PERDICAN Il y a deux cents femmes dans ton monastère, et la plupart ont au fond du coeur des blessures profondes ; elles te les ont fait toucher ; et

Transcription

1 Il y a deux cents femmes dans ton monastère, et la plupart ont au fond du coeur des blessures profondes ; elles te les ont fait toucher ; et elles ont coloré ta pensée virginale des gouttes de leur sang. Elles ont vécu, n'est-ce pas? et elles t'ont montré avec horreur la route de leur vie ; tu t'es signée devant leurs cicatrices, comme devant les plaies de Jésus ; elles t'ont fait une place dans leurs processions lugubres, et tu te serres contre ces corps décharnés avec une crainte religieuse, lorsque tu vois passer un homme. Es-tu sûre que si l'homme qui passe était celui qui les a trompées, celui pour qui elles pleurent et elles souffrent, celui qu'elles maudissent en priant Dieu, es-tu sûre qu'en le voyant elles ne briseraient pas leurs chaînes pour courir à leurs malheurs passés, et pour presser leurs poitrines sanglantes sur le poignard qui les a meurtries? ô mon enfant! sais-tu les rêves de ces femmes qui te disent de ne pas rêver? Sais-tu quel nom elles murmurent quand les sanglots qui sortent de leurs lèvres font trembler l'hostie qu'on leur présente? Elles qui s'assoient près de toi avec leurs têtes branlantes pour verser dans ton oreille leur vieillesse flétrie, elles qui sonnent dans les ruines de ta jeunesse le tocsin de leur désespoir, et qui font sentir à ton sang vermeil la fraîcheur de leurs tombes, sais-tu qui elles sont? Vous me faites peur ; la colère vous prend aussi. Sais-tu ce que c'est que des nonnes, malheureuse fille? Elles qui te représentent l'amour des hommes comme un mensonge, savent-elles qu'il y a pis encore, le mensonge de l'amour divin? Savent-elles que c'est un crime qu'elles font, de venir chuchoter à une vierge des paroles de femme? Ah! comme elles t'ont fait la leçon! Comme j'avais prévu tout cela quand tu t'es arrêtée devant le portrait de notre vieille tante! Tu voulais partir sans me serrer la main ; tu ne voulais revoir ni ce bois, ni cette pauvre petite fontaine qui nous regarde tout en larmes ; tu reniais les jours de ton enfance ; et le masque de plâtre que les nonnes t'ont plaqué sur les joues me refusait un baiser de frère ; mais ton coeur a battu ; il a oublié sa leçon, lui qui ne sait pas lire, et tu es revenue t'asseoir sur l'herbe où nous voilà. Eh bien! Camille, ces femmes ont bien parlé ; elles t'ont mise dans le vrai chemin ; il pourra m'en coûter le bonheur de ma vie ; mais dis-leur cela de ma part : le ciel n'est pas pour elles. Ni pour moi, n'est-ce pas?

2 Adieu, Camille, retourne à ton couvent, et lorsqu'on te fera de ces récits hideux qui t'ont empoisonnée, réponds ce que je vais te dire : Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n'est qu'un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c'est l'union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière ; et on se dit : " J'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui. " Il sort.

3 blessures gouttes de leur sang. Cicatrices décharnés elles ont coloré ta pensée virginale des gouttes de leur sang. elles t'ont montré avec horreur la route de leur vie Champ lexical de la souffrance métaphores Perdican se moque des religieuses que Camille a fréquentées : elles critiquent les hommes, se plaignent des souffrances qu'elles endurent. A les écouter, on a l'impression qu'elles ont souffert bien plus que le Christ. Les nonnes ont décrit négativement les hommes... (virginale : de jeune fille vierge) comme devant les plaies de Jésus comparaison Les souffrances qu'elles endurent semblent pires que celles du Christ. Il y a deux cents femmes dans ton monastère ( ) sais-tu qui elles sont? Adieu, Camille, retourne à ton couvent ( ) créé par mon orgueil et mon ennui. " Vous me faites peur ; la colère vous prend aussi. Ni pour moi, n'est-ce pas? elles te les ont fait toucher # Vous me faites peur ; la colère vous prend aussi. Tirades répliques Pronoms personnels tutoiement vouvoiement Ici, Perdican parle tout seul : c'est une longue tirade, interrompue par deux répliques très courtes de Camille. Cela révèle que Perdican en a lourd sur le coeur. P tutoie C, alors que celle-ci le vouvoie.cela montre que C met une distance avec P, qui, lui, essaye de se rapprocher d'elle. C est prisonnière de son éducation religieuse. P tente de la bousculer : le tutoiement n'est pas l'indice d'un manque de respect, mais d'une certaine familiarité. Cela renforce le décalage entre eux : ils ne tiennent pas le même langage, étant radicalement différents. Elles qui s'assoient près de toi avec leurs têtes branlantes pour verser dans ton oreille leur vieillesse flétrie, elles qui sonnent dans les ruines de ta jeunesse le Antithèses champs P montre la différence entre C et les nonnes : C est jeune, tandis que les nonnes sont vieilles. Cela lui permet d'énumérer les qualités de C :

4 tocsin de leur désespoir, et qui font sentir à ton sang vermeil la fraîcheur de leurs tombes Savent-elles que c'est un crime qu'elles font, de venir chuchoter à une vierge des paroles de femme? Elles ont vécu, n'est-ce pas? Es-tu sûre que si l'homme qui passe était celui qui les a trompées, celui pour qui elles pleurent et elles souffrent, celui qu'elles maudissent en priant Dieu, es-tu sûre qu'en le voyant elles ne briseraient pas leurs chaînes pour courir à leurs malheurs passés, et pour presser leurs poitrines sanglantes sur le poignard qui les a meurtries? sais-tu les rêves de ces femmes qui te disent de ne pas rêver? Sais-tu quel nom elles murmurent quand les sanglots qui sortent de leurs lèvres font trembler l'hostie qu'on leur présente? Elles qui s'assoient près de toi avec leurs têtes branlantes pour verser dans ton oreille leur vieillesse flétrie, elles qui sonnent dans les ruines de ta jeunesse le tocsin de leur désespoir, et qui font sentir à ton sang vermeil la fraîcheur de leurs tombes, sais-tu qui elles sont? Sais-tu ce que c'est que des nonnes, malheureuse fille? Elles qui te représentent l'amour des hommes comme un mensonge, savent-elles qu'il y a pis encore, le mensonge de l'amour divin? Savent-elles que c'est un crime qu'elles font, de venir chuchoter à une vierge des paroles de femme? mon enfant malheureuse fille Camille Ah! comme elles t'ont fait la leçon! Comme j'avais prévu tout cela quand tu t'es arrêtée devant le portrait de notre vieille tante! Eh bien! le masque de plâtre que les nonnes t'ont plaqué sur les joues me refusait un baiser de frère lexicaux de la jeunesse et de la vieillesse métaphore Questions questions rhétoriques questions oratoires anaphores apostrophes exclamations Métaphore jeune, vierge. Les nonnes ont déjà de l'expérience, elles ont vécu sans doute des histoires d'amour). P a des sentiments pour C, qu'il oppose à ses consoeurs. P pose de très nombreuses questions à C. Il ne laisse pas le temps à C de répondre. Il connaît déjà la réponse (qui est évidente). Il veut faire réagir et réfléchir C. L'anaphore est un procédé d'insistance : P sait que C doit retourner au couvant, donc il n'a que quelques heures pour la convaincre. C'est sa dernière chance. P ne la nomme pas systématiquement par son prénom, il utilise une périphrase. Il veut la faire réagir. Il l'appelle «mon enfant» quand il parle des nonnes ; il l'appelle «malheureuse fille» quand il évoque l'amour. A la fin, il l'appelle par son prénom. Il y a une gradation : au début, il se sent proche d'elle, puis de moins en moins. Il se résigne et abandonne. Peut-être se moque-t-il un peu d'elle (ironie?) pour la faire réagir : elle n'est pas si malheureuse, après tout. Il arrive à Perdican de s'exclamer. Il montre sa déception. [mise en abyme :lors de leur première rencontre, elle regardait le portrait d'une nonne, lui une fleur] P en veut aux nonnes d'avoir appris à C à cacher ce qu'elle est réellement : il a compris que C n'affiche pas son vrai visage. Le masque évoque

5 comme elles t'ont fait la leçon Comme j'avais prévu tout cela quand tu t'es arrêtée devant le portrait de notre vieille tante Tu voulais partir sans me serrer la main ; tu ne voulais revoir ni ce bois, tu reniais les jours de ton enfance ; et le masque de plâtre que les nonnes t'ont plaqué sur les joues me refusait un baiser de frère ; mais ton coeur a battu ; il a oublié sa leçon, lui qui ne sait pas lire, et tu es revenue Tu voulais partir sans me serrer la main ; tu ne voulais revoir ni ce bois, ni cette pauvre petite fontaine qui nous regarde tout en larmes ; tu reniais les jours de ton enfance ; et le masque de plâtre que les nonnes t'ont plaqué sur les joues me refusait un baiser de frère cette pauvre petite fontaine qui nous regarde tout en larmes ton coeur a battu ; il a oublié sa leçon, lui qui ne sait pas lire Verbes au passé à la fois la statue (C est raide, froide) et le masque mortuaire (elle est morte, d'une certaine façon). P évoque le passé de C., longuement. En fait, il évoque précisément la scène I,2 : leur première rencontre. P montre à C qu'il a bien compris ce qu'elle faisait ce jour-là. A cause de son éducation religieuse, C a refusé de montrer ses sentiments à P. Elle jouait un rôle. négations C est responsable de ce qui leur arrive : enfermée dans son éducation, elle s'est montrée négative. personnificati on Pour mieux montrer sa tristesse, P évoque la petite fontaine : le lieu de leur enfance (par excellence, un lieu romantique). La fontaine est triste, comme lui. ces femmes ont bien parlé ; elles t'ont mise dans le vrai chemin Antiphrase ironie P se moque des nonnes : il croit le contraire de ce qu'il dit, à savoir que ces nonnes n'ont pas été de bonnes conseillères pour C. L'ironie est destinée à faire réagir. mais dis-leur cela de ma part : Adieu, Camille, retourne à ton couvent, et lorsqu'on te fera de ces récits hideux qui t'ont empoisonnée, réponds ce que je vais te dire : le ciel n'est pas pour elles. Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont Ordres impératifs injonctions Discours enchâssé discours direct P se montre un peu directif, autoritaire. Il mène le dialogue. Il demande à C d'aller voir les nonnes et de leur expliquer ce qu'il est en train de leur dire. Il s'adresse indirectement à C. Son discours ne les concerne pas eux seulement, mais il concerne tout le monde : P généralise. C'est le discours de P aux nonnes : P explique aux nonnes et à C surtout sa conception de l'amour, de la vie. A la fin du texte, P n'utilise plus les pronoms personnels «tu» et «je» ; il généralise.

6 perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n'est qu'un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c'est l'union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière ; et on se dit : " J'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui. " Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; // toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées le monde n'est qu'un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange énumérations parallélisme métaphore P énumère les défauts humains : il commence par les défauts des hommes (c'est le sujet de leur discussion, ce que C reproche à P), puis poursuit avec ceux des femmes. TOUT LE MONDE A DES DEFAUTS. Il y a moins de défauts féminins. Il met en parallèle les défauts des uns, les défauts des autres. P essaye de montrer à C que le monde n'est pas aussi beau qu'elle le suppose. P a une vision très noire, très négative. le monde n'est qu'un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c'est l'union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière ; et on se dit : " J'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé. l'union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. Quand on est sur le bord de sa tombe On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour Conjonction de coordination «mais» répétition du mot «mais» antithèses hyperboles Pronom indéfini «on» Selon P, malgré tout, le bien existe : il oppose à chaque fois un élément négatif et un élément positif. Il termine par celui-ci pour inciter C à succomber. P a conscience que l'amour n'est pas quelque chose d'idéal, que l'homme et la femme ne doivent pas rechercher la perfection. C'est le tort de C, qui pense que l'amour doit être parfait. P exagère pour faire réagir C. P. ne se contente pas de parler de C et de lui : il tient un discours universel ; il parle de l'amour en général.

7 regarder en arrière ; et on se dit une chose sainte et sublime Périphrase valorisante Pour P, comme pour C (sur ce point, ils sont d'accord), l'amour est la plus belle chose qui soit, un absolu : il utilise sciemment l'adjectif «sainte», pour montrer à C qu'il n'y a pas de contradiction entre l'amour et la religion. Il sort. didascalie P ne laisse pas le temps à C de répondre. Il s'en va, sitôt sa dernière tirade prononcée : il vient de prononcer son long discours, il laisse maintenant ses idées agir.