champ de vision de l héroïne à l autre». 4 Une telle difficulté à saisir l espace qui nous environne, et ce depuis n importe quel point de vue, est révélatrice de l impact du développement constant et croissant de l urbain. Il ne faut pas oublier également que les transformations opérées à l échelle d une ville sont ciblées et visent bien souvent les mêmes types d espaces - centre-ville, quartiers résidentiels aisés, zones commerciales, etc. De ce fait des zones urbaines importantes, habitées par les populations les plus pauvres, se retrouvent mises à l écart des pôles d attractivité. Ce sont à ces problèmes que tentent aujourd hui de répondre les urbanistes et architectes et non sans mal car les transformations des villes s opèrent à une vitesse incroyable. 3 - Elie During, «Plaidoyer pour un art dispersé» in Théoriques 2, Zones urbaines partagées, Saint-Denis, Synesthésie, 2008, p. 63 4 - Jacques Lévy et Michel Lussault, Dictionnaire de la géographie et de l espace des sociétés, Paris, Belin, 2012 9

morcellement du temps vécu Le tissu urbain ressemble donc à un patchwork aux pièces parfois trouées, ces «non-lieux» dont on ne sait pas encore quoi faire. Et cette dissémination des espaces va de paire, pour le citadin, avec une division des temporalités. Comme l explique Pascal Michon, «les individus eux-mêmes ont rencontré de plus en plus de difficultés à accorder les différentes temporalités dans lesquelles ils sont pris. La fluidification générale de la vie provoquée par la diffusion d horaires flexibles non choisis, la précarisation des emplois, le chevauchement fréquent des activités, l intrusion des technologies de communication se sont traduits bien souvent par un morcellement du temps vécu» 5. L étude que nous fournit ce philosophe et historien est des plus pertinente. Après avoir situé le contexte historique qui donne naissance aux villes telles que nous les connaissons aujourd hui, il soulève les principaux problèmes qui affectent les individus et notamment celui des rythmes de vie. Exposant les limites des analyses et réponses théoriques apportées par les sociologues, fonctionnaires territoriaux et autres spécialistes, il propose quatre séries de transformations nécessaires selon lui : «1. Tenir ensemble le problème des rythmes des interactions sociales et celui des rythmes des corps et du langage qui soutiennent en permanence ces interactions. Introduire ainsi dans la réflexion sur la ville une dimension anthropologique et poétique, sans laquelle tout se ramène à des questions purement techniques. 2. Sortir de la fascination pour les moments de concentration festive et repenser ceux de la vie associative et politique. Sortir également de la fascination pour les technologies de télécommunication et d information et repenser la puissance de potentialisation propre à l activité du langage qui reste à leur fondement. 3. Dépasser la conception métrique qui réduit les rythmes à de simples successions linéaires et calculables de temps forts et faibles et empêche de les concevoir comme des systèmes où les différences d intensités fortes et faibles sont multidimensionnelles et croisées (comme par exemple dans le rythme qui soutient la signifiance d un poème). 4. Lutter contre la vision technocratique dissipative du social et revaloriser le rôle du conflit dans les processus d individuation singulière et collective.» 6 Ces principes, presque utopiques, sont révélateurs des maux liés à la fragmentation de notre temporalité. Même si les solutions proposées ici paraissent difficilement réalisables, elles n en demeurent pas moins la marche à suivre si l on veut retrouver une relation plus personnelle et humaine à notre environnement. Ces transformations peuvent et doivent également se retrouver dans le champ de l art, ouvert à tous les possibles, afin de proposer une autre manière de vivre et d appréhender l espace urbain. 5 - Pascal Michon, «L eurythmie comme utopie urbaine» in Théoriques 2, Zones urbaines partagées, Saint-Denis, Synesthésie, 2008, p. 14 6 - Ibid. p. 19 et 20 10

construction de nouvelles proximités Nous pourrions penser, après avoir fait état du morcellement de l espace et du temps propre à la ville diffuse, que la notion de proximité s est perdue dans cet éclatement spatio-temporel. Cela présupposerait donc que l ancien modèle urbain, plus compact, était d avantage propice aux échanges. Mais la proximité entre des individus issus de différents groupes sociaux s établit-elle nécessairement lorsque la distance métrique est faible? Si tel est le cas, cela reviendrait à penser que les connexions opérées entre les habitants sont conditionnées par un certain périmètre spatial et donc non-choisies. À l évidence, les relations qui se tissent entre les individus au sein d une ville sont bien plus complexes et ne relèvent pas essentiellement d une question de distance physique. Sans entrer dans les méandres de l espace virtuel, qui autorise des échanges impensables il y a de cela vingt ans du fait de l abolition de la notion de distance géographique, l espace réel, aussi fragmenté soit-il, permet à de nouvelles proximités de voir le jour. C est ce qu expose le chercheur Jacques Chevalier dans le numéro 14 de la revue ESO lorsqu il parle d une «échelle des proximités». Il observe dans un premier temps que les groupes sociaux sont répartis de la même manière qu avant - lorsque la ville était monocentrique et non dispersée - selon trois variables : «l auréolisation (associée aux étapes de la vie), [la] sectorisation (déterminée par la position socio-économique) et [l ] insularisation (liée aux origines ethniques, dans les villes nourries par une immigration continue)». 7 À partir de ces variables une forme de proximité peut se développer entre des individus d un même groupe social selon quelques caractéristiques communes telles que l apparence, le niveau de revenu ou encore le comportement. «Tout en gardant un intervalle respectable entre soi et les autres, entre la sphère privée et la sphère publique, il s agit avant tout de se donner une identité et de reconnaître une identité voisine à ceux qui sont aperçus ou réellement côtoyés. C est cette identité qui est alors supposée faire lien, construire du relationnel.» 8 À ce stade de l analyse, nous pourrions reprocher au chercheur la simplification qu il fait de la ville dispersée en considérant l individu comme casanier alors que, nous l avons vu précédemment, ce dernier oscille sans cesse entre mobilité et immobilité, partageant son temps entre plusieurs espaces. Cependant Jacques Chevalier a conscience de l exagération qu il propose quant à la vision de la ville dans cette première analyse, c est pourquoi il nous soumet une seconde lecture qui, cette fois-ci, prend en compte les mobilités qui ont cours dans la ville dispersée. La dimension temporelle intervient alors couplée à la spatialisation afin d évoquer les parcours individuels ou collectifs régulés et déterminés par des tracés bien définis. «Il existe en effet une métastructure faite d axes et de noeuds qui constituent des réseaux plus ou moins denses et complexes créant des relations connectives entre des lieux, métastructure qui encourage la multiplication et la diversification de ces derniers et contribue à l accentuation de la polycentricité». 9 7 - Jacques Chevalier, op. cit. p. 20 8 - Ibid, p. 20 9 - Ibid. p. 20 11

La métastructure décrite ici est l élément moteur du rapport qui s établit entre l individu et son environnement urbain mais aussi entre tous les citadins eux-mêmes. Les connexions ne s effectuent plus seulement à l échelle d une rue ou d un quartier mais bien d un lieu à un autre par l intermédiaire d un réseau. En ce sens il paraît plus juste de parler d une échelle des proximités, celles-ci étant singulières, évolutives et non-assimilables à la définition générique de «proximité». Du local au multi-local, chaque échange intervient d une manière particulière, venant enrichir la relation de l individu à son environnement et aux autres. En définitive, le discours nostalgique qui veut faire regretter un temps passé où la solidarité, la proximité et la rencontre étaient affaires communes nie les nouvelles dimensions spatiales et temporelles d une ville diffuse dans laquelle le centre n est plus l unique point névralgique. Si l individualisme n a cessé de croître depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, cela ne sonne pas nécessairement la fin de toutes proximités mais plutôt leur redéfinition. De même l ère de la communication dans laquelle nous sommes entrés avec l essor des NTIC nécessite une nouvelle manière d appréhender l échange afin d éviter de s engouffrer plus profondément dans une société de l exclusion. 2. Un être sans intériorité et sans corps les dangers de l utopie de la communication À ce propos, Philippe Breton critique avec lucidité les travers de ce qu il nomme «l utopie de la communication» et ses conséquences néfastes sur la société et l individu. Dans un essai de sociologie 10, le chercheur se propose de répondre à la question suivante : pourquoi accorde-t-on autant d importance à la communication, depuis le milieu du XX ème siècle? Contrairement à l échelle des proximités de Jacques Chevalier qui suggère plusieurs formes de partages sans en décrire ses effets, l utopie de la communication, telle qu analysée par Philippe Breton, révèle les excès d une valeur post-traumatique - la communication - faisant de l humain un être vidé de son intériorité car entièrement tourné vers le social. Afin de comprendre ce constat, il est nécessaire d expliquer l ouvrage du chercheur. Si les relations entre individus ainsi que leur rapport au monde qui les environne ne sont pas explicitement décrits, ils n en demeurent pas moins liés aux remarques que formule Philippe Breton au fil de sa thèse. En effet, la communication s inscrit dans le contexte d une société, qui elle-même se développe au sein d une ville. Par cet acte le citadin éprouve son rapport à l autre tout autant qu à la ville et à ce qui la constitue. L utopie, telle que définie par Lesjek Kolakowski, serait «la foi en une société où non seulement les sources du mal, du conflit ou de l agression sont écartées mais où se réalise une réconciliation totale entre ce que l homme est, ce qu il devient et ce qui l entoure». 11 Il faut bien noter ici que l utopie reste un projet imaginaire qui n est donc pas amené à se 10 - Philippe Breton, L utopie de la communication, Paris, La Découverte, 1997 11 - Cité par Gilles Lapouge in Utopie et civilisations, Albin Michel, Paris, 1991, p. 278-279 12

réaliser. Associée à la communication, cette notion prend un sens tout particulier dans un contexte social très difficile, à savoir l après-guerre. Ce projet utopique, théorisé pour la première fois par Norbert Wiener, se développe à trois niveaux : «une société idéale, une autre définition anthropologique de l homme, la promotion de la communication comme valeur» 12. Mais une telle ambition nécessite la redéfinition de l homme en un Homo communicans, pour reprendre les termes de Breton. Si nous tendons effectivement vers cette utopie, alors le modèle humain n est autre qu un «être sans intériorité et sans corps, qui vit dans une société sans secret, un être tout entier tourné vers le social, qui n existe qu à travers l information et l échange, dans une société rendue transparente grâce aux nouvelles machines à communiquer». 13 L homme nouveau n agirait donc qu en réaction aux autres? Il n y aurait plus de race et donc plus d exclusion dans un monde où l homme se définit par ses relations. Mais dans les faits, ces pensées s incarnent-elles et sous quelles formes? Bien que l utopie de la communication prône l échange et la transparence, elle n en demeure pas moins dangereuse par son apologie systématique du consensus. C est en ce sens que l essai de Philippe Breton apparaît comme très éclairant, car, contrairement à ses contemporains qui vantent les mérites de la communication, ce chercheur pointe ses effets pervers dans l excès. Il évoque dans un premier temps les ambiguïtés de la communication, à commencer par sa définition qui pose problème encore aujourd hui. Par un effet de mode et de facilité, ce terme est employé régulièrement pour qualifier des pratiques hétérogènes. De nouvelles formations universitaires se targuent notamment de ce nom qui reste cependant très obscur quant à la définition du domaine d étude qu il concerne. À ce sujet, Philippe Breton écrit : «L imprécision notable du terme de communication confère en fait à cette notion une très grande souplesse, pour ne pas dire un certain opportunisme, qui rend possible sa pénétration dans tous les domaines concernés». 14 Si bien qu un véritable déplacement du rôle et de la fonction de cet outil qu est la communication s opère par rapport à ses finalités. À titre d exemple, l auteur évoque la confusion entre le fait réel et sa représentation, essentiellement médiatique. Au lieu de n être qu un intermédiaire, un simple passeur, le média est devenu un centre névralgique qui déforme le message voire l annihile complètement. Si l échange ne peut plus se faire directement entre l émetteur et le destinataire ou que la nature de son contenu est modifiée, alors nous sommes dans cette société autiste que décrivent Sfez et Baudrillard. Une telle constatation amène à réfléchir sur le développement des outils de communication. N a-t-on pas relégué la qualité du message au profit de l ergonomie des produits? Alors que les smartphones et autres tablettes envahissent les marchés, qu en est-il de la relation entre l émetteur et le récepteur? De tels outils ne favorisent-ils pas l individualisme? Quelles relations à l environnement urbain et aux autres autorisent-ils? 12 - Philippe Breton, op.cit., p. 50 13 - Ibid., p. 50 14 - Ibid., p. 130 13

@.2: S1Eep1ng 3e@#ty, installation-performance sur l idée de «corps augmenté» de Frédéric Deslias & Gaël L, compagnie Le Clair-Obscur. Présentée aux Ateliers Intermédiaires à Caen en avril 2012. Le corps de la performeuse Sandra Devaux est isolé du monde, emprisonné dans un cerceuil de verre. Aucun contact direct ne permet de dialoguer avec elle. Les échanges sont médiatisés par le réseau : les messages publiés sur le mur de SleepinBeauty sont retranscrits à Sandra via une voix synthétique anonyme. La machine scanne alors en retour son corps pour publier en réponse son état émotionnel. La performeuse est un médium muet, inerte, léthargique, qui ne communique que via des états captés. (Crédits photos : Le Clair-Obscur. Pour plus d informations : http://www.leclairobscur.net) 14

dégradation du lien social Comme l a très justement écrit Guy Debord, «Tout ce qui était directement vécu s est éloigné dans une représentation». 15 Cette idée se retrouve dans l utopie de la communication qu analyse Philippe Breton. Ce dernier développe cet aspect en abordant le rôle clé des médias et en prenant pour exemple le voyeurisme permis par les émissions de télé-réalité. Selon lui, «les médias ne font après tout que remplir un vide dont ils ne sont guère responsables». 16 Est-il alors possible de combler ce vide autrement que par des représentations très stéréotypées et extrêmement codifiées diffusées par les médias? Quelle est la cause de cette absence ou manque de lien social? Malheureusement l auteur ne répond pas à ces questions et ne fait que les soulever discrètement. Guy Debord, quant à lui, a le mérite de pointer les failles et les dangers du système lorsqu il écrit : «L aliénation du spectateur au profit de l objet contemplé (qui est le résultat de sa propre activité inconsciente) s exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir. L extériorité du spectacle par rapport à l homme agissant apparaît en ce que ses propres gestes ne sont plus à lui, mais à un autre qui les lui représente. C est pourquoi le spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle est partout.» 17 Si l on en croit Guy Debord, ce vide dont nous parlions précédemment serait en fait lié à un sentiment de dépossession de sa propre existence. Théorie des plus négatives qu il faut tout de même relativiser quand on sait que ce livre a été écrit dans l intention de nuire à la société spectaculaire. Mais des liens sont tout de même perceptibles entre la théorie situationniste et la dénonciation des effets pervers de l utopie de la communication par Breton. Ce chercheur reprend en effet certaines des observations faites pendant les années soixante par des groupes artistiques soucieux de la cohésion sociale (les situationnistes et Fluxus, par exemple). Il est regrettable que la partie de son essai qu il consacre à la critique ne soit pas plus étoffée car les questions qu elle soulève sont des plus pertinentes, encore aujourd hui. Il n est cependant pas le premier à s interroger sur les causes de la dégradation des relations inter-humaines. Hannah Arendt, dans un ouvrage intitulé Condition de l homme moderne, étudie entre autres les comportements humains dans la sphère publique. Elle explique ainsi que ce qui pousse le fabricateur vers la place du marché c est le désir de voir des produits et non des hommes. «C est ce manque de relations avec autrui, ce souci primordial de marchandises échangeables que Marx a flétris en y dénonçant la déshumanisation, l aliénation de soi de la société commerciale, qui en effet exclut les hommes en tant qu hommes et, par un remarquable renversement du rapport antique entre le privé et le public, exige que les hommes ne se fassent voir que dans le privé de leurs familles ou l intimité de leurs amis.» 18 Ici la communication n est envisagée que de 15 - Guy Debord, La société du spectacle, Gallimard, Paris, 1992, thèse 1 p. 15 16 - Philippe Breton, op. cit., p. 151 17 - Guy Debord, op. cit., thèse 39 p. 31 18 - Hannah Arendt, Condition de l homme moderne, Pocket, Paris, 2010, p. 271 15

manière utilitaire, dans le cadre d un échange de marchandises. Les relations ponctuelles observables au sein d une ville sont majoritairement de cette nature. Elles évoluent parfois à long terme ou restent superficielles, par nécessité. Dans une journée nous sommes amenés à communiquer un très grand nombre de fois, que ce soit par le langage ou par le corps. Autant de brefs instants d échanges qui déterminent notre rapport aux autres. Alternant sans cesse entre mobilité et immobilité, nous divisons notre temps vécu en parcours. Comment perçevons-nous l environnement urbain lorsque nous sommes pris dans ce mouvement? Quel(s) rythme(s) pouvons-nous adopter? 3. Régime de circulation et connexion des lieux multiplicité des rythmes La ville se parcourt, se traverse mais ne se laisse jamais découvrir totalement. Dans nos déplacements quotidiens nous ne saisissons qu une infime partie d un réseau en constante évolution. Et pourtant nous pouvons déjà esquisser un portrait : celui d une ville dans laquelle les lieux sont disséminés dans l espace et ne sont pas séparables d un certain régime de circulation. Comme l explique Rem Koolhaas à propos de ce qu il appelle la «Ville Générique» : «ce qui est nouveau avec cette voie publique vouée aux déplacements, c est qu elle ne peut pas être mesurée par ses dimensions. Le même trajet (disons de quinze kilomètres) procure un grand nombre d expériences complètement différentes : il peut durer cinq ou quarante minutes ; il peut se parcourir seul ou presque, ou être partagé avec la population entière». 19 Du centre-ville à la périphérie, les chemins sont donc multiples et leur durée varie selon de nombreux paramètres, seul demeure un sentiment d éloignement. Si le centre-ville est un point névralgique, chaque lieu qui le constitue possède ses caractéristiques propres, bien souvent liées à un régime de circulation. «Là où le mouvement devient synchronisé, il se fige : sur les escalators, près des sorties, devant les parcmètres ou les distributeurs automatiques. Parfois, sous la contrainte, les individus sont canalisés dans un flux, poussés à travers une seule porte, ou forcés de franchir l intervalle entre deux obstacles temporaires». 20 La marche est plus régulière et monotone lorsque l on s éloigne des grands magasins et autres commerces, peut-être par manque de stimuli visuels? Ou tout simplement par l habitude d un parcours que l on effectue dans l unique but de se rendre d un point à un autre. Nous vivons désormais dans plusieurs espaces partagés : l intimité d une maison ou d un appartement, le lieu de travail et celui des loisirs. Nos déplacements quotidiens sont donc rythmés par ce trio d espaces parcourus. Est-il possible de faire une pause, souffler un peu et prendre le temps de considérer l environnement qui nous entoure? Lorsque l on dispose d un véhicule il faut trouver une place de stationnement ou, dans le cas des transports en commun, attendre le prochain 19 - Rem Koolhaas, Junkspace, Paris, Payot, 2011, p. 52 20 - Ibid., p. 94 16

arrêt. Mais quand on est à pied toute la difficulté réside dans la recherche d un banc ou d un élément similaire pour s asseoir. Or il est clair que, selon le lieu dans lequel on se trouve, s il n a pas été spécialement prévu que l on s y arrête cela est visible dans l aménagement des voies et de ses environs. La quête de l endroit idéal pour se reposer se révèle alors être un véritable challenge! Ainsi de très nombreuses rues, rectilignes à n en plus finir, n autorisent pas la flânerie, préférant l utilité dans les déplacements. Certains bancs ont même été remplacés par des sièges inclinés ne permettant pas la position assise puisqu ils n offrent qu un appui, temporaire par nature - triste réponse de l autorité publique pour lutter contre les individus sans domicile fixe qui se reposent ou dorment sur les bancs. Dans cette course effrénée voulue et pensée par l aménagement de la ville, le promeneur a peine à se déplacer sans but précis. Il adopte donc la conduite qu on lui dicte, à l image de tous ces individus qui déambulent, tels des pantins, pour se rendre d un point à un autre sans réelle prise de conscience du trajet en lui-même. La connexion entre deux lieux, tantôt douce ou radicale, suggère des tracés conduisant l individu là où il le souhaite, et non de la manière dont il le souhaite. La démarche entreprise par le groupe situationniste dans les années soixante se base sur des observations similaires. Critiquant la séparation fonctionnelle à l oeuvre dans les villes, l aliénation de l individu au travail et dans la société du spectacle, les membres de ce groupe proposent d autres manières de vivre notre relation à l espace urbain. Cela passe par des expériences de dérive et de psychogéographie - réactualisées aujourd hui par de nombreux artistes - mais surtout par l édition d une revue : L Internationale Situationniste. Dans un article intitulé Positions situationnistes sur la circulation, Guy Debord énonce neuf principes essentiels qui mettent en évidence les problèmes de circulation en y apportant parfois une solution. Parmi ceux-ci nous retiendrons le n 3 : «Il nous faut passer de la circulation comme supplément du travail, à la circulation comme plaisir». 21 Douce utopie dans un monde rythmé aujourd hui encore par des déplacements routiniers contraignants. Mais cette courte phrase a le mérite de pointer l un des problèmes majeurs de l urbain : la circulation conditionnée des individus à travers un réseau toujours plus dense et complexe. perceptions croisées Si l on s intéresse maintenant aux perceptions que l on a de notre ville, nous constatons qu en la parcourant sans y prêter attention il est difficile de la saisir dans son ensemble, sans occulter les spécificités des différentes parties qui la constituent. À l échelle d un quartier ou d une rue, nul besoin de sacrifices, l atmosphère générale peut être perçue si l on accepte d éprouver véritablement notre relation à ce «morceau de ville». 21 - Guy-Ernest Debord, «Positions situationnistes sur la circulation» in L Internationale Situationniste, n 3, décembre 1959. Lisible à l adresse suivante : http://i-situationniste.blogspot.fr/2007/04/positionssituationnistes-sur-la.html 17

Porter une attention particulière à l environnement sonore de l espace urbain est une manière d appréhender un lieu, de discerner certaines de ses spécificités et d en saisir les dimensions sociologiques, musicales et poétiques. Une étude attentive des flux de circulations et des comportements des citadins permet notamment de capter leurs interactions avec l espace public. Partant de ce constat à l échelle de la ville de Caen, j ai souhaité éprouver autrement et enrichir cette relation immatérielle qui nous lie à l espace public en la partageant en temps réel avec d autres personnes se situant dans un lieu éloigné géographiquement. L enjeu réside dans le croisement des perceptions sonores qui provoque un niveau de conscience particulier. Une relation de réciprocité est mise en place entre les habitants des deux villes, comme un jeu de miroir laissant transparaître les spécificités de chacun. Profitant de l existence d un jumelage entre Caen et Nashville, renforcé par le contexte historique qui a rapproché les États-Unis de la France, j ai choisi de travailler sur le lien qui uni ces deux villes. Le projet consiste en la réalisation et la mise en place de deux sculptures sonores installées dans chacune des villes, en des lieux rendant hommage par leur dénomination au lien gémellaire. Des capteurs sonores disposés en plusieurs endroits dans les rues de Caen et de Nashville ainsi qu un système de retransmission en temps réel permettent à chacune des sculptures d émettre des sons. Ceux-ci sont de diverses natures : les conversations des passants dans l une des rues principales de la ville, les vibrations produites par la circulation des automobilistes sur un pont, la vie des habitants d un quartier résidentiel ou encore la musique country diffusée par les hauts-parleurs à Nashville. Dès qu un visiteur s approche et/ou traverse les éléments qui constituent la sculpture, le son devient audible. L expérience physique induite ici modifie considérablement notre perception sonore selon les déplacements et positions que nous adoptons. Mais lorsque personne ne passe à proximité, la respiration de la jumelle est imperceptible. Cette relation de réciprocité instaurée dans le cadre d un projet artistique propose un croisement de perceptions. Les sources sonores choisies dans la ville révèlent un paysage urbain particulier, presque poétique lorsque l origine du son nous échappe. Ce qui importe lors de la sélection n est pas tant ce que représente le lieu d où est prélevé le son mais plutôt ce qui s y passe. Ce projet ne met pas en avant la séparation spatiale - des lieux ou des individus -, il donne au contraire la possibilité à une nouvelle relation de s instaurer, entre les habitants de deux pays, de deux villes plus précisément, mais aussi entre divers espaces d une seule et même ville. Car cette problématique de la séparation, que nous avons d ailleurs abordée dans l étude du morcellement de l espace et du temps au sein de la ville diffuse, est une constituante majeure de la réflexion sur l espace urbain. zonage, ségrégation et surveillance/des mécanismes disciplinaires «Aujourd hui l urbain agence des espaces distincts de plus en plus homogènes, fonctionnellement et/ou socialement. La séparation fonctionnelle est définie par le terme de zonage, alors que la ségrégation renvoie aux problèmes de sépartition spatiale des groupes sociaux et des individus. Il n y a pas de situation urbaine, dans le monde, où le fait 18

ségrégatif n apparaît pas, jusqu à parfois constituer un mode dominant d organisation.» 22 Métro, boulot, dodo, un cantique qui ne cesse de se ternir au fil des années. Les urbanistes et architectes l ont bien compris, le modèle fonctionnaliste inscrit en 1933 dans la Charte d Athènes est trop rigide. Cependant c est ainsi qu on été organisées les villes et les conséquences d un tel zonage sont aujourd hui très critiquées par la profession. Mais plus encore que cette séparation des usages, celle des classes sociales apparaît comme particulièrement préoccupante. À l échelle d une petite ou moyenne ville, les HLM et quartiers dits «sensibles» représentent le lieu d habitation de la population la plus pauvre. Isolée des autres quartiers d un point de vue géographique, l aménagement de son territoire reste la plupart du temps sommaire, le budget des villes étant avant tout consacré aux quartiers plus aisés, au centre historique et, de manière générale, à l aménagement de la voirie. La tendance s est quelque peu inversée aujourd hui du fait d une prise de conscience des politiques quant à l importance que prennent certaines de ces enclaves. Que dire alors des ghettos ou des bidonvilles qui couvrent la planète? Qu ils soient de très grande taille ou non, ces derniers abritent une classe sociale très pauvre à la merci du reste de la ville. En effet, si le bidonville se retrouve proche du centre ou bien situé, par un effet d étalement de la ville, il est alors détruit ou déplacé, sans que ses habitants n aient leur mot à dire. Main d oeuvre exploitée et pourtant essentielle au développement urbain, ils sont paradoxalement chassés et très utiles. Si cette situation est encore dissimulée en France, elle éclate au grand jour en Inde, en Afrique de l Ouest ainsi qu en Amérique, où les individus les plus pauvres trouvent refuge sur les trottoirs. Issue bien souvent de l immigration, cette classe sociale est la plus touchée par le phénomène de ségrégation propre à nos villes. À l inverse, ce processus peut être choisi et concerne dans ce cas les groupes sociaux les plus riches ; c est le cas notamment des gated communities aux États-Unis. Paradis dorés entourés de barrières et de caméras de surveillance, ces morceaux de ville dans la ville possèdent toutes les commodités nécessaires pour que ses habitants n éprouvent pas le besoin d en sortir. Pensés comme des cocons, ils protègent les individus les plus aisés des plus pauvres, entrevus ici comme une menace ou un simple désagrément. «L organisation urbaine associe donc des sphères, des bulles d espaces sociaux et fonctionnels interagissants, la mobilité servant de liant pour constituer cette écume spatiale qui partout s épanche». 23 Et comme si ségrégation et zonage ne suffisaient pas pour isoler et ainsi contrôler les individus, on assiste depuis une dizaine d années à une intensification des dispositifs de surveillance dans l espace urbain. Analysée par Michel Foucault en 1975 dans Surveiller et Punir : naissance de la prison, la société de surveillance s organise selon le modèle panoptique. «Quand Foucault définit le Panoptisme, tantôt il le détermine concrètement comme un agencement optique ou lumineux qui caractérise la prison, tantôt 22 - Michel Lussault, «Le régime de l urbain généralisé : un nouvel habitat humain» in Théoriques 2, Zones urbaines partagées, Saint-Denis, Synesthésie, 2008, p. 29 23 - Ibid., p. 31 19

il le détermine abstraitement comme une machine qui non seulement s applique à une matière visible en général (atelier, caserne, école, hôpital autant que prison), mais aussi traverse en général toutes les fonctions énonçables. La formule abstraite du Panoptisme n est plus voir sans être vu, mais imposer une conduite quelconque à une multiplicité humaine quelconque». 24 De tels mécanismes disciplinaires dans une ville dispersée où les individus subissent leur existence plutôt que ne la choisissent et ne la vivent ne peuvent qu aboutir à une névrose générale. En réponse à ce contexte aliénant qu est devenu l espace urbain, l art intervient comme une tentative de dépassement de la fonctionnalité et de l usage. Par des pratiques hétérogènes, les artistes critiquent tous les travers et maux que nous avons évoqués. Certains vont plus loin que la critique ou la prise de conscience puisqu ils agissent directement sur la relation qui nous lie à l espace urbain, en essayant de la rendre plus humaine, plus poétique ou, tout simplement, en permettant à chacun de se reconnaître dans la ville, de l apprécier enfin pour une autre raison que son fonctionnalisme. 24 - Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Éditions de Minuit, 2004, p. 41 20