Aux fondements du marché de la gestion des restructurations.



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Transcription:

Journée d études «Faire de la sociologie économique avec Pierre Bourdieu» organisée par B. Convert, H. Ducourant et F. Eloire, Lille, CLERSE 6 septembre 2012 Aux fondements du marché de la gestion des restructurations. La relation structuralement homologique entre le champ économique et le sous-espace du consulting. Vincent MOENECLAEY Cette communication 1 vise à discuter, comme le font beaucoup de textes de sociologie économique, l existence d un «marché» qui serait constitué par la rencontre d une «offre» et d une «demande», laquelle fixerait un «prix». Aux conceptions des économistes, de nombreux sociologues ont pour habitude d opposer le fait que le marché est «socialement encastré». A ce sujet, j aime assez ce qui s est dit en conclusion du colloque «L inscription sociale du marché», qui a lieu en 1992, et qui a donné lieu à la publication de l ouvrage coordonné par Annie Jacob et Hélène Vérin qui porte le même nom : l un des intervenants de la table ronde conclusive disait que cela faisait déjà à l époque un certain nombre d années que la «Nouvelle sociologie économique» se donnait cette critique de l économie pour objet, et soulignait ces mêmes choses. Si Bourdieu souligne lui aussi que l économie repose sur des postulats qu elle présente comme allant de soi, par rapport aux autres sociologues de l économie : il invite à aller voir au plus près de l ensemble des pratiques et des agents qui font les deux champs dans lesquels se forment les différentes dimensions de ce que beaucoup nomment «l offre» et «la demande». 1 Cette communication présente une partie des résultats d un travail de thèse en cours. Je remercie Brice Le Gall pour sa contribution à sa préparation, ainsi que mes directeurs de thèse, Michel Gollac et Catherine Paradeise, pour leur suivi et pour les échanges que nous avons eus autour des questions qui y sont traitées. Je remercie également les personnes qui ont répondu à mes questions et/ou ont accepté ma présence à leurs côtés. Je profite de cette occasion pour également faire part de ma reconnaissance envers la personne que par définition je ne peux nommer qui a joué le rôle ingrat d «informateur», comme l on dit en sciences sociales, depuis le début de mon enquête ethnographique. 1

Pour lui, dans La distinction, le n d Actes sur la maison individuelle, repris dans Les structures sociales de l économie, ou encore dans l article Le champ économique, le marché est le produit de l ajustement spontané orchestre sans orchestre entre ce qui est au principe du fonctionnement des espaces en question. Ma contribution à cette réflexion consiste à présenter ce que j ai trouvé sur le terrain du conseil en gestion de licenciements et de restructurations. Depuis une quarantaine d années, lorsqu une entreprise a pris la décision de licencier, elle fait souvent appel à un cabinet de conseil pour qu il l aide dans cette tâche. Les cabinets de conseil peuvent aider l entreprise à préparer l annonce du plan social puis à «le piloter», en suivant l objectif d en maîtriser les risques associés : risques de mauvaise presse, de dégradation de la production, etc. Ces cabinets peuvent également et dans le même but aider les salariés licenciés à rechercher un nouvel emploi ou une nouvelle position socioprofessionnelle. Pour cela, ils sont également payés par l entreprise : parce que la loi l y contraint, et parce qu elle y trouve également pour intérêt le fait de soigner son image. Ces agents sociaux se désignent comme «consultants» et sont de trois types : - des consultants qui aident les entrepreneurs à «piloter» leurs plans sociaux - des consultants en «reclassement collectif» qui reclassent des salariés licenciés dans le cadre d un plan social - des consultants en «outplacement individuel», qui reclassent spécifiquement des cadres, licenciés individuellement ou qui ont démissionné La recherche que j ai effectuée a consisté en : - une ethnographie durant une année d un cabinet qui est positionné sur ces trois marchés - des entretiens avec des consultants, des salariés licenciés, des cadres dirigeants, des DRH et d autres professionnels qui constituent le monde social commun en question - l analyse statistique d une base de données élaborée grâce à deux annuaires qui ont recensé les cabinets d outplacement individuel et les cabinets de reclassement collectif en 1999 - un corpus constitué des publications des consultants au cours des années 1980, ainsi que du dépouillement de 20 années d une revue de gestion du personne. Pour comprendre la construction sociale et le fonctionnement de ce marché, il faut tenir ensemble un certain nombre de choses : * Ce que je ne ferai pas ici : - la construction sociale de la catégorie et de la pratique «restructurations» - la construction sociale de la catégorie socio juridique «licenciement» 2

- la construction sociale de la pratique de «reclassement» des salariés licenciés pour «motif économique» - l histoire de ce groupe professionnel : d où il vient, quand il est apparu et, surtout, qu est-ce qu il doit et comment il contribue aux différentes constructions que je viens d évoquer. * Ce que je ferai ici : - En premier lieu : l étude des contributions relatives des questions de restructurations et de licenciements au fonctionnement du champ économique ainsi qu au fonctionnement du champ du consulting. Dit autrement : la place que prennent les pratiques liées aux restructurations et aux licenciements dans chacun de ces deux espaces. - En second lieu : l étude des propriétés sociales des personnes qui, dans le champ économique, gèrent les licenciements ou en sont victimes, et dans l espace du consulting, aident à gérer les licenciements. 3

I. Une division du travail de licenciement au sein du champ économique Dans le champ économique, le traitement des licenciements fait l objet d une véritable division du travail. - Premièrement : entre l Etat et les entreprises. Le premier contrôle le bienfondé des plans sociaux et enjoint les secondes à penser l avenir des licenciés. - Deuxièmement : au sein des entreprises. On y trouve, d un côté, une direction générale et des fonctions financières, qui envisagent l opportunité de restructurer et prennent la décision. D un autre côté, des managers locaux et une fonction ressources humaines, qui ont pour tâches d annoncer le plan social, de le négocier avec les représentants syndicaux, d être au contact des salariés. - Troisièmement : entre les entreprises et les cabinets de conseil. Les entreprises se font seconder pour toutes ces tâches et délèguent même pleinement une partie d entre elles : comme le face à face avec les salariés pour les reclasser. Cette division du travail est division des distances à la gestion, division des distances aux salariés et, donc, division des affects. Elle est aussi double délégation de rôles et de tâches jugés techniquement et moralement ingrats : délégation depuis les directions générales vers les DRH et depuis les DRH vers les consultants. Egalement, dirigeants d entreprises et DRH considèrent que leur rôle est de se concentrer sur la production en cours et sur les salariés restants. La principale fonction des consultants en gestion de licenciement est ainsi d aider les entreprises qui décident de licencier à retrouver au plus tôt un fonctionnement jugé normal. Certains DRH interrogés expriment ou montrent des difficultés à appliquer des décisions prises plus haut vis-à-vis de salariés que, eux, connaissent. Il apparaît aussi que la délégation du sale boulot aux consultants leur permet de négocier en pratiques leur identité professionnelle : passer autant de temps possible à œuvrer au «développement des hommes», comme ils disent, et non au licenciement des hommes. In fine, cette division du travail de licenciement provient du fait que, au sein du champ économique, les licenciements et les restructurations sont à la fois importants et secondaires. Les restructurations peuvent en effet déterminer y compris positivement l avenir même des entreprises, et ont à voir avec la vitalité de l économie. Mais, une fois décidées, c est surtout par défaut c est-à-dire en appréhendant des risques à gérer que l on apprécie l importance à leur accorder et à envisager l avenir des licenciés. 4

II. Une structuration du champ du consulting dans laquelle cette division du travail de licenciement se reproduit et se prolonge Le conseil en gestion de licenciement est un espace relativement dominé au sein du champ du consulting. Il apparaît comme un sous-espace assez spécifique, peu légitime et qui semble servir de petite porte pour des agents qui n ont pas les propriétés et les dispositions pour occuper autrement une position dans ce champ. En effet, beaucoup de cabinets de reclassement et d outplacement ont manifestement été créés spécifiquement pour se positionner sur ces marchés. A l inverse, très peu de cabinets de management ont investi le conseil en gestion de licenciement. La comparaison des propriétés et des pratiques du conseil en management et du conseil en licenciement suggère aussi que le second relève d une délégation de sale boulot par le premier. Je ne peux décrire ici le précisément le système de différences et de ressemblances que j ai établies. Disons simplement que les ressemblances apparaissent plus du côté des modes de gestion des cabinets et des missions («staffing», facturation,...) comme si les cabinets de gestion de licenciement les avaient importés. Tandis que les différences sont plus du côté du contenu des missions, ainsi que des activités qui, dans le conseil en management, sont liées à la construction d une certaine spécificité, pour ne pas dire d un «monde à part», comme dirait Odile Henry (recrutement élitaire, «up or out», etc.). La position dominée de l espace étudié apparaît également dans les représentations mêmes de certains consultants rencontrés. Citons Damien, qui travaille dans le reclassement collectif : «Pour moi le consultant en reclassement c est un conseiller ANPE privé C'est-àdire moi le fait d avoir un titre de consultant c est pas Je me sentais plus consultant quand je faisais de la formation et de l ingénierie de formation qu aujourd hui en faisant de l accompagnement Je me sens quand même plus proche d une assistante sociale mais liée à l emploi, que d un consultant qui règle des problématiques d organisation, de stratégie ou je ne sais quoi ou d expertise vraiment...» Le clivage entre ces deux espaces doit aux différences entre les niveaux de technicité et de noblesse de leurs pratiques, tels que les consultants en management, notamment, se les représentent. - Le pilotage est déconsidéré par le conseil en management, étant donné qu il réalise ses missions d une manière assez peu différenciée. - Egalement, quand le premier s attache à conceptualiser et à penser la gestion de l entreprise, l outplacement et le reclassement consistent à s adresser aux salariés, individuellement, en envisageant avec eux leur carrière, voire les dimensions pratiques de leur vie quotidienne. - Parmi eux, le reclassement est d autant plus délégué qu il s adresse à des salariés de niveaux statutaires plus bas, dont les façons d être et de penser s éloignent des idéologies dominantes, 5

et dont les préoccupations sont d autant plus pratiques que leur licenciement a fortement tendu à réduire le champ de leurs possibles. Ce clivage apparaît également comme relevant de la répartition suivante des rôles au sein du consulting : - A ses niveaux supérieurs : des espaces qui entendent, plus encore qu aux niveaux secondaires, effectuer un travail d invention permanente de manières de fabriquer des profits économiques, de réenchanter le capitalisme, et de construire en pratique des solutions vues comme modérées. - Aux niveaux plus ou moins secondaires ici étudiés : un travail qui entend contribuer à cela en maîtrisant autant que possible les risques économiques associés aux restructurations qui, en vue des objectifs poursuivis par les premiers, sont éventuellement décidées. Les premiers s adressent en priorité aux dirigeants des entreprises évoqués plus avant tandis que les seconds s adressent à leurs niveaux inférieurs. La division des affects que j ai soulignée plus avant est donc, également, division des rôles économiques et sociaux que l on se donne au sein du consulting, et division des niveaux de profitabilité que l on compte tirer de ces positions et de la construction de ces marchés. Autrement dit, du point de vue de la question des restructurations et des licenciements et sans doute de biens d autres la structuration du sous-espace du consulting tend à reproduire la structuration du champ économique. 6

III. Un ajustement spontané Si l on peut différencier le conseil en gestion de licenciement et le conseil en management comme je viens de le faire, on peut également différencier les trois composantes de ce que j ai appelé «conseil en gestion des licenciements» : c est-à-dire : le pilotage des plans sociaux, le reclassement collectif et l outplacement individuel. Du point de vue de leurs propriétés, et des niveaux de prestige qui leur sont associés, ces trois espaces apparaissent fortement hiérarchisés. Ceci s exprime à travers les niveaux d études effectuées par les consultants, leurs positions professionnelles antérieures, leurs niveaux de rémunération, leur genre, leur âge, leurs origines sociales, leurs origines ethniques, le niveau de différenciation de leurs pratiques professionnelles, la possibilité ou la volonté de se référer à des traditions de travail plus anciennes, ou encore les caractéristiques des situations géographiques de leurs cabinets. Sous tous ces rapports, cette hiérarchie positionne les consultants en reclassement collectif à un niveau assez inférieur à ceux du pilotage et de l outplacement individuel. Je ne donne que deux éléments qui permettent de comprendre cela : - les consultants en reclassement collectif que j ai rencontrés possèdent des diplômes qui varient du Bac au Bac+5 (BTS, diplôme d éducateur, maîtrise, DESS) ; les Bac+5 étant euxmêmes différents des Bac+5 de leurs confrères des niveaux supérieurs, en tant qu ils sont acquis sur le tard, dans des universités dominées ou dans des écoles privées de second rang. - Le second élément est un chiffre éloquent : 1/3 des cabinets qui en 1999 font de l outplacement individuel de cadres, sont localisés dans les arrondissement parisiens les plus chics. Tandis que ce n est le cas que de 6% des cabinets qui font du reclassement collectif et de 23% des cabinets qui exercent ces deux activités. Par ailleurs, les propriétés de chacun de ces trois types de consultants tendent à être proches, ou à entretenir une relation socialement logique, avec les propriétés des personnes auxquelles, dans leur métier respectif, ils s adressent en particulier : dirigeants d entreprises, représentants des pouvoirs publics, professionnels des ressources humaines, cadres, employés et ouvriers. L homologie entre les consultants et leurs interlocuteurs se manifeste également à l intérieur de chacun des sous espaces en question. - Dans le pilotage de plans sociaux, certains consultants sont chargés de «conduire» l ensemble du «projet» et d être en relation avec les dirigeants et les plus hauts responsables des ressources humaines de l entreprise ; alors que d autres ont pour rôle de rédiger des documents et de proposer une «hot line» permanente en matière de conseil juridique auprès du DRH. 7 Chez Alyzée, la conduite de l ensemble du projet était effectuée par le directeur général du cabinet, le responsable de l équipe et par une consultante qui avait le grade de chef de projet mais participait directement aux activités secondaires. Tandis que le

travail juridique, la rédaction des documents et le conseil «hot line» étaient réservés le plus aux femmes, aux plus jeunes, aux moins diplômés et aux plus techniciens de l équipe. L outplacement individuel de cadres, lui, est subdivisé entre un outplacement de «cadres dirigeants» et plusieurs autres qui s adressent aux cadres supérieurs et aux autres salariés. Certains cabinets entendent en effet s adresser uniquement aux plus dominants, comme la société L Espace Dirigeants, située dans les locaux feutrés d un immeuble Haussmannien du 8 ème arrondissement parisien, ou comme la filiale spécialisée du cabinet le plus important du marché de la gestion de licenciements, située dans une luxueuse annexe de celui-ci, qui offre verrières et salles d attente aux lumières tamisées. Les consultants qui s adressent aux «dirigeants» possèdent les propriétés les plus élevées et affirment que pour faire leur métier il faut avoir occupé des positions similaires. Ainsi, avec d autres enquêtés, Dominique, âgé d un peu plus de 50 ans, diplômé d HEC, ancien créateur et dirigeant d une société de publicité, souligne l importance des «réseaux d anciens» ainsi que de la capacité à expliquer aux personnes qu il conseille les manières de chercher leur nouvelle position sans avoir l air de chercher, les manières de respecter à la lettre les codes du rendez-vous de «networking» art de vivre quasiment construit comme tel par les membres de la profession étudiée ou encore les manières de négocier le contrat lié à leur future «collaboration». Le reclassement collectif apparaît également clivé. D un côté, des consultants qui reçoivent des employés et ouvriers licenciés sur des antennes de reclassement établies à proximité des bureaux ou des usines fermés, et s attachent à contrôler le collectif de licenciés ainsi formé. D un autre côté, des consultants, plus diplômés, aux façons d être et aux hexis corporelles plus distingués, aux origines sociales plus élevées mais aux propriétés insuffisantes pour qu ils aient intégré l outplacement individuel, qui reçoivent au siège de leur cabinet des cadres moyens et des employés, licenciés dans un mini plan social parisien. Ces clivages internes à chacun de ces sous-espaces semblent devoir au fait que, selon le constat formulé par Bourdieu dans La distinction, les professions nouvelles sont généralement investies par deux types d agents. Des agents qui, selon la pente de leur trajectoire, voient en ces professions l opportunité, soit d assurer leur ascension, soit de limiter leur déclassement. En effet, si chacun de ces agents, étant donné ses propriétés et ses dispositions, se range à un endroit du continuum dans lequel on prend en charge les licenciements pilotage, outplacement, reclassement, il est probable qu à l intérieur de chacun des ces métiers, selon sa trajectoire et ses aspirations, chacun de ces agents se positionne à un point qui correspond plus ou moins à une manière importante d être et de faire le métier. On peut ainsi trouver, par exemple une opposition entre : un outplacement de cadres dirigeants que l on aide, en tant qu ancien cadre dirigeant, à faire du «réseau» et un outplacement de cadres moyens avec qui l on fait des tests psychotechniques en mettant à profit sa formation en psychologie. 8

Conclusion A travers ces exemples, on voit combien ces marchés relèvent d un ajustement de propriétés et mobilisent des capitaux propres à ces trois sous-espaces. C est-à-dire : des ressources valorisées et valorisables, qui correspondent ou qui s ajustent aux propriétés et aux dispositions et aux aspirations des interlocuteurs, ainsi qu aux manières dont ces derniers appréhendent les moments qu ils vivent alors (décision de licencier, confrontation aux licenciés, expérience du licenciement et de la recherche d une position socioprofessionnelle nouvelle). Le marché apparaît ainsi comme un ajustement spontané entre deux systèmes de relations : système de relations entre les positions, les dispositions, les aspirations et les manières de faire le métier des différents types de consultants et système de relations entre les différents types d agents qui font le champ économique, leurs aspirations, leurs manières de faire leur métier ou leurs manières d accepter ou refuser le licenciement. 9