30 mai 2012 Réseaux de soins Chronique d un immense gâchis C est l histoire d un sabordage. Comment les divers acteurs de la santé, à commencer par les médecins spécialistes, ont torpillé le travail du Parlement. Verdict populaire le 17 juin. Ç aurait pu être une belle histoire, écrite par des politiciens de bonne volonté, permettant à la fois de juguler la hausse des coûts tout en améliorant la qualité des soins. C est raté. La votation sur les réseaux de soins le managed care du 17 juin prochain tourne à la chronique d un immense gâchis. Un échec annoncé. Comment a- t-on pu faire d une idée unanimement qualifiée d excellente un projet qui ne convainc guère plus d un tiers des citoyens? Le 30 septembre dernier, les deux Chambres approuvent la réforme de la loi sur l assurance maladie (LAMal) à une confortable majorité. Parmi les grands partis, seul le PS la rejette. Mais sous cette décision couve déjà le feu de la discorde. En fait, c est un septembre noir que vient de traverser le projet. Un drame en deux actes. Acte 1: Drame chez les médecins La veille, la FMH, l association des médecins, a révélé le résultat d une consultation effectuée auprès de ses membres durant l été. Sur les 15 000 blouses blanches y ayant pris part, les deux tiers se sont prononcés en faveur d un référendum contre les réseaux de soins. Un vrai coup de poignard dans le dos du ministre de la Santé d alors, Didier Burkhalter. Car jusque-là, la direction de la FMH avait constamment soutenu le conseiller fédéral. Cette consultation mérite d être narrée dans le détail, tant elle a pris des allures de mascarade. Au printemps 2011, huit sections de la FMH, sous la pression des spécialistes, somment sa Chambre médicale son parlement de s opposer à la réforme des soins intégrés. Parce que celle-ci conduit à la «suppression du libre choix du médecin, à la coresponsabilité budgétaire obligatoire, à la liberté de contracter et à la détérioration du secret médical». La Chambre médicale rejette la requête. Non seulement les travaux parlementaires ne sont pas terminés: l importante question de la séparation des pouvoirs entre médecins et assureurs, sur laquelle la FMH obtiendra d ailleurs gain de cause, est encore ouverte. Mais aussi parce que la liberté de contracter et la détérioration du secret médical ne font pas l objet du projet. Victoire des spécialistes. Mais les spécialistes insistent, exigent une votation interne et gagnent.
Il y aura référendum, malgré l opposition des médecins de famille, acquis au projet de managed care. «Les médecins se sont prononcés sur une loi qui n existait pas encore en se basant sur des préjugés», déplore Ignazio Cassis, viceprésident démissionnaire de la FMH. Suite à ce coup de théâtre, le président, Jacques de Haller, longtemps favorable aux soins intégrés, en devient alors l un des adversaires les plus acharnés. Même si avant le sondage interne, il signe encore une lettre dans laquelle il écrit qu avec une quotepart modérée passant de 700 à 1000 francs, «le libre choix du médecin reste garanti et en principe ouvert à tous avec le projet de managed care». Il faut se pincer pour y croire. Aujourd hui, Jacques de Haller martèle exactement le contraire! Acte 2: Le drame politique Les médecins combattant le managed care, la révision de la loi est condamnée. D autant plus que sur le front politique, les majorités laborieusement acquises aux Chambres se sont aujourd hui lézardées. Ici aussi, la tragédie se dessine. A l UDC, tous les ténors, du président Toni Brunner à l industriel Peter Spuhler en passant par les Romands Oskar Freysinger et Yvan Perrin, ont voté pour la loi au Parlement. Mais ils ont ensuite été désavoués par leur base, ce qui rend très amer le spécialiste de la santé Toni Bortoluzzi: «A l UDC, on parle toujours de responsabilité individuelle, mais à la fin on préfère laisser les gens dépenser sans compter et se comporter comme dans un self-service.» Le PS contre une punition. Au PS, la situation est différente. Ses spécialistes de la santé, Jacqueline Fehr, Jean-François Steiert et Stéphane Rossini, tous favorables au principe des réseaux, se sont battus jusqu au dernier moment pour une réforme axée sur des incitations. Ils réclament donc une participation aux frais de 5% seulement (au lieu de 10% aujourd hui) pour les membres d un réseau. Et ils ne veulent pas d une «punition» pour les assurés hors réseau. Dans un premier temps, le Conseil des Etats obtempère. Suite à cette décision, les assureurs tirent la sonnette d alarme. Nous sommes le 17 février 2011, la commission du Conseil national doit trancher. Selon un courriel que L Hebdo s est procuré, le plus grand assureur de Suisse, Helsana, alerte trois membres bourgeois de la commission. Estimant que les économies du managed care ne peuvent se réaliser qu à moyen et long termes, la caisse affirme que le compromis du Conseil des Etats conduira à une hausse des primes de 2,5% dans l hypothèse où 27% d assurés optent pour les réseaux de soins (contre 16% aujourd hui). Le Parlement «devrait renoncer», suggère poliment Helsana. Ce courriel sème la panique au sein du monde politique. Le PS y dénonce un «chantage». Malgré un dernier compromis tenté par le ministre Didier Burkhalter, la commission de conciliation des deux Chambres arrête une quote-part différenciée de 10% dans les réseaux et de 15% hors réseau.
Il pénalise ainsi légèrement le libre choix du médecin. Il est 7 heures du matin en ce 14 septembre 2011. Pour le PS, cette décision sonne le glas du projet. «Oui au managed care, mais pas comme cela», répètent-ils depuis. Didier Burkhalter ayant cédé le Département de l intérieur au socialiste Alain Berset, celui-ci hérite d un dossier empoisonné pour lui, puisqu il l avait refusé au Parlement. Berset trop discret. Son adhésion tardive et alambiquée au projet «J ai changé de rôle et j ai changé d avis» n en fait pas le meilleur avocat. Durant l assemblée des délégués de son parti à La Chaux-de-Fonds, il n est pas intervenu activement dans le débat. Lors de l émission Arena à la TV alémanique, il est resté discret, pour ne pas dire inexistant, alors que dans le camp opposé, sa camarade Jacqueline Fehr s est montrée beaucoup plus incisive. En Suisse romande, Alain Berset abandonne beaucoup de terrain à son exconcurrent dans la course au Conseil fédéral: Pierre-Yves Maillard, ministre de la Santé vaudoise, est partout et surtout sur le plateau d Infrarouge de la RTS pour combattre les réseaux. Le PS table désormais sur son initiative sur la caisse publique, qu il a comme par hasard déposée en pleine campagne sur le managed care. La confusion est totale. Face à tant de marchandages et de retournements de veste, le citoyen peine à se forger une opinion. Ne sachant plus à quel saint politique se vouer, il pourrait bien écouter son médecin, dire non le 17 juin et mettre un point final à cet immense gâchis. Vrai-faux Des slogans souvent trompeurs Dans un débat souvent très émotionnel, «L Hebdo» passe en revue les arguments des partisans et des détracteurs des soins intégrés. 01. Fini, le libre choix du médecin Faux à 65%. Cette liberté est devenue l enjeu principal de la votation. Dans un réseau, le patient y renonce partiellement et passe d abord par un médecin généraliste qui le suit et l aiguille tout au long de son traitement, notamment vers un spécialiste si nécessaire. Les réseaux comptant plusieurs dizaines de médecins, le patient peut donc en changer si l un ne lui convient pas. Personne ne sera contraint d entrer dans un réseau contre son gré. La liberté totale demeure de choisir son médecin, d en changer, de consulter directement des spécialistes. Mais elle aura un coût, soit une participation aux frais s élevant à 1000 francs par an (au maximum), contre 700 francs aujourd hui en plus de la franchise. Le conseiller fédéral Alain Berset souligne que cela équivaut à une dépense de 80 centimes par jour. Le conseiller d Etat vaudois Pierre-Yves Maillard réplique en dénonçant une punition «mesquine». La présumée perte de liberté du médecin est l argument dont on abuse le plus dans cette campagne.
Les spécialistes l exploitent à fond car ils craignent leur mise sous tutelle par les médecins de famille, mais aussi un manque à gagner dès lors qu ils n auront plus d accès direct au patient. Aujourd hui, 85% des assurés y renoncent déjà volontairement et passent toujours d abord par leur médecin de famille. Et à l hôpital, on ne peut choisir son médecin que contre une coûteuse assurance complémentaire. 02. Il n y aura pas d économies Faux à 80%. Certains faits objectifs parlent en faveur du managed care. Le réseau valdogenevois Delta signe des contrats avec les assureurs sur la base d une baisse des coûts de 12 à 15% par rapport au coût moyen d un assuré suisse. Il a constamment atteint l objectif: «En vingt ans, nous avons toujours été meilleur marché de 20 à 22%», se félicite Philippe Schaller, responsable médical et administratif de ce réseau. Comment? La coordination des soins évite des hospitalisations inappropriées et des examens inutiles. On économise aussi grâce à la formation des médecins au sein des cercles de qualité, à la prescription systématique des médicaments génériques, à la réduction des coûts administratifs et à la responsabilisation du patient. Alain Berset estime que les économies pourraient s élever à un milliard de francs par an, ce qui correspond à 4% des primes. De quoi maîtriser la hausse des coûts de la santé. Porte-parole du Groupe Mutuel qui a passé 80 contrats avec des réseaux en accordant à leurs patients des rabais de primes de 15 à 20%, Yves Seydoux ne partage pas cet optimisme: «Les réseaux peuvent permettre des économies, mais jamais de l ordre du milliard de francs.» Personne ne conteste des effets positifs sur les coûts. Même pas le président de la FMH, Jacques de Haller, qui attend environ 5% d économies pour la première année. Mais, à son avis, cette baisse sera immédiatement rattrapée par la hausse continuelle des primes. Pour que les coûts baissent de manière substantielle et durable, il faudrait que les 20% de malades qui occasionnent 80% des coûts de la santé à savoir les malades chroniques ou gravement atteints entrent dans les réseaux. Or, ce sont justement eux qui sont très attachés à leurs spécialistes et réticents à changer de modèle. 03. Les assureurs auront plus de pouvoir Faux à 55%. Les assureurs ne pourront pas gérer ou être propriétaires d un réseau. Une disposition que les médecins saluent unanimement. Comme le fait que la loi améliorera la compensation des risques: les caisses qui assurent surtout des personnes en bonne santé devront verser de l argent aux caisses qui assurent les cas plus coûteux. Ce qui déplaît au Groupe Mutuel, qui craint un pas en direction de la caisse publique. Les assureurs seront donc davantage corsetés. Il leur appartiendra de négocier un contrat avec les médecins des réseaux, mais sans qu ils aient l obligation d offrir des réseaux à leurs clients. L UDC Toni Bortoluzzi estime que les assureurs obtiennent davantage de pouvoir: «C est voulu. Il faut qu ils puissent faire davantage pression sur les médecins pour qu ils créent des réseaux.
De nombreux assurés le souhaitent.» Du côté des médecins, on estime que les assureurs «tiennent le couteau par le manche, comme l exprime Jacques de Haller. Au bout d un an ou deux, les assurances feront pression et demanderont une baisse des coûts de 10% puis de 15%. Menaçant de se retirer des réseaux, elles ne voudront plus travailler qu avec des médecins qui accepteront d être de moins en moins chers.» Le Groupe Mutuel conteste l intention qu on prête aux caisses de faire pression sur les médecins. «Ce n est pas vrai. Nous négocions à armes égales avec les réseaux. La pratique montre que nous n avons jamais écarté de médecins», corrige Yves Seydoux, du Groupe Mutuel. En réalité, les réseaux ont davantage de pouvoir que des médecins isolés face aux assureurs. A Zurich, Medix, face à deux assureurs récalcitrants, a obligé ceux-ci à signer un nouveau contrat après avoir proposé à ses patients de quitter leur caisse. 04. La qualité des soins baissera Faux à 80%. Ce sont les médecins spécialistes qui l affirment. La réforme conduira à un rationnement des soins sous la pression de la coresponsabilité budgétaire, donc à une baisse de qualité. Rien n est moins sûr. «Prétendre que plus il y a de prestations, meilleure est la qualité, c est propager un mythe», s exclame Ignazio Cassis, viceprésident démissionnaire de la FMH. Comme le managed care assure un suivi et une meilleure coordination des soins, il s ensuit une meilleure qualité des prestations et de la sécurité du patient. Essentiel: les médecins des réseaux se consultent systématiquement. De plus, les réseaux généralisent la gestion électronique du dossier de leurs assurés, alors que plus de 70% des médecins ne le font pas encore et ne peuvent ainsi pas partager leurs connaissances d un cas avec les autres acteurs de la santé. «La Suisse accuse dans ce domaine un gros retard par rapport à nos voisins et aux pays scandinaves», déplore Jean-François Steiert, conseiller national socialiste et vice-président de la Fédération suisse des patients. 05. Les romands ont très peu de choix de réseaux Vrai à 70%. La Suisse romande accuse un gros retard par rapport à la Suisse alémanique. Il n y a encore aucun réseau dans les trois cantons de Fribourg, du Valais et du Jura. Les réseaux ont trois ans pour s installer. Au-delà, le Conseil fédéral pourrait imposer leur création, mais nul ne sait encore comment. Toutefois, si certaines régions restent sans réseaux, le Conseil fédéral peut décider que la nouvelle loi ne s applique pas. Pour les assurés de ces régions, la participation aux frais resterait donc plafonnée à 700 francs par an maximum, comme c est le cas aujourd hui. Plus que jamais, cette campagne sur les soins intégrés est celle des grands retournements de veste. Du conseiller fédéral Alain Berset à tous les ténors de l UDC incapables de convaincre leur base, nombreux sont ceux qui ont changé d avis. De plus, tous les partis sont divisés. Difficile dans ces conditions pour le public de s y retrouver
Votation Les artisans de la confusion ALAIN BERSET Le conseiller fédéral connaît une campagne laborieuse après être passé du «non» au «oui». Il doit affronter la base du PS très remontée qui estime la réforme «asociale», mais aussi son ex-grand rival pour le Conseil fédéral, Pierre-Yves Maillard. Dans la santé, Alain Berset paraît nettement moins percutant que sur les dossiers économiques et financiers. JACQUES DE HALLER Le président des médecins suisses, qui sollicite le mois prochain une réélection à la tête de la FMH, est passé d un «oui» convaincu aux réseaux de soins à un «non» inflexible. Celui qui a adhéré au PS dénonce la suppression du libre choix du médecin et le côté punitif de la hausse de la participation aux coûts pour les assurés n optant pas pour un réseau. TONI BRUNNER Ça devient une habitude à l UDC. Dans les sujets délicats, on change brusquement d avis lorsqu on sent le vent tourner. Le président du parti a voté «oui» au Parlement, mais l homme qui a retourné l UDC est le consultant Gregor Rutz, qui a reçu un mandat des médecins spécialistes. Depuis, Toni Bortoluzzi et Guy Parmelin sont bien seuls pour défendre la réforme. Catherine Bellini, Michel Guillaume