POSITION DE THESE. Doctorat de 3 e cycle, Université de Paris IV, 2013, p. 484.

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1 1 POSITION DE THESE Cette thèse se propose d expliciter l esthétique et l éthique de Proust à travers le personnage de la servante et le thème de dévouement qui lui est lié, en inventoriant ses sources d inspiration possibles et en débrouillant sa «polychromie intertextuelle 1». La précarité et la dégradation de la qualité du service des domestiques étant mises en cause au tournant du XX e siècle, ce sujet a été abordé principalement par la critique sociologique, qui se contente de relever des éléments de phénomènes sociaux décrits par Proust. Une telle approche se sert de l œuvre de Proust pour décrire un moment de l histoire sociale française plutôt que pour approfondir la compréhension de l œuvre. Notre étude a pour objet de combler cette lacune par une approche intertextuelle. Charnière entre la vie et la fiction, les servantes ont joué un rôle inestimable dans la création de Proust. Elles prenaient non seulement en charge la vie matérielle de l écrivain, mais elles l ont aussi inspiré de plusieurs manières. Par exemple, leur langage populaire le fascinait par son aspect poétique. Le témoignage de Céleste Albaret permet de découvrir une grande complicité entre Proust et cette «charmante et parfaite femme de chambre qui depuis quelques mois est à la fois valet de chambre, garde-malade 2», qui vécut chez lui de 1914 à C est le seul personnage «réel» avec sa sœur Marie Gineste qui apparaît sous son vrai nom dans le roman. Dans le «bœuf mode» de sa cuisinière Céline Cottin, il vit le modèle de son œuvre à réaliser 3. Si Proust était fasciné par la 1 Matthieu Vernet, Mémoire et oubli de Baudelaire dans l œuvre de Proust, thèse de Doctorat de 3 e cycle, Université de Paris IV, 2013, p Marcel Proust, lettre à Madame de Caillavet [le mardi 20 avril 1915], Correspondance de Marcel Proust, texte établi, présenté et annoté par Philippe Kolb, Paris, Plon, 1986, t. XIV, p «Je voudrais bien réussir aussi bien que vous ce que je vais faire cette nuit, que mon style soit aussi brillant, aussi clair, aussi solide que votre gelée que mes idées soient aussi savoureuses que vos carottes et aussi nourrissantes et fraîches que votre viande. En attendant d avoir terminé mon œuvre, je vous félicite de la vôtre»

2 2 noblesse 4, la vie «humble 5», avec cet adjectif qu il a privilégié, joua un rôle non moins important dans sa vie et dans son œuvre, et dépasse le simple cadre sociologique, d où notre interrogation sur la question du regard esthétique et éthique qu elle soulève. Proust ne s est pas seulement inspiré de ses propres servantes, il s est aussi intéressé à celles qui ont vécu auprès des auteurs qu il admirait. Attentif aux écrits soucieux de leur existence, il éprouvait une vraie joie de découvrir un grand auteur en compagnie d une servante, dans la vie ou dans la fiction. C était bien le cas d écrivains tels qu Anatole France, Gustave Flaubert, John Ruskin. C est ainsi que Bergotte, écrivain fictif dans la Recherche, touche le héros par ses plaisanteries affectueuses sur sa vieille servante. Si lire des récits sur l heureuse entente d un maître et de sa servante enchantait Proust, l expérience bouleversante d Edmond et Jules de Goncourt, frappés par le terrible secret de leur servante Rose si dévouée, n inspira pas moins l écrivain qui attribua à Françoise un caractère insaisissable, lequel le troublera profondément. Inutile de rappeler aussi que la domestique féminine est étroitement liée à l image de la mère. Non seulement dans le sens où la servante joue souvent le rôle d un substitut maternel, mais aussi pour cette raison que Proust voit la dévotion de la servante dans l amour maternel. Ce lien est explicite dans l assimilation progressive à une servante de la grand-mère de la Recherche, qui manifeste une grande joie à se fatiguer pour son petit-fils. La mère de Proust partageait cet idéal de dévouement. Dans une des lettres adressées à son fils, Jeanne Proust écrit en 1890 : «Dans un Balzac à ton (Proust, lettre à Céline Cottin [12 juillet 1909], Correspondance de Marcel Proust, éd. cit., t. IX, 1982, p. 139). 4 Sur ce point, voir notamment Emilien Carassus, Le Snobisme et les lettres françaises de Paul Bourget à Marcel Proust, Paris, Armand Colin, Selon l étude statistique d Étienne Brunet, on compte 37 occurrences du mot «humble» et 21 au pluriel dans la Recherche. Voir Étienne Brunet, Le Vocabulaire de Proust, Genève-Paris, Slatkine-Champion, 1983, t. II, p. 724.

3 3 oncle G, cette phrase : Elle devint femme de ménage, comme elle était devenue poète par un élan vers les sommets. Comment le[sic.] trouves-tu? 6» Il s agit de l héroïne de La Muse du département de Balzac, Dinah, qui s occupe de tâches ménagères et travaille comme écrivain nègre de son amant sans talent pour qui elle a quitté son mari et de qui elle attend un enfant. Même si nous ignorons l opinion de Proust sur ce roman qu il ne lira qu en , on sait combien il était sensible à l idée de sacrifice et de dévotion, comme l était sa mère. Jeanne Proust n était pas moins dévouée que l héroïne balzacienne ; non seulement elle était une mère très attentive, mais elle aida aussi largement son fils à traduire La Bible d Amiens, celui-ci connaissant mal l anglais. Après la mort de sa mère, Proust resta particulièrement sensible à ce sujet. Céleste Albaret rappelle que «tout ce qui touchait au drame des mères lui [Proust] rappelait la sienne et le bouleversait 8». Mais ce type d hypersensibilité l affectait-il dans la littérature comme dans la vie réelle? La servante représente ainsi un idéal maternel et esthétique chez Proust. Or, étudier une telle figure à travers diverses inspirations littéraires qui l ont frappé, voire inspiré lui-même, peut sembler une entreprise assez tentante, car c est souvent par rapport à d autres œuvres que s apprécie le mieux l originalité de Proust, et tentante au sens où il serait intéressant de voir comment il a transformé les créations d autres écrivains concernant un sujet similaire. Mais par qui et comment a-t-il été inspiré? Quelle est son originalité? La Recherche, qualifiée de «palimpseste 9» par Gérard Genette ou 6 Lettre de Madame Proust à Marcel [8 juin? 1890], Correspondance de Marcel Proust, éd. cit., t. I, 1970, p Proust, lettre à Lucien Daudet [le 23 ou le 24 août 1897], Correspondance de Marcel Proust, éd. cit., t. II, 1976, p Céleste Albaret, Monsieur Proust, souvenirs recueillis par Georges Belmont, Paris, Robert Laffont, coll. «vécu», 1973, p Voir Gérard Genette, «Proust palimpseste», Figure I, Paris, Éditions du Seuil, 1966.

4 4 «mémoire de la littérature 10» par Antoine Compagnon, comporte assurément une richesse immense, ne serait-ce que dans le seul personnage de Françoise ou dans l image de l amour maternel s abaissant à la façon d une «servante». Les chercheurs tels que Mireille Naturel, Annick Bouillaguet, Valéry Dupuy, et Matthieu Vernet semblent confirmer cette impression, en examinant toute une intertextualité qui, entre Proust et des auteurs comme Flaubert, Edmond et Jules de Goncourt, Anatole France ou Baudelaire, tourne autour de la figure de la servante. Mireille Naturel cherche la source littéraire de la figure de la servante proustienne dans Flaubert, en soulignant quelques ressemblances frappantes entre Félicie et Françoise 11. La thèse de Valéry Dupuy montre l intérêt commun de Proust et d Anatole France pour le langage paysan, langage attribué chez ces deux écrivains au personnage de la servante 12. Le travail d Annick Bouillaguet met en lumière l influence de Germinie Lacerteux dans la Recherche 13. Enfin, la thèse de Matthieu Vernet montre comment le poème de Baudelaire «La Servante au grand cœur» est transposé dans le personnage de la grand-mère de la Recherche 14. Or, au-delà des travaux cités, il faut tenir compte de ce qu affirme Antoine Compagnon : «La mémoire de la littérature dans À la recherche du temps perdu, c est cet incessant va-et-vient entre le haut et le bas, l ancien et le moderne, le pur et l impur, le scolaire et l intime, le sacré et le profane, le 10 Sur cette notion, voir Antoine Compagnon, «Proust, mémoire de la littérature», dans Proust, la mémoire et la littérature. Séminaire au Collège de France, sous la direction d Antoine Compagnon, textes réunis par Jean-Baptiste Amadieu, Paris, Odile Jacob, Mireille Naturel, Proust et Flaubert. Un secret d écriture, edition nouvelle et augmentée, Amsterdam: New York, Rodopi, 2007 [1999]. 12 Valéry Dupuy, Proust et Anatole France, thèse de Doctorat de 3 e Université de Paris IV, 2001, 2 vol. cycle, 13 Annick Bouillaguet, Proust et Goncourt. Le Pastiche du Journal dans Le Temps retrouvé, Paris, Lettres Modernes, Matthieu Vernet, thèse citée.

5 5 tragique et le burlesque 15». C est que les études portant jusqu ici sur l intertextualité sont certes riches, mais assez partielles quant au choix d auteurs. Ceux auxquels Proust a consacré des études, qu il a pastichés, qu il a explicitement cités sont favorisés. Mais ceux qui ne font l objet ni de sa critique, ni de son pastiche lui importent-ils moins? Peut-on rejeter un écrivain tel que Pierre Loti, sur lequel il écrit seulement quelques commentaires froids en faisant l éloge de Flaubert ou de Nerval, mais dont l œuvre a consolé Proust et sa mère lors de la mort de la grand-mère 16? Si Proust était un critique incontestablement lucide, il est vrai aussi qu il avait une grande prédilection pour les œuvres traitant du drame de la mère. Certaines de celles-ci, qu on ne saurait dire «basses» ou «impures», sont au moins négligées ou ont mal vieilli. Son éloge parfois démesuré allant à des auteurs ou des œuvres considérés aujourd hui comme secondaires ou simplement oubliés, peut-il s expliquer simplement par son ambition sociale, comme l avance par exemple un critique contemporain à propos de Paul Hervieu 17, pour la seule raison que Proust le classait parmi les relations «utiles» dans une lettre à sa mère 18? Du point de vue du drame de la mère que valorise Proust, point de vue indissociable de l importance accordée au personnage de la servante, se justifie le choix des écrivains que nous allons examiner sous cet angle, même s ils ne sont pas tous, aujourd hui, considérés comme étant de premier plan : Anatole France, Gustave Flaubert, John Ruskin, J.-K. Huysmans, Edmond et Jules de Goncourt, Paul Hervieu, Alphonse Daudet, Pierre Loti, Charles Baudelaire et Anna de 15 Antoine Compagnon, article cité, p Voir lettre de Madame Proust à Marcel [23 avril 1890], Correspondance de Marcel Proust, éd. cit., t. I, p , 17 Voir Jeanyves Guérin, «Paul Hervieu», dans Annick Bouillaguet et Brian G. Rogers(sous la direction de), Dictionnaire Marcel Proust, Paris, Honoré Champion, 2004, p Proust, lettre à sa mère [le lundi 9 mars 1903], Correspondance de Marcel Proust, éd. cit., t. III, 1977, p. 266,

6 6 Noailles. Notre corpus est choisi en fonction de leur influence supposée sur Proust, et c est pourquoi ni Émile Zola ni Octave Mirbeau ne figurent comme objets d analyse approfondie dans le cadre de notre étude, malgré l importance du thème de la servante dans leurs œuvres. Ce type d approche nous permettra de réexaminer le regard de Proust sur certaines figures de la littérature du XIXe siècle ou du tournant du siècle, regard qui transparaît rarement à la lecture de ses textes critiques, certes exceptionnellement lucides, mais ne recouvrant pas toujours les régions littéraires où sa sensibilité s est le plus enflammée. Aussi ce thème nous permettra-t-il d étudier des écrivains dont l influence sur Proust est méconnue, et de réévaluer des auteurs tels que Ruskin, dont l importance aux yeux de Proust a été abondamment étudiée, sans que les mentions concernant la servante aient retenu l attention. Notre thèse s articule en trois parties. La première cherche à déterminer l esthétique de Proust telle qu on peut l envisager à travers le personnage de la servante. Nous examinons tout d abord l intertextualité avec Anatole France, modèle principal de Bergotte, chez qui le langage de la servante évoque l image de paysages et d époques éloignées. Ensuite, nous étudions la correspondance et l œuvre de Gustave Flaubert, dans lesquelles la servante joue un rôle primordial, qui nous font nous interroger sur la question du lien entre la vie et la fiction. Puis, nous nous penchons sur l intérêt de Proust pour John Ruskin. La compassion de Ruskin pour les êtres humbles comme sa servante se reflète dans l œuvre de Proust qui entend relier l art et la vie quotidienne. Enfin, nous considérons les éléments religieux transposés sur le personnage de Françoise qui «offre un abrégé de la culture religieuse de Proust 19», en tenant compte de l intertextualité avec Huysmans, qui attribue dans La Cathédrale des rôles importants aux 19 Stéphane Chaudier, Proust et le langage religieux. La cathédrale profane, Paris, Honoré Champion, coll. «Recherches proustiennes», 2004, p. 55.

7 7 servantes. Dans la deuxième partie, il s agit d examiner la question du dévouement de la servante et de la mère, en nous intéressant d abord à l intertextualité avec les pièces de Goncourt, Paul Hervieu et Alphonse Daudet, en tenant compte non seulement des pièces écrites, mais aussi du contexte de la représentation, en insistant sur la vie de Réjane, actrice dont la passion maternelle et la mort héroïque ont inspiré des dramaturges à l époque. Puis c est le personnage de la grand-mère qui nous retient, et en particulier sa transformation en servante, au cours du roman qui en fait une véritable incarnation de l altruisme. Cela s éclaire par le biais d une comparaison avec l œuvre de Pierre Loti qui porte toujours un regard compassionnel sur les vieilles femmes, et aussi avec celle de Baudelaire qui manifeste cette même compassion mais de manière plus complexe. Cette thèse se conclut par une étude sur le personnage énigmatique de «la femme de chambre de la baronne Putbus», dont l image contradictoire, aux antipodes de celle de la servante icône du dévouement, suscite les rêveries fantasmées du désir du héros. L examen du texte préparatoire nous permet de voir l évolution de ce personnage, qui subit beaucoup de modifications avant de devenir une femme à la fois facile et inaccessible. L accent enfin est mis sur l intertextualité avec Anna de Noailles, qui partage avec Proust une même attirance pour la puissance ambiguë du charme de ce personnage, relation d écriture à écriture qui révèle la façon dont Proust tente de relier le réel et l idéal. Cette recherche, à la fois thématique et soucieuse de relever les traces de contamination des imaginaires et des styles, nous permet de mettre en lumière une «polychromie intertextuelle» de la Recherche. Les chapitres qui tentent de retrouver le coup de pinceau de Proust sur le thème en question à travers le dialogue entre Proust et l écrivain concerné fait apparaître le courant souterrain d une sensibilité commune à l égard de la servante, caractérisée par un regard sur la beauté de l être humble ou le dévouement maternel, regard qui est la condition même d un grand écrivain aux yeux de Proust.

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