TALKING POINTS Nouveau monde, nouveaux enjeux, nouvelle pensée Mario Draghi peut-il sauver l Europe? 26 octobre 2015, Paris
Talking Points Sommaire Nouveau monde, le fait de la semaine: La BCE annonce l extension de sa politique non conventionnelle Plus de questions que de réponses Nouveaux enjeux, la question de la semaine: Draghi peut-il sauver l Europe? La BCE va accentuer son programme d assouplissement quantitatif pour contrer la faiblesse de l inflation. La magie Draghi continue d opérer. Les marchés financiers ont salué une annonce qui revalorise le prix des actifs, facilite le crédit bancaire et dévalue l Euro. Nul ne doit cependant succomber à l illusion monétaire. Le problème de l Europe est d abord politique. Le pire serait que le succès du QE n incite à l immobilisme d élites politiques défiées par le résultat de nombreuses élections en Europe, y compris dans des pays qui ont conservé ou renoué avec un certain niveau de croissance économique. Ce n est pas la BCE qui sauvera l Europe, mais des gouvernements jouissant de la confiance de leur peuple. Philippe Tibi 2
La BCE accentue sa politique non conventionnelle Actualité Les marchés se sont envolés à la suite de la conférence de presse de Mario Draghi de jeudi dernier. Le président de la BCE a une nouvelle fois surpris les investisseurs en annonçant la baisse du taux de dépôt de la banque centrale. Depuis septembre 2014, les banques payaient un intérêt de 0,20% pour déposer leurs liquidités auprès de la BCE. Elles paieront encore plus cher. Une mesure destinée à inciter les banques à prêter et surtout à faire baisser l euro. Le marché pense aussi que la BCE augmentera, en taille et en durée, son programme actuel de création monétaire(1) (le «QE») Illustration Inflation dans la zone Euro Anticipations d inflation dans la zone Euro, selon les marchés (source Barclays) Le mandat de la BCE est de maintenir l inflation à un niveau «inférieur à, mais proche de 2%», selon l expression consacrée. L inflation baisse depuis juin et est devenue négative le mois dernier. Les anticipations d inflation demeurent bien en deçà du seuil de 2%, près de leur niveau d avant QE (mars 2015). C est le motif «légitime» de l annonce-surprise de la BCE. Conclusion Cette annonce de la BCE intervient dans le contexte d une actualité chargée pour les banques centrales. La Chine vient de baisser son taux directeur, après que la FED soit restée l arme au pied le mois dernier. Quatre questions méritent d être posées. Pourquoi une nouvelle politique? Quels effets secondaires? Quel rôle pour les gouvernements? Que faut-il surveiller maintenant? (1) La BCE achète chaque mois 60 Mds de titres, principalement des obligations d Etat. Un tel programme augmente la masse monétaire. Selon la théorie standard, les prix sont proportionnels à la masse monétaire. 3
Agir pour préserver la crédibilité de la BCE «Credibility of a central bank is measured by its ability to comply with its mandate» Mario Draghi Impact immédiat sur les marchés La baisse estivale des marchés reflète les doutes des opérateurs face aux tergiversations des autorités chinoises et de la FED. Pour la première fois, la Chine et la banque centrale des Etats-Unis ont semblé hésiter, voire remettre en cause des stratégies préalablement affirmées avec une une très grande conviction. La transition vers une économie recentrée sur les services est apparue menacée par la faiblesse de la croissance chinoise, tandis que des vues divergentes s exprimaient au sein de la FED sur la nécessité de remonter son taux directeur. La crédibilité de la FED n est plus un tabou. La BCE n a pas voulu courir ce risque. Son programme d assouplissement quantitatif (le «QE») était motivé par le risque de déflation. Après une remontée dans le premier semestre, conformément aux objectifs du QE, l inflation redevenait négative? La BCE a voulu agir et conforter sa crédibilité en démontrant qu elle demeurait ferme sur ses objectifs et son mandat. Il est pourtant certain que des voix se sont élevées au sein de la BCE contre le discours articulé par Mario Draghi jeudi dernier. Pour la Bundesbank, c est le laisser-aller monétaire qui remet en cause la crédibilité des banques centrales. Le Gouverneur a pu finalement faire adopter une politique «laxiste» car il respecte rigoureusement, à la lettre, les termes de son mandat. Il a même pu revenir sur ses propres déclarations de septembre 2014, lorsqu il fermait la porte à toute baisse ultérieure du taux de dépôt: «Now we are at the lower bound» La «magie» Draghi a continué de fonctionner, si l on en juge par le décrochement de l Euro pendant son discours et la baisse prononcée du taux de l obligation d Etat allemande à 2 ans. 4
Le bilan globalement positif du QE de la BCE La décision de la BCE peut surprendre. Les conditions monétaires et de financement avaient évolué positivement depuis l annonce du QE. Pour juger de l efficacité réelle de ce programme, il faut considérer les problèmes auxquels il était censé répondre. Taux d intérêt réel payés par les entreprises. Source CER (1) La zone Euro était confrontée depuis la crise de la dette souveraine à trois types de désordres nouveaux: 1. Des conditions de financement divergentes selon les Etats. Pour utiliser la novlangue financière, la transmission de la politique monétaire de la BCE était imparfaite. L industriel italien empruntait à un taux majoré de 3 à 5% en comparaison de son concurrent autrichien. Une situation particulièrement préjudiciable aux Etats déjà atteints par la crise de leur dette souveraine (Italie, Espagne, Portugal, Grèce). Une négation du rôle intégrateur de la BCE. 2. Des pressions déflationnistes, mesurées à la fois par une inflation négative et par la baisse des encours de crédits bancaires. Une situation insupportable pour les entreprises et un problème pour une BCE dont l objectif d inflation est «inférieur à, mais proche de 2%». 3. Un taux de change de l eurodollar élevé pour les économies les moins compétitives (typiquement 1,4$ pour 1 ). Un problème régulièrement dénoncé en France, pays habitué aux dévaluations compétitives, mais qui ne faisait l objet d aucun consensus politique en Europe. Croissance des encours de crédit bancaire dans la zone euro. Source BIS (2) (1) http://www.cer.org.uk/insights/eurozones-real-interest-rate-problem (2) http://www.bis.org/publ/qtrpdf/r_qt1309g.pdf 5
Le bilan globalement positif du QE de la BCE Plus de crédits en Italie À des taux moins élevés Comme dans le reste de l Eurozone Source FT Source Il Sole 24 ore La mise en place du QE visait officiellement à traiter les deux premiers problèmes: les conditions de crédit et l inflation. Le mandat de la BCE ne lui confère aucune autorité sur les taux de change. Prendre une décision monétaire sur ce motif aurait été un casus belli pour une Bundesbank hostile par principe à tout programme de création monétaire. Cela dit, les questions du change et de l inflation sont liées. Un euro fort réduit les prix des produits d importation. L affaiblissement de l euro était donc un objectif implicite du QE. Il est d ailleurs devenu une thématique courante des discours de Mario Draghi. Le QE est un succès pour ce qui concerne les conditions de crédit. Les taux ont baissé. Les spreads entre l Allemagne et les pays de la périphérie se sont considérablement réduits. Les crédits aux entreprises et aux ménages retrouvent une dynamique positive, y compris dans les pays de la périphérie. Le taux de change de l Euro est certes revenu au niveau connu lors du déclenchement effectif du QE (mars 2015), mais il est beaucoup plus bas que celui qui prévalait avant l annonce de discussions sur un possible programme d assouplissement quantitatif. (juin 2014). Seule l inflation demeure problématique, on l a vu. Un vrai sujet car elle se situe au cœur du mandat de la BCE. Juin 2014 taux de change Euro-Dollar 6
Des effets secondaires indésirables Nous avions cité dans le TP du 21 septembre les effets secondaires négatifs des politiques d assouplissement quantitatif. La création monétaire devrait être une thérapie de choc. Elle est devenue le traitement au long cours d une sévère maladie chronique. Si on se réfère au précédent américain, le QE peut être à l origine d une série de conséquences transposables en Europe. 1. L alimentation d une possible bulle du prix des actifs financiers et immobiliers. Formation de bulles Soutien abusif Volatilité excessive 2. La désactivation d un marché financier dont la raison d être est de donner les signaux de prix. Les banques centrales agissent en effet sur l ensemble de la courbe des taux, car elles fixent les taux directeurs à court terme et achètent massivement la dette souveraine à long terme tout en contrôlant les anticipations des investisseurs. Le QE pérennise ainsi un sentiment de «bail-out» garanti, Pourquoi se soucier des risques puisque les banques centrales sauvent les agents défaillants en «reflatant» les prix? 3. Un face à face délétère entre marchés et banques centrales qui nourrit une volatilité excessive. Les marchés observent les banques centrales qui observent les marchés avant de prendre une décision. Aucune banque centrale ne décrit les possibles scénarios de sortie de QE et de retour à la normalité (pente des taux rationnelle, rémunération de l épargne, fin de l usage des mega-fusions et des share buybacks comme substitut à l investissement industriel). 7
La plus belle banque centrale du monde Le QE était nécessaire Le Quantitative Easing était une politique nécessaire en 2009 aux Etats-Unis, face au chaos de l après- Lehman. Le monde était menacé de dépression majeure et il fut heureux que le gouverneur de la FED d alors ait consacré une partie de sa vie académique à l étude de la crise de 1929. Voir à cet égard l entretien donné par Ben Bernanke ce week-end au FT (1). Le QE était également nécessaire en Europe, et sa mise en place précoce aurait évité les aspects les plus choquants de la crise de la dette souveraine à partir de 2010. Cela dit, une politique strictement monétaire se borne à éviter un accident ou une crise de liquidité. Elle ne peut à elle seule rétablir la prospérité de l Occident. La monnaie ne crée pas de richesse, au contraire de l investissement et de l activité économique. Il ne faut pas céder à l illusion monétaire. Un malaise politique Une crise de l avenir La situation économique est très sérieuse, comme le montrent les références répétées à la «stagnation séculaire» aux Etats-Unis. Le malaise actuel dépasse cependant cette seule sphère. Le succès politique de candidats réputés marginaux dans des pays qui ont retrouvé ou conservé un certain niveau de croissance le démontre amplement. Sanders, Carson, Trump, Corbyn, Trudeau, Blocher et Kaczynski révèlent l insatisfaction de populations frustrées par le manque de perspectives ou révoltées contre des élites politiques qui ignorent leurs préoccupations. De ce point de vue, le succès du QE est un piège pour les gouvernements qui s estimeraient dispensés de procéder à l aggiornamento nécessaire. Il revient au politique de procéder à un Qualitative Easing, ayant pour objectif de traiter les problèmes qui alimentent une véritable Crise de l avenir: 1. Le déséquilibre des comptes sociaux qui enjoint aux jeunes générations de supporter une dette illégitime. Il s agit d un problème démographique doublé d une question politique. 2. Le squeeze des classes moyennes et de la jeunesse, une situation rendue encore plus aigue par une croissance anémique 3. La répression du capital productif et des investissements, pour de multiples raisons qui ne relèvent pas toutes de la fiscalité. Bien sûr, ce programme réclame des réformes structurelles. Mais au-delà des mesures techniques, le rôle du politique est d expliquer la réalité et de proposer une vision positive de l avenir. C est beaucoup demander à une Banque centrale que de jouer ce rôle. (1) http://www.ft.com/intl/cms/s/0/0c07ba88-7822-11e5-a95a-27d368e1ddf7.html 8