Les États-Unis ou la quête de puissance éternelle

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1 Strategic Vision Zbigniew Brzezinski Les États-Unis ou la quête de puissance éternelle Bernard Cazes Ancien conseiller du président Carter, Zbigniew Brzezinski reste l un des spécialistes les plus avisés de géopolitique et de relations internationales. Dans Strategic Vision, il rappelle que malgré un déclin systématiquement annoncé par certains commentateurs, les États- Unis ont de multiples atouts pour rester la puissance dominante à l horizon Dès l introduction de Strategic Vision, il est indéniable que son auteur, l ancien conseiller pour la sécurité nationale du président Carter, a l art de prendre ses lecteurs à contre-pied. Le livre commence en effet sur un thème qui est devenu depuis plusieurs années d une extrême actualité, à savoir le changement climatique et ses multiples retombées. Pourtant, en fait, en consultant l index, on s aperçoit qu il n occupe que deux pages sur les cent quatre-vingt-douze du livre. Dès la phrase suivante, on découvre de quoi il va être véritablement question, à savoir que «malheureusement les principales puissances en sont encore à chercher des réponses globales et coopératives face aux nouveaux défis de plus en plus graves auxquels se heurte le bien-être humain défis environnementaux, climatiques, socio-économiques, nutritionnels et démographiques. Or, sans une stabilité géopolitique à la base, tout effort pour aboutir à la coopération mondiale requise sera voué à l échec». Dès lors, on pressent ce qui va suivre : l auteur va 3 eme trimestre

2 Livres & Idées nous entretenir de ce qu il connaît particulièrement bien, c est-à-dire les grands équilibres géopolitiques et la façon dont on peut tenter de les faire bouger afin de se rapprocher d un état notamment environnemental plus satisfaisant que l état présent. 2025, année pivot La tâche qu il entreprend se déploie dans un cadre temporel situé de part et d autre de l année-pivot 2025 : en amont de 2025, une Amérique ayant laissé imprudemment s accumuler une série de handicaps qui sont en train de la mettre peu à peu hors jeu, avec toutes sortes de conséquences regrettables, à la fois pour elle et pour bien d autres acteurs ; en aval de 2025, une Amérique ayant décidé de s attaquer à ses handicaps et pris la mesure de l environnement international nouveau qui l attend. Le tableau de départ est relativement sans surprise. D abord une Europe durablement affaiblie par deux guerres mondiales, puis magnifiquement renaissante, pour se retrouver frappée par une crise monétaire qui menace gravement sa cohésion. Ensuite une Amérique 1 qui, après avoir bénéficié sans l avoir vraiment cherché des deux conflits mondiaux, se retrouve maintenant grevée de six handicaps auxquels l auteur ne consacre pas moins de dix pages : «une dette nationale grandissante et finalement insoutenable», un système financier de plus en plus déconnecté de l économie réelle, une inégalité croissante des revenus et un blocage de l ascenseur social, une infrastructure dangereusement vieillissante, une opinion publique profondément ignorante des réalités mondiales, et pour couronner le tout un système politique de plus en plus bloqué, où aucun des deux partis n est prêt à accepter le moindre compromis 2. «Le monde sans l Amérique ne sera pas chinois, mais chaotique.» L avant 2025 reçoit comme titre explicite : «Le monde sans l Amérique ne sera pas chinois, mais chaotique.» L auteur précise qu à cette date personne ne sera prêt à jouer le rôle que l on attendait de la part de l Amérique en Il fait remarquer aussi que les trois grands voisins de la Chine, à savoir la Russie, le Japon et l Inde, ne 1. L auteur n emploie presque jamais les mots États-Unis ou USA. 2. À ce sujet, nous publierons dans un prochain numéro une analyse du livre de Thomas E. Mann et Norman J. Ornstein, It s Even Worse than It Looks, par Patrick Chamorel. 114 Sociétal n 77

3 Les États-Unis ou la quête de puissance éternelle sont pas disposés à lui reconnaître le droit d occuper la place de l Amérique, et qu ils sont en revanche bien placés pour encercler la Chine et gêner son approvisionnement en sources d énergie. Sans oublier le fait que Pékin reste très dépendante de la stabilité du système économique international. Indispensable Amérique La liste des conséquences fâcheuses d un recul durable de l influence américaine ne se limite pas là. Il faut également faire entrer en ligne de compte le fait que plusieurs États faibles se trouvent nolens volens dans la sphère d influence d un État plus puissant. Si la Russie a fait preuve d une relative modération à l égard de la Géorgie, c est qu elle a pu craindre de susciter des réactions en chaîne de la part des États- Unis. L auteur a ainsi dressé la liste des États géopolitiquement les plus menacés, qui mérite réflexion : autour de la Russie, la Géorgie déjà citée, la Biélorussie et l Ukraine ; autour de la Chine et/ou de l Inde, l Afghanistan et le Pakistan ; autour de la Chine, Taïwan et la Corée du Sud. Un autre couple État faible-état fort relève en revanche d une analyse toute différente. Présentée sous le titre un peu sibyllin de «La fin d un bon voisinage», elle évoque l éventualité d une dégradation incessante des rapports entre le Mexique et les États-Unis, qui pourrait aller, au pire, jusqu à la revendication par les Mexicains des territoires annexés par les États-Unis au siècle dernier Enfin, le déclin de l influence américaine aurait probablement pour effet de rendre «plus difficile l instauration d un esprit de coopération dans la gestion de l environnement au niveau mondial 3». Si d ici 2025 l Amérique a consenti les efforts gigantesques, il faut bien l avouer qui permettront de remédier aux six handicaps que nous avons vus, il ne lui restera plus qu à entamer les efforts, qui ne seront pas moins herculéens, pour jouer le double rôle que lui assigne Brzezinski, à savoir, d une part, être le promoteur et le garant de l unité renforcée et élargie de l Occident et, d autre part, le stabilisateur et le conciliateur entre les grandes puissances de l Orient. 3. Encore que l auteur s avance peut-être beaucoup lorsqu il affirme, p. 119, que «seule une Amérique vigoureuse pourrait être leader sur le changement climatique». Il lui faudrait en tout cas une vigueur à la hauteur supérieure à celle des lobbies du pétrole et du charbon. 3 eme trimestre

4 Livres & Idées Union occidentale Pour ce qui a trait à l Occident, la feuille de route de Strategic Vision comporte plusieurs composantes. Il y a d abord la nécessité pour les États-Unis «d inciter l Union européenne à approfondir son unification 4», et de garantir leur pertinence géopolitique en restant actifs sur le plan de la sécurité européenne et en poussant l Europe à «accroître son activité politique et militaire propre 5». La partie la plus problématique est évidemment le volet consacré à l élargissement de l Occident, car il s agit ni plus ni moins de faire entrer dans l Union européenne la Turquie et la Russie. Conscient certainement de l énormité du projet, l auteur précise qu à ce stade «il serait prématuré de tenter de dessiner un schéma détaillé de l architecture politique exacte d un Occident éventuellement élargi» (p. 187). La partie la plus problématique est le volet consacré à l élargissement de l Occident, car il s agit ni plus ni moins de faire entrer dans l Union européenne la Turquie et la Russie. Il n en insiste pas moins sur les inconvénients d un échec de cet élargissement. Du côté de la Turquie, ce serait une magnifique opportunité gâchée, car ce pays démontre qu il n y a pas incompatibilité entre le couple modernitédémocratie et les traditions religieuses de l Islam. En second lieu, le désir de la Turquie de coopérer pacifiquement avec ses voisins moyen-orientaux est cohérent avec les intérêts de sécurité de l Occident dans cette région. Enfin, une Turquie qui est à la fois occidentale, laïque et pourtant musulmane diminuerait l attrait de l extrémisme islamiste en Asie centrale, un résultat dont l Occident comme la Russie ne pourraient que se réjouir. Le livre est en revanche nettement plus pessimiste en cas d échec des pourparlers avec la Russie. Il semble croire que celle-ci, face à une Europe par hypothèse divisée, serait tentée d exploiter ses atouts énergétiques et pourrait chercher à absorber l Ukraine. L auteur voit même se dessiner un scénario dans lequel une «relation spéciale» se développerait pour des raisons d intérêt économique entre la Russie et l Allemagne ou l Italie, tandis que le Royaume-Uni se rapprocherait des États-Unis et de la France, et que la Pologne comme les États baltes demanderaient instamment un supplément de garantie de la part de Washington. 4. Formule vague, qui pourrait s interpréter comme allant dans le sens des partisans d une «Europe puissance». 5. Même remarque. 116 Sociétal n 77

5 Les États-Unis ou la quête de puissance éternelle Orient compliqué, Orient dangereux Venons-en maintenant au volet Orient de la feuille de route de l Amérique. On s aperçoit que pour l auteur il existe quelques similitudes frappantes entre l Asie d aujourd hui et l Europe d avant Celle-ci se trouvait à l apogée de son influence mondiale, mais en trente ans elle s est littéralement autodétruite, faute d avoir su répondre au double défi de la montée en puissance militaro-économique de l Allemagne wilhelmienne et aux aspirations désordonnées des nationalismes populistes d Europe centrale. Aujourd hui on retrouve un couplage curieusement semblable, associant la montée en puissance militaro-économique de la Chine et la prolifération de nationalismes populistes éventuellement épicés de ferveur religieuse. Tout cela ne présage rien de bon quant à la stabilité de l Asie. En fait, Brzezinski ne recense pas moins de huit zones de conflit potentiel (p. 158). 1. Zones d influence rivales de la Russie et de la Chine (Asie centrale et Mongolie). 2. Cachemire (Inde, Pakistan). 3. État indien d Arunachal Pradesh (Inde, Chine). 4. Îles Paracel et Spratly (Chine, Taïwan, Vietnam, Philippines, Malaisie, Brunei). 5. Taïwan (Chine, États-Unis). 6. Îles Senkaku/Diaoyu (Chine, Japon, Taïwan). 7. Péninsule coréenne (les deux Corées, Chine, Japon). 8. Détroit de Malacca (vital pour l approvisionnement de la Chine en énergie). À l inverse, il faut tenir compte du fait que les situations des deux continents sont très différentes. D abord, si l Europe des débuts du XX e siècle était vraiment le centre mondial de la puissance militaire, c est loin d être le cas de l Asie ; de fait, les deux puissances extérieures, États-Unis et Russie, sont susceptibles d intervenir pour freiner toute montée aux extrêmes. En outre, l Asie contemporaine et les milieux dirigeants asiatiques baignent dans un milieu très imprégné de valeurs disons marchandes, qui se prêtent davantage aux compromis que les valeurs purement politiques ou idéologiques. Enfin, il semble que la préoccupation d espace vital, qui a été si marquante au siècle précédent, ait plutôt tendance maintenant à laisser place au souci de préserver les territoires existants, même si la raréfaction des ressources en eau pourrait susciter de nouvelles occasions de se faire la guerre Malheureusement, notre auteur ajoute une autre source d instabilité qui ne figurait pas dans la carte des huit poudrières. Elle est paradoxalement liée à l Inde, qui se 3 eme trimestre

6 Livres & Idées Les différends ethniques, religieux et linguistiques sont tels qu ils pourraient porter gravement atteinte à la cohésion interne de l Inde. dit volontiers «la plus grande démocratie du monde». Voilà en effet un pays où les extrêmes de la richesse et de la pauvreté sont beaucoup plus marqués qu en Chine, peuplé de 300 millions d habitants issus de minorités ethniques, où l hindi n est parlé que par moins de la moitié de la population, et où la majorité des femmes est illettrée. Les différends ethniques, religieux et linguistiques sont tels qu ils pourraient porter gravement atteinte à la cohésion interne de l Inde. Face à un tel tourbillon de problèmes, Brzezinski s est gardé, à juste titre, de concocter des solutions soigneusement peaufinées, qui auraient peu de chance d être encore d actualité en Il s est contenté de multiplier les conseils de prudence par exemple éviter de contracter une alliance formelle avec l Inde, même si elle semble faire partie des «gentils»6, travailler sans relâche à essayer de réconcilier les ennemis passés, par exemple la Chine et le Japon, ou le Japon et la Corée. On se dit que si M. Brzezinski avait été consulté par un certain président Bush non, pas son père, il n y aurait peut-être jamais eu de guerre d Irak. Le livre Zbigniew Brzezinski, Strategic Vision. America and the Crisis of Global Power, New York, Basic Books, Les raisons qu il donne p. 165 sont très révélatrices de sa démarche intellectuelle. 118 Sociétal n 77