L explication, 4. Philosophie des sciences séance 8

Documents pareils
MATIE RE DU COURS DE PHYSIQUE

M6 MOMENT CINÉTIQUE D UN POINT MATÉRIEL

Introduction à la relativité générale

TS Physique Satellite à la recherche de sa planète Exercice résolu

SYSTEME DE PARTICULES. DYNAMIQUE DU SOLIDE (suite) Table des matières

PHYSIQUE Discipline fondamentale

Chapitre 9 : Applications des lois de Newton et Kepler à l'étude du mouvement des planètes et des satellites

POLY-PREPAS Centre de Préparation aux Concours Paramédicaux. - Section Audioprothésiste / stage i-prépa intensif -

NOTICE DOUBLE DIPLÔME

Chapitre 5. Le ressort. F ext. F ressort

La gravitation universelle

Il y a trois types principaux d analyse des résultats : l analyse descriptive, l analyse explicative et l analyse compréhensive.

Qu est-ce qu une problématique?

TP 03 B : Mesure d une vitesse par effet Doppler

Parcours Astronomie. Cher Terrien, bienvenue à la Cité des sciences et de l industrie! Voici tes missions :

L histoire de la Physique, d Aristote à nos jours: Evolution, Révolutions

Le second nuage : questions autour de la lumière

La révolution des satellites de Jupiter

L Évolution de la théorie d élasticité au XIX e siècle

MESURE DE LA MASSE DE LA TERRE

L humain et ses données, le «quantified self»

DM n o 8 TS Physique 10 (satellites) + Chimie 12 (catalyse) Exercice 1 Lancement d un satellite météorologique

Le temps Par Laure Abeille Debray et Robin Klajzyngier

LES LOIS PHYSIQUES APPLIQUÉES AUX DEUX-ROUES : 1. LA FORCE DE GUIDAGE

L énergie sous toutes ses formes : définitions

Probabilités et Statistiques. Feuille 2 : variables aléatoires discrètes

Le nouveau programme en quelques mots :

Notes sur le temps en physique (classique)

3 - Description et orbite d'un satellite d'observation

Pourquoi la nuit est-elle noire? Le paradoxe d Olbers et ses solutions

Exercices Alternatifs. Quelqu un aurait-il vu passer un polynôme?

Exercices Alternatifs. Quelqu un aurait-il vu passer un polynôme?

1 Première section: La construction générale

LES MODES D ADAPTATION ET DE COMPENSATION DU HANDICAP : Les personnes handicapées motrices à domicile (enquête HID 1999)

Chapitre 2. Eléments pour comprendre un énoncé

Une pseudo-science : 1. Pourquoi l astrologie n est pas une science reconnue?

Enseignement secondaire

Erratum de MÉCANIQUE, 6ème édition. Introduction Page xxi (milieu de page) G = 6, m 3 kg 1 s 2

FONDEMENTS MATHÉMATIQUES 12 E ANNÉE. Mathématiques financières

Chapitre 1 Cinématique du point matériel

Algorithmes pour la planification de mouvements en robotique non-holonome

Comparaison de fonctions Développements limités. Chapitre 10

Interaction milieux dilués rayonnement Travaux dirigés n 2. Résonance magnétique : approche classique

COTTAZ Céline DESVIGNES Emilie ANTHONIOZ-BLANC Clément VUILLERMET DIT DAVIGNON Nicolas. Quelle est la trajectoire de la Lune autour de la Terre?

Calculabilité Cours 3 : Problèmes non-calculables.

Compte rendu de l examen par le BSIF des coefficients du risque d assurance

L ANALYSE COUT-EFFICACITE

POLY-PREPAS Centre de Préparation aux Concours Paramédicaux. - Section Orthoptiste / stage i-prépa intensif -

I - Quelques propriétés des étoiles à neutrons

TEPZZ A_T EP A1 (19) (11) EP A1 (12) DEMANDE DE BREVET EUROPEEN. (51) Int Cl.: G07F 7/08 ( ) G06K 19/077 (2006.

INTRODUCTION A L ELECTRONIQUE NUMERIQUE ECHANTILLONNAGE ET QUANTIFICATION I. ARCHITECTURE DE L ELECRONIQUE NUMERIQUE

La Mesure du Temps. et Temps Solaire Moyen H m.

Systèmes et algorithmes répartis

Précision d un résultat et calculs d incertitudes

La construction du temps et de. Construction du temps et de l'espace au cycle 2, F. Pollard, CPC Bièvre-Valloire


La physique aujourd hui : objet, énigmes et défis

1 Complément sur la projection du nuage des individus

Justice et guerre sont-elles compatibles?

A - «Le nombre dans l art» (L œuvre d art et sa composition)

Formation Excel, Niveau initiation, module 1 DUREE DE LA FORMATION OBJECTIFS DE LA FORMATION

1. Une petite économie ouverte dans un monde de capitaux parfaitement mobiles

Cours de méthodes de scoring

Système formé de deux points

Intelligence Artificielle Planification

Le Soleil. Structure, données astronomiques, insolation.

Consolidation de fondamentaux

CALIBRES OMEGA CO-AXIAL DESCRIPTION ECHAPPEMENT CO-AXIAL REGLAGE OMEGA

TENDANCES CLÉS DU MARCHÉ JURIDIQUE

IFT3245. Simulation et modèles

Résolution d équations non linéaires

Panorama de l astronomie. 7. Spectroscopie et applications astrophysiques

Intervention au Colloque de Bruxelles du jeudi 31 octobre 2013 (Mallorie Trannois)

T500 DUAlTACH. JAQUET T500 DualTach Instrument de mesure et de surveillance équipé de 2 entrées fréquence TACHYMETRE 2 CANAUX

SEANCE 4 : MECANIQUE THEOREMES FONDAMENTAUX

Exercices de dénombrement

Table des matières. I Mise à niveau 11. Préface

LES APPAREILS A DEVIATION EN COURANT CONTINU ( LES APPREILS MAGNETOELECTRIQUES)

Formation à la C F D Computational Fluid Dynamics. Formation à la CFD, Ph Parnaudeau

Principe d un test statistique

Une dérivation du paradigme de réécriture de multiensembles pour l'architecture de processeur graphique GPU

Les écoles professionnelles offrent aux personnes en formation les cours remplissant les objectifs évaluateurs suivants :

Avis sur la 1 ère révision du schéma d'aménagement et de gestion des eaux «Nappes profondes de Gironde»

G.P. DNS02 Septembre Réfraction...1 I.Préliminaires...1 II.Première partie...1 III.Deuxième partie...3. Réfraction

Politique de gestion des risques

Comment se servir de cet ouvrage? Chaque chapitre présente une étape de la méthodologie

Examen optimisation Centrale Marseille (2008) et SupGalilee (2008)

Pascal Engel. Si l une des marques de l époque moderne a été le désenchantement. vis à vis des valeurs, et en particulier vis à vis des valeurs de la

L ENERGIE CORRECTION

Un contrôle citoyen avec les entreprises

TOUT CE QUE VOUS AVEZ VOULU SAVOIR SUR MERCURE

Lean management et conditions de travail!

Tableaux de bord de gestion du risque Rapport d audit permanent

TD 9 Problème à deux corps

Problématique / Problématiser / Problématisation / Problème

Calculs de probabilités

Introduction a l'algorithmique des objets partages. Robert Cori. Antoine Petit. Lifac, ENS Cachan, Cachan Cedex. Resume

«Une bonne thèse répond à une question très précise!» : comment l enseigner?

13 Quelle est l église du Nouveau Testament?

Compétence 3-1 S EXPRIMER A L ECRIT Fiche professeur

Transcription:

L explication, 4 Philosophie des sciences séance 8 M. Cozic

séance basée sur... D. Bonnay (2011), L explication in Barberousse & al., eds, Précis de Philosophie des Sciences, Paris: Vuibert

4. la théorie unificationniste de l explication

4.1. exposition de la théorie

théories unificationnistes de l explication: expliquer, c est rendre compte de manière unifiée d un ensemble de phénomènes Feigl (1970): unifier = ressaisir un maximum de faits et de régularités dans les termes d un minimum de concepts théoriques et d hypothèses première version proposée par Friedman (1974) ; la version canonique est celle de Kitcher (1989)

motivations historiques une partie des motivations pour l unificationnisme provient (d une interprétation) de l histoire des sciences exemple 1: la théorie newtonienne la théorie newtonienne permet d unifier - l étude des mouvements des corps à la surface de la Terre (cf. loi de la chute des corps de Galilée) - l étude des mouvements des planètes (cf. lois de Kepler) A partir d un petit ensemble de principes (3 lois fondamentales du mouvement + loi de la gravitation), la théorie newtonienne permet de rendre compte de phénomènes extrêmement variés

les lois de Kepler Johannès Kepler (1571-1630): l orbite des planètes autour du Soleil n est pas circulaire mais elliptique (première de ses trois lois) les 2 autres lois portent sur la vitesse de rotation des planètes

Galilée Galilée (1564-1642) contribua à l astronomie, mais aussi à la mécanique = science du mouvement des corps hypothèse aristotélicienne : les corps plus lourds tombent plus vite que les corps plus légers (pseudo?) expérience de la Tour de Pise: les corps en chute libre tombent à la même vitesse loi de la chute des corps: les corps en chute libre accélèrent uniformément i.e. ils gagnent la même vitesse dans le même intervalle de temps attention: il faut évidemment faire abstraction de la résistance de l air

la physique newtonienne les Principes Mathématiques de la Philosophie Naturelle (1686) d Isaac Newton (1643-1727) sont le point d orgue de la révolution scientifique deux ingrédients fondamentaux: (A) les trois lois du mouvement (B) la loi de la gravitation universelle

la physique newtonienne: les trois lois du mouvement (A) les trois lois du mouvement (1) principe d inertie Tout corps persévère dans l état de repos ou de mouvement uniforme en ligne droite dans lequel il se trouve, à moins que quelque force n agisse sur lui, et ne le contraigne à changer d état. (2) loi fondamentale de la dynamique Les changements qui arrivent dans le mouvement sont proportionnels à la force motrice, et se font dans la ligne droite dans laquelle cette force a été imprimée. (3) égalité de l action et de la réaction L action est toujours égale et opposée à la réaction ; c est-à-dire que, que les actions de deux corps l un sur l autre sont toujours égales, et dans des directions contraires.

la physique newtonienne: les trois lois du mouvement (A) les trois lois du mouvement dans la théorie standard: (1) principe d inertie si F = 0, alors a = 0 où F est l ensemble des forces qui s exercent sur le corps et a = 0 son accélération (le changement de sa vitesse) (2) loi fondamentale de la dynamique F = m a où m est la masse du corps (3) égalité de l action et de la réaction F A B = F B A

la physique newtonienne: la gravitation universelle force gravitationnelle F g : pour toute paire de corps 1, 2, ces deux corps s attirent proportionnellement à leurs masses, inversement proportionnellement au carré de la distance qui les sépare. La valeur de F g est alors F g = G (m 1 m 2 )/r 2 où r est la distance entre 1 et 2. F1 F2 m 1 m 2 F = F = 1 2 r m G _ 1 m 2 r 2

motivations historiques exemple 2: la théorie electromagnétique de Maxwell La théorie permet d unifier - la théorie des forces électriques - la théorie des forces magnétiques exemple 3: la physique contemporaine cherche à ramener à une seule 3 des 4 forces fondamentales (force électromagnétique, interaction faible, interaction forte)

les schémas argumentatifs un schéma argumentatif est un schéma d argument exemple: un schéma d argumentatif en mécanique newtonienne pour un corps unique en mouvement (i) suite de phrases schématiques (1) la force exercée sur α est β (2) l accélération de α est γ (3) force = masse accélération (4) (masse de α) γ = β (5) δ = θ

les schémas argumentatifs (1) la force exercée sur α est β ; (2) l accélération de α est γ ; (3) force = masse accélération ; (4) (masse de α) γ = β ; (5) δ = θ (ii) schéma de remplissage: - α instancié par un nom de l objet étudié - β fonction algébrique dénotant une fonction de coordonnées spatio-temporelles -γ fonction donnant l accélération - l instantiation de (5) donne la position du corps en fonction du temps (iii) classification des énoncés en hypothèses ((1)-(3)) et conclusions ((4)-(5))

les schémas explicatifs un argument est explicatif s il instancie un schéma d argument explicatif. qu est-ce qui fait qu un schéma d argument est explicatif? un schéma est explicatif s il appartient à la meilleure base possible de schémas argumentatifs pour systématiser l ensemble K des énoncés que nous acceptons un ensemble de schéma est une base pour K si ses instances sont acceptables par ceux qui acceptent K et si elles permettent de dériver les énoncés de K à partir d un sous-ensemble (propre) de K

les schémas explicatifs comment évaluer le pouvoir explicatif d une base? le pouvoir explicatif d une base est d autant plus grand que - elle contient un petit nombre de schémas argumentatifs différents - les schémas argumentatifs qu elle contient sont homogènes - les schémas sont rigoureux cette approche de l explication est holiste: le pouvoir explicatif d un argument n est pas une de ses propriétés intrinsèques mais dépend du fait qu il instancie (ou pas) un schéma d argument appartenant à la meilleure systématisation de nos croyances

4.2. discussion et application de la théorie

explication et compréhension Kitcher (1989, trad.fr. Bonnay) La science fait avancer notre compréhension de la nature en nous disant comment dériver les descriptions de nombreux phénomènes, en utilisant encore et toujours les mêmes schémas de dérivation, et, en nous montrant cela, elle nous apprend à réduire le nombre de types de faits que nous devons accepter comme ultimes (ou bruts).

explication et compréhension illustration: - avant Newton, il fallait accepter comme faits primitifs les lois de Kepler et de Galilée - avec Newton, nous comprenons mieux le monde parce qu il suffit désormais d accepter la mécanique newtonienne expliquer, c est donc réduire les faits primitifs

application comment analyser le contre-exemple 1 (l ombre de l Empire) au modèle DN? idée de base de la réponse: l unification engendre de l asymétrie application: il est plus économique d accepter des schémas qui expliquent les ombres par les hauteurs que des schémas qui expliquent des hauteurs par les ombres. Pourquoi? on peut expliquer la hauteur de la tour par un schéma par l histoire, qui dérive la hauteur de l histoire de la construction de la tour (et de ce qui lui arrive après la construction) il y a donc deux explications concurrentes de la hauteur de la tour. Mais le schéma par l histoire est plus général - il s applique aux objets qui n ont pas d ombres!

4.3. objection à la théorie

le traitement de l asymétrie de l explication objection 1: le traitement de l asymétrie par l unificationnisme n est pas convaincant la théorie unificationniste ne contient, pas plus que le modèle DN, de condition qui exige l asymétrie de l explication dans le cas de l ombre de l Empire, Kitcher dérive l asymétrie en faisant appel à d autres faits que ceux considérés (et au schéma d explication par l histoire ) Kitcher (1989)...le parce que de la causalité est toujours dérivé du parce que de l explication. En apprenant à parler de causes...nous incorporons les conceptions des générations précédentes concernant la structure de la nature, et ces conceptions découlent de leurs tentatives pour parvenir à rendre compte des phénomènes de manière unifiée.

le traitement de l asymétrie de l explication renversement de perspective par rapport aux théories causales de l explication: Kitcher semble suggérer que les jugements causaux sont enracinés dans des schémas explicatifs qui ont fait leur preuve (le schéma par l histoire) quelles raisons a-t-on de penser que nos jugements causaux dérivent de considérations sur l unification? il n est pas certain que la théorie unificationnisme ait les moyens de se défaire dans tous les cas du problème de l asymétrie

le traitement de l asymétrie de l explication exemple: un système physique clos dont les lois sont symétriques du point de vue temporel on peut utiliser le même schéma explicatif pour - expliquer l état du système en t 1 à partir de l état du système en t 0 < t 1 - expliquer l état du système en t 0 à partir de l état du système en t 1

les promesses sont-elles tenues? objection 2: l unificationnisme ne tient pas ses promesses la théorie unificationniste éclaire le lien entre explication et compréhension - pour autant que l unification participe à la compréhension mais cette analyse semble partielle: les systématisations les plus unifiée ne sont pas nécessairement celles qui aident le plus à comprendre analogie (Humphreys, 1993): deux axiomatisations différentes de la logique propositionnelle - l une qui tient en un axiome, complexe - l autre plus usuelle qui met en valeur les inférences associées aux différents connecteurs

les présupposés sont-ils légitimes? objection 3: la science ne fournit pas (et n a pas à fournir) une image du monde de plus en plus unifiée l idéal unificationniste de la science, et la vision du monde corrélative (gouverné par un petit nombre de lois fondamentales) a été remis en question récemment par des philosophes comme J. Dupré ou N. Cartwright