«Un ordinateur et une connexion n étaient pas suffisantes pour faire fuir le dictateur Ben Ali»

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1 «Un ordinateur et une connexion n étaient pas suffisantes pour faire fuir le dictateur Ben Ali» Chronique de l activiste Lina Ben Mhenni Bloggeuse, journaliste, cyber activiste tunisienne et professeur de langues á l Université de Tunis, Lina Ben Mhenni est issue d une famille tunisienne moyenne et militante contre le régime de Habib Bourguiba, son père était fonctionnaire publique au Ministère de Transport et sa mère, professeur d arabe niveau secondaire. Elle créa son premier blog en 2007 sous le pseudonyme Nightclubbeuse et en 2009, avec son blog A Tunisian Girl elle rejoint des blogueurs tunisiens qui combattent pour la liberté d expression et les droits de l homme. Ella dénonça la répression du régime de Zine El Abidine Ben Ali et elle devint «la voix de la révolte tunisienne» et un point central pour la manifestation de l opposition, pour cela son blog fut censuré. Alors que son blog atteint une renommée mondiale pendant la révolution tunisienne de , elle reçoit le prix du meilleur blog 2011 dans le cadre du concours international The BOBs 1. Au même temps elle publia son livre Tunisian Girl, blogueuse pour un printemps arabe, où elle décrit son rôle avant et pendant la révolution. À la même année, elle figura parmi les candidats pour être lauréat avec le Prix Nobel de la Paix. Actuellement elle réside et travaille en Tunisie puis elle continue travaillant comme journaliste et cyber activiste. Depuis le déclenchement de ce qu on appelle communément et à tort le Printemps Arabe, beaucoup d encre a coulé concernant le rôle d Internet et des réseaux sociaux dans la série de révolutions qui ont secoué le Monde Arabe chassant des dictateurs dans certains de ces pays et déclenchant des guerres civiles et des bains de sang dans d autres. Des expressions comme : la révolution d Internet, la révolution de Twitter, la révolution de Facebook ou encore la Révolution 2.0 ont fait les gros titres et la une des journaux et des magazines internationaux. Les blogueurs et les cyber-activistes se sont retrouvés sous les projecteurs : interviews dans la presse écrite, plateaux radio et télévision, conférences aux échelles nationale et internationale, propositions alléchantes venant de bailleurs de fonds pour établir des associations, des journaux électroniques, des organisations voire des partis politiques, etc. Mais commençons l histoire du début. J ai créé mon blog en Sa naissance était vraiment le fruit du hasard. Je suis une lectrice assidue depuis mes années d enfance. J aime la lecture et j adore l écriture aussi. Cela m arrivait souvent d écrire des textes que je gardais pour moi. Mes sujets étaient variés et ça pouvait parler de mon amourette comme d un problème politique ou social qui rongeait le pays. Jusqu au jour ou j ai découvert le concept du blogging. Ce jour-là je feuilletais un magazine de variétés lorsque je suis tombée sur un article qui dépeint l expérience d une Japonaise avec son blog. A ce moment là j ai eu envie de partager mes textes avec une audience. Je voulais les faire sortir des papiers moisis enfermés dans les tiroirs de mon bureau pour qu ils voient le jour sur la toile. Et ce fut ainsi. 1 The Best of Online Activism

2 Une grande et une très belle aventure commença pour moi : beaucoup de joie mais beaucoup de larmes aussi. Peu à peu mon blog grandissait et évoluait. Du journal intime où je racontais ma vie il est passé à espace d expression politique et une voix de révolte et de refus. Le grand déclic s est fait en 2008 quand la Tunisie, et plus exactement le bassin minier a vécu un soulèvement populaire étouffé dans l œuf. Avec d autres blogueurs nous avons essayé de médiatiser les manifestations et les mouvements du révolte déclenchés suite à des affaires de corruption et népotisme mais la censure était au rendez-vous. Le régime a réussi à imposer son blackout médiatique et nous n avions pas réussi à le contrecarrer faute d expérience. Beaucoup de nos blogs ont été censurés ce qui nous a poussés à lancer un mouvement virtuel contre la censure et appelant à la liberté d expression. Nous avions organisé beaucoup de campagnes virtuelles dénonçant cette pratique mais le grand pas fut le passage du virtuel au réel en 2010 quand nous avions décidé d organiser une manifestation pacifique contre la censure. Nous avions été trois personnes à signer une notice au Ministère de l Intérieur pour l informer de la manifestation. Mes deux cosignataires ont été arrêtés et forcés à annoncer l annulation de l événement mais j avais déjà payé la facture avant : une descente de la police chez moi et la confiscation de tout mon matériel informatique. La censure arbitraire devint règle et c est ce que nous a poussés à multiplier nos actions contre la censure, pour les droits de l Homme et pour les libertés jusqu à un certain 17 décembre Certes Internet a eu un rôle très important dans l accomplissement de la révolution tunisienne. Cependant, je pense qu il y a beaucoup d exagération concernant tout ce qui a été dit de son rôle en général, et des réseaux sociaux en particulier, dans le déclenchement et le déroulement de ce qu on connaît aujourd hui sous le nom du Printemps Arabe. Il faut beaucoup plus qu un ordinateur et une connexion pour faire fuir un dictateur aussi cruel et autocrate que Ben Ali. Il fallait plus que Facebook pour pouvoir faire face à la violence arbitraire et sauvage des différentes forces sécuritaires déployées ici et là pour contrecarrer le soulèvement populaire s amplifiant et se propageant sur tout le territoire tunisien jour après jour. Un jour de décembre 2010 et plus précisément un 17 décembre 2010, j étais assise devant l écran de mon ordinateur portable lorsque la mauvaise nouvelle de la self-immolation par le feu d un jeune tunisien à Sidi Bouzid attira mon attention et me figea devant l écran. La nouvelle d un jeune chômeur diplômé travaillant comme marchand ambulant a mis le feu dans son corps pour contester contre la confiscation de sa charrette de fruits par les agents

3 de la police municipale faisait le tour de Facebook. Des échos de manifestations et d une vague de colère qui a commencé à secouer la région circulaient sur la toile aussi. La nouvelle me perturba et mes larmes coulèrent. En effet, quelques mois auparavant un autre jeune tunisien s était immolé par le feu à Monastir, une ville touristique côtière de la Tunisie presque pour les mêmes motifs ; c était aussi un vendeur ambulant mais de briks (une spécialité culinaire tunisienne) et père de deux enfants et qui s était fait confisqué sa charrette, son gagne pain Malheureusement la première self-immolation était passée presque inaperçue puisque le régime avait réussi à faire taire la famille de la victime et à maitriser la colère des habitants de la ville de Monastir qui étaient pourtant sortis en milliers pour enterrer Abdesselem Trimeche de Monastir. Consciente du fait que beaucoup de rumeurs circulaient sur les réseaux sociaux j avais cherché la en recoupant les informations qui me parvenaient de mes amis «facebookiens». Des conditions particulières m avaient facilité la chose. En effet, les vacances scolaires de l hiver venaient de commencer et je passais quelques jours chez une amie avocate qui réussit à me confirmer l information en appelant certains de ses collègues se trouvant à Sidi Bouzid. De plus, des photos et des vidéos faites avec des portables par des jeunes participant au mouvement de colère qui venait de se déclencher commencèrent à circuler sur la toile. A partir de cet instant un mois infernal commença pour moi. Je passais mes journées et nuits les yeux rivés sur la télévision, les doigts fiévreux sur le clavier à écrire des textes, que je postais sur mon blog, Facebook et Twitter dans les trois langues (arabe, française et anglaise), tout en répondant aux appels incessants du téléphone et qui me parvenaient du monde entier. Parfois à peine endormie cela m arrivait de me réveiller à 5 heures du matin pour faire un direct via Skype avec l une des dizaines de chaines d information de TV internationales qui me contactaient régulièrement pour recueillir mon témoignage et avoir des informations. A l époque la majorité des journalistes locaux étaient les porte-paroles du régime et les disséminateurs de sa propagande à l exception d une poignée qui avait connu les horreurs des cellules des prisons et les douleurs de la torture et des coups des sbires du dictateur Ben Ali et les journalistes étrangers se faisaient refouler à l aéroport. Rares étaient les personnes qui osaient décrire les horreurs et les crimes perpétrés par le dictateur, son régime et ses sbires à visage découvert et j étais l une de ces rares personnes qui avaient osé le faire. A l aube à peine endormie après une nuit de travail fou : écriture, collecte et recoupement d information, dialogue Skype avec d autres activistes, des coups de téléphone me réveillaient pour faire mes passages TV. Je gardais les pantalons de mon

4 pyjamas et je changeais le haut, les yeux à peine ouverts je me maquillais et je me coiffais et je faisais mes interventions comme une reporter professionnelle. Le 25 décembre 2010, j ai participé à la première manifestation qui avait eu lieu à la capitale Tunis. En effet, la nuit d avant, un appel à manifester devant le local central de l (UGTT) Générale des Travailleurs Tunisiens avait circulé sur Facebook. Sur place il y avait 200 manifestants, un millier selon Al Jazeera, mais aussi un bon nombre de policiers bien équipés avec leur matraques et bombes lacrymogènes. Cependant, ce là, notre volonté avait été plus grande que la peur et toutes les menaces que pouvaient présenter ces flics et malgré leur violence nous avions réussi à dépasser la place Mohamed Ali, lieu mythique pour les militants et les opposants tunisiens. Nous avons pu à parcourir les quelques rues avoisinantes en scandant des slogans contre le régime et en soutien aux habitants de Sidi Bouzid toujours en colère et faisant face aux forces sécuritaires enragées. De part ma participation à la manifestation comme citoyenne, j ai fait le travail de journaliste et j ai profité pour immortaliser ces évènements historiques que vivait mon pays. Blogueuse depuis des années j ai pris des photos et des séquences vidéo que j ai balancées par la suite sur mon blog, Facebook et Twitter. D autres blogueurs présents sur place ont fait de même. Et on faisait relayer l information dans l espoir de briser le blackout médiatique que le régime essayait d imposer comme ce fut le cas deux années auparavant quand un mouvement social de contestation a secoué la région du bassin minier. En 2008 aussi il y a eu des martyrs mais la majorité des tunisiens n en ont pas entendu parler. L information était manipulée par le régime et nous n étions pas encore familiers avec les réseaux sociaux et la dissémination efficace de l information. Tout ce que nous écrivions à l époque restait sur les blogs qui étaient généralement censurés et inaccessibles en Tunisie. Les jours s écoulèrent ainsi : participation aux différentes manifestations, écriture, collecte de l information, discussions virtuelles avec des blogueurs et des cyber-activistes, interviews et apparitions médiatiques assurées par Skype, etc. En même temps, les manifestations se propageaient sur tout le territoire tunisien et la violence des forces sécuritaires était en hausse. Le nombre des martyrs et des blessés de ces évènements sanglants devenaient de plus en plus grands. Je voulais partir dans les régions les plus touchées par la folie du régime mais je n avais pas le moyen pour le faire. J étais fauchée et je n avais pas de moyen de transport et partir dans les moyens de transport public serait de la folie. Ma bonne étoile ne me lâcha pas. En effet, j avais par hasard appris qu un groupe de journalistes français avait réussi à entrer en Tunisie et à obtenir une autorisation pour faire des reportages autour des évènements en Tunisie. Ils cherchaient un fixer pour leur faciliter la tache. Je n ai pax hésité une seconde je serai la fixer pour cette équipe et c est ainsi que j avais pu partir à Sidi Bouzid, Kasserine et d autres villes et villages en

5 colère. C est ainsi que j ai réussi à transmettre au monde entier des images de l atrocité du régime dictatorial de Ben Ali. Je faisais mon travail de fixer mais je profitais aussi pour faire mes propres photos et pour enregistrer mes séquences vidéo que je balançais sur le blog et les réseaux sociaux de ma chambre d hôtel froide et avec une connexion merdique. Je me suis oubliée dans tout cela, j ai oublié la fatigue et le froid. Parfois cela m arrivait d oublier de manger ou de bien me couvrir. Je ne pensais qu à dire la vérité et à montrer au monde entier ce qui se passait dans mon pays. J avais vu des cadavres, j ai entendu les tirs de balles réelles et j ai inhalé le gaz lacrymogènes à plusieurs reprises à la capitale et ailleurs. Je ne saurai jamais décrire le sentiment que j avais ressenti le 14 Janvier 2011 lorsque des centaines de milliers de personnes se sont rassemblés devant le Ministère de l Intérieur et ont crié de la voix d un seul homme : dégage était plus grande que tout. Je ne saurai jamais décrire la joie que j avais aperçu dans les yeux de mon père ne croyant pas toujours qu il était entrain de protester devant le bâtiment horrible ou il a été torturé pendant des journées et des nuits entières. Puis Ben Ali partit, nous avions réussi à chasser un dictateur qui nous avait oppressés pendant un peu plus de deux décennies. Mais, encore une fois, ce ne fut pas une révolution d Internet du sang avait coulé. Selon ma propre expérience et selon mon humble avis, Internet avait joué deux rôles très importants pendant les évènements. Le premier était celui de la propagation et le relais de l information dans un pays ou le paysage médiatique était dominé par les médias du régime et où la censure était le mot d ordre. Le deuxième fut la mobilisation des gens pour prendre part dans des évènements ou des manifestations : plusieurs appels pour manifester ont vu le jour sur Facebook et ont été relayés sur des blogs et sur Twitter. Après le départ de Ben Ali,comme beaucoup de blogueurs, je me suis retrouvée sous les projecteurs. De la blogueuse persécutée par le régime je suis devenue (selon les journalistes bien sur) une égérie de la révolution et j étais nobélisable. Certes, la plupart des gens ne voient que du bien dans tout cela mais l affaire est beaucoup plus grande. Un grand calvaire commença pour moi.

6 Après l aboutissement du soulèvement populaire en Tunisie, et par aboutissement je veux dire le départ de Ben Ali et je ne parle absolument pas d un succès de la révolution puisque le plus important reste à accomplir pour pouvoir en parler, tous les tunisiens ont pris conscience de l importance des réseaux sociaux. D ailleurs, le nombre des abonnés à Facebook et quoique plus modestement à Twitter a battu des records. Pour tout le monde c était devenu l outil magique qui allait changer le monde et qui allait faire des miracles. Les partis politiques pensaient que c était une sorte de baguette magique qui allait résoudre tous les problèmes et promouvoir leurs idées, idéologies et programmes. Ils se sont compétés pour recruter des geeks, des cyber-activistes et des blogueurs pour les aider à avoir de la visibilité sur les réseaux sociaux. Ainsi des guerres virtuelles avaient commencé : diffamation, rumeurs, menaces, dénigrement sont au rendez-vous. L espace virtuel qui nous offrait la liberté de nous exprimer est devenu une sorte d arme à doubletranchant. En ce qui me concerne j en ai vu de toutes les couleurs. Il y a ceux qui m encouragent et il y a ceux qui me menacent. D ailleurs, cela fait plus de six mois que je vis sous la protection rapprochée de la police. Les campagnes de diffamation et les rumeurs ont fait de moi une cible des terroristes et des extrémistes qui ont envahi la toile et le pays aussi après les premières élections dites démocratiques en Tunisie. Les assassinats politiques, l explosion de mines et la liquidation des agents de polices et des militaires font partie de notre vie aujourd hui. Ma langue bien déliée depuis des années m a permise de participer dans la chute d un dictateur mais a transformé ma vie en un calvaire aussi. Mais je ne baisserai jamais les bras. Les mêmes motifs qui m ont poussé à écrire et à m exprimer sur internet sont toujours valides Pourquoi écris tu? Quels sont tes motifs? Pourquoi avoir choisi un chemin si périlleux? Des questions qui m ont été posés à plusieurs reprises par des journalistes et des chercheurs du monde entier. En réponse je dirai que l amour et la passion que j ai pour mon pays, pour mes concitoyens et pour l humanité sont le plus grand motif qui me pousse à lutter et à m engager. De plus je dirai que l environnement dans lequel j ai grandi a joué un très grand rôle dans mon engagement ; mon père étant un ex-prisonnier politique et ma mère étant très engagée depuis son plus jeune âge. Mon chemin, je vais le continuer quelque soit le prix a payer car le plus grand rêve pour moi c est celui de voir les tunisiens vivre librement et dignement sur la terre qui les a enfantés et bercés.

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