L explication, 4 Philosophie des sciences séance 8 M. Cozic
séance basée sur... D. Bonnay (2011), L explication in Barberousse & al., eds, Précis de Philosophie des Sciences, Paris: Vuibert
4. la théorie unificationniste de l explication
4.1. exposition de la théorie
théories unificationnistes de l explication: expliquer, c est rendre compte de manière unifiée d un ensemble de phénomènes Feigl (1970): unifier = ressaisir un maximum de faits et de régularités dans les termes d un minimum de concepts théoriques et d hypothèses première version proposée par Friedman (1974) ; la version canonique est celle de Kitcher (1989)
motivations historiques une partie des motivations pour l unificationnisme provient (d une interprétation) de l histoire des sciences exemple 1: la théorie newtonienne la théorie newtonienne permet d unifier - l étude des mouvements des corps à la surface de la Terre (cf. loi de la chute des corps de Galilée) - l étude des mouvements des planètes (cf. lois de Kepler) A partir d un petit ensemble de principes (3 lois fondamentales du mouvement + loi de la gravitation), la théorie newtonienne permet de rendre compte de phénomènes extrêmement variés
les lois de Kepler Johannès Kepler (1571-1630): l orbite des planètes autour du Soleil n est pas circulaire mais elliptique (première de ses trois lois) les 2 autres lois portent sur la vitesse de rotation des planètes
Galilée Galilée (1564-1642) contribua à l astronomie, mais aussi à la mécanique = science du mouvement des corps hypothèse aristotélicienne : les corps plus lourds tombent plus vite que les corps plus légers (pseudo?) expérience de la Tour de Pise: les corps en chute libre tombent à la même vitesse loi de la chute des corps: les corps en chute libre accélèrent uniformément i.e. ils gagnent la même vitesse dans le même intervalle de temps attention: il faut évidemment faire abstraction de la résistance de l air
la physique newtonienne les Principes Mathématiques de la Philosophie Naturelle (1686) d Isaac Newton (1643-1727) sont le point d orgue de la révolution scientifique deux ingrédients fondamentaux: (A) les trois lois du mouvement (B) la loi de la gravitation universelle
la physique newtonienne: les trois lois du mouvement (A) les trois lois du mouvement (1) principe d inertie Tout corps persévère dans l état de repos ou de mouvement uniforme en ligne droite dans lequel il se trouve, à moins que quelque force n agisse sur lui, et ne le contraigne à changer d état. (2) loi fondamentale de la dynamique Les changements qui arrivent dans le mouvement sont proportionnels à la force motrice, et se font dans la ligne droite dans laquelle cette force a été imprimée. (3) égalité de l action et de la réaction L action est toujours égale et opposée à la réaction ; c est-à-dire que, que les actions de deux corps l un sur l autre sont toujours égales, et dans des directions contraires.
la physique newtonienne: les trois lois du mouvement (A) les trois lois du mouvement dans la théorie standard: (1) principe d inertie si F = 0, alors a = 0 où F est l ensemble des forces qui s exercent sur le corps et a = 0 son accélération (le changement de sa vitesse) (2) loi fondamentale de la dynamique F = m a où m est la masse du corps (3) égalité de l action et de la réaction F A B = F B A
la physique newtonienne: la gravitation universelle force gravitationnelle F g : pour toute paire de corps 1, 2, ces deux corps s attirent proportionnellement à leurs masses, inversement proportionnellement au carré de la distance qui les sépare. La valeur de F g est alors F g = G (m 1 m 2 )/r 2 où r est la distance entre 1 et 2. F1 F2 m 1 m 2 F = F = 1 2 r m G _ 1 m 2 r 2
motivations historiques exemple 2: la théorie electromagnétique de Maxwell La théorie permet d unifier - la théorie des forces électriques - la théorie des forces magnétiques exemple 3: la physique contemporaine cherche à ramener à une seule 3 des 4 forces fondamentales (force électromagnétique, interaction faible, interaction forte)
les schémas argumentatifs un schéma argumentatif est un schéma d argument exemple: un schéma d argumentatif en mécanique newtonienne pour un corps unique en mouvement (i) suite de phrases schématiques (1) la force exercée sur α est β (2) l accélération de α est γ (3) force = masse accélération (4) (masse de α) γ = β (5) δ = θ
les schémas argumentatifs (1) la force exercée sur α est β ; (2) l accélération de α est γ ; (3) force = masse accélération ; (4) (masse de α) γ = β ; (5) δ = θ (ii) schéma de remplissage: - α instancié par un nom de l objet étudié - β fonction algébrique dénotant une fonction de coordonnées spatio-temporelles -γ fonction donnant l accélération - l instantiation de (5) donne la position du corps en fonction du temps (iii) classification des énoncés en hypothèses ((1)-(3)) et conclusions ((4)-(5))
les schémas explicatifs un argument est explicatif s il instancie un schéma d argument explicatif. qu est-ce qui fait qu un schéma d argument est explicatif? un schéma est explicatif s il appartient à la meilleure base possible de schémas argumentatifs pour systématiser l ensemble K des énoncés que nous acceptons un ensemble de schéma est une base pour K si ses instances sont acceptables par ceux qui acceptent K et si elles permettent de dériver les énoncés de K à partir d un sous-ensemble (propre) de K
les schémas explicatifs comment évaluer le pouvoir explicatif d une base? le pouvoir explicatif d une base est d autant plus grand que - elle contient un petit nombre de schémas argumentatifs différents - les schémas argumentatifs qu elle contient sont homogènes - les schémas sont rigoureux cette approche de l explication est holiste: le pouvoir explicatif d un argument n est pas une de ses propriétés intrinsèques mais dépend du fait qu il instancie (ou pas) un schéma d argument appartenant à la meilleure systématisation de nos croyances
4.2. discussion et application de la théorie
explication et compréhension Kitcher (1989, trad.fr. Bonnay) La science fait avancer notre compréhension de la nature en nous disant comment dériver les descriptions de nombreux phénomènes, en utilisant encore et toujours les mêmes schémas de dérivation, et, en nous montrant cela, elle nous apprend à réduire le nombre de types de faits que nous devons accepter comme ultimes (ou bruts).
explication et compréhension illustration: - avant Newton, il fallait accepter comme faits primitifs les lois de Kepler et de Galilée - avec Newton, nous comprenons mieux le monde parce qu il suffit désormais d accepter la mécanique newtonienne expliquer, c est donc réduire les faits primitifs
application comment analyser le contre-exemple 1 (l ombre de l Empire) au modèle DN? idée de base de la réponse: l unification engendre de l asymétrie application: il est plus économique d accepter des schémas qui expliquent les ombres par les hauteurs que des schémas qui expliquent des hauteurs par les ombres. Pourquoi? on peut expliquer la hauteur de la tour par un schéma par l histoire, qui dérive la hauteur de l histoire de la construction de la tour (et de ce qui lui arrive après la construction) il y a donc deux explications concurrentes de la hauteur de la tour. Mais le schéma par l histoire est plus général - il s applique aux objets qui n ont pas d ombres!
4.3. objection à la théorie
le traitement de l asymétrie de l explication objection 1: le traitement de l asymétrie par l unificationnisme n est pas convaincant la théorie unificationniste ne contient, pas plus que le modèle DN, de condition qui exige l asymétrie de l explication dans le cas de l ombre de l Empire, Kitcher dérive l asymétrie en faisant appel à d autres faits que ceux considérés (et au schéma d explication par l histoire ) Kitcher (1989)...le parce que de la causalité est toujours dérivé du parce que de l explication. En apprenant à parler de causes...nous incorporons les conceptions des générations précédentes concernant la structure de la nature, et ces conceptions découlent de leurs tentatives pour parvenir à rendre compte des phénomènes de manière unifiée.
le traitement de l asymétrie de l explication renversement de perspective par rapport aux théories causales de l explication: Kitcher semble suggérer que les jugements causaux sont enracinés dans des schémas explicatifs qui ont fait leur preuve (le schéma par l histoire) quelles raisons a-t-on de penser que nos jugements causaux dérivent de considérations sur l unification? il n est pas certain que la théorie unificationnisme ait les moyens de se défaire dans tous les cas du problème de l asymétrie
le traitement de l asymétrie de l explication exemple: un système physique clos dont les lois sont symétriques du point de vue temporel on peut utiliser le même schéma explicatif pour - expliquer l état du système en t 1 à partir de l état du système en t 0 < t 1 - expliquer l état du système en t 0 à partir de l état du système en t 1
les promesses sont-elles tenues? objection 2: l unificationnisme ne tient pas ses promesses la théorie unificationniste éclaire le lien entre explication et compréhension - pour autant que l unification participe à la compréhension mais cette analyse semble partielle: les systématisations les plus unifiée ne sont pas nécessairement celles qui aident le plus à comprendre analogie (Humphreys, 1993): deux axiomatisations différentes de la logique propositionnelle - l une qui tient en un axiome, complexe - l autre plus usuelle qui met en valeur les inférences associées aux différents connecteurs
les présupposés sont-ils légitimes? objection 3: la science ne fournit pas (et n a pas à fournir) une image du monde de plus en plus unifiée l idéal unificationniste de la science, et la vision du monde corrélative (gouverné par un petit nombre de lois fondamentales) a été remis en question récemment par des philosophes comme J. Dupré ou N. Cartwright