Les quarts de 12 heures dans les hôpitaux : un impact sur la qualité de vie au travail des infirmières? Catherine Hupé, inf., B. Sc., finissante M. Sc., UQAR Guy Bélanger, inf., Ph.D., professeur, UQAR En Amérique du Nord, l époque durant laquelle les horaires de travail des infirmières se composaient exclusivement de quarts de 8 heures étalés sur trois périodes de la journée cède place, depuis les années 1980, à l essor d horaires flexibles par quarts prolongés à 12 heures consécutives (Witkoski Stimpfel, 2011). Les quarts de 12 heures caractérisent le travail de la majorité des infirmières américaines (entre 52 % et 69 %) (Witkoski Stimpfel, 2011) et de 41 % de leurs consœurs canadiennes en milieux hospitaliers (Shields et Wilkins, 2006). Le recours exponentiel à l organisation des horaires des infirmières par quarts de 12 heures s explique par la présente pénurie de personnel en santé qui prévoit s exacerber pour atteindre un déficit de 60 000 infirmières canadiennes en l an 2022 (Tomblin Murphy et al., 2009). Au Québec, les demandes accrues d une population vieillissante dans l adéquation des services de santé forcent une hausse de la productivité, de la charge de travail et de la complexité des tâches des infirmières (Clarke et Brooks, 2010 ; Shields et Wilkins, 2006). Un rapport de la Fédération canadienne des syndicats d infirmières et infirmiers (2011) révélait que les infirmières du secteur public ont effectué 20 627 800 heures supplémentaires en 2010, soit l équivalent de 11 400 emplois et pour une facture de 891 millions de dollars par année. Les taux les plus élevés d heures supplémentaires au pays chez le personnel infirmier sont constatés dans la province de Québec (Gormanns et al., 2011). Les gestionnaires éprouvent de fortes préoccupations devant l évidence que les horaires de travail contraignants et une pauvre qualité de vie au travail favorisent le stress et l épuisement professionnel, affectent négativement la rétention et l attraction dans les organisations et contribuent à la détérioration des résultats de soins constatés chez la clientèle (Dupuis et al., 2009 ; Ministère de la Santé et des Services sociaux,
2010 ; Estryn-Béhar et Van der Geijden, 2012). C est donc dans l'obligation de prendre les moyens raisonnables pour préserver l intégrité de la main d œuvre et la continuité des services à la population que les gestionnaires entreprennent des solutions comme celle d aménager les horaires par quarts de 12 heures. Cette pratique de gestion est toutefois instituée sans que les perceptions des infirmières n aient préalablement été examinées en ce qui a trait à leur qualité de vie au travail. La revue des écrits sur le sujet À travers le monde, les écrits scientifiques font foi d un enthousiasme grandissant pour l aménagement des horaires de travail des infirmières par quarts de 12 heures. Parmi les effets positifs des quarts de 12 heures, on dénote la perception d une plus grande flexibilité de l horaire, davantage de congés et de temps en famille et une réduction des inconvénients liés aux déplacements (Estryn-Béhar et Van der Geijden, 2012 ; McGrettick et O Neill, 2006). Cependant, il semble que deux écoles de pensées totalement opposées se confrontent : l une axée sur les effets positifs de l augmentation de la durée des quarts de travail et l autre mettant davantage en lumière les facteurs de risque qui y sont associés. Ces désavantages comprennent une détérioration du travail d équipe ainsi que des risques accrus d erreurs et de blessures par aiguilles (Lockley et al., 2007; Estryn-Béhar et Van der Geijden, 2012). La recension des écrits publiés sur le sujet depuis l an 2000 permet de dégager que de nombreux facteurs personnels et organisationnels tendent à faire varier le sens et l importance des effets des quarts de 12 heures, limitant ainsi la généralisation des résultats. Ces facteurs, comprenant notamment l âge de l infirmière, le fait d avoir des enfants et/ou un conjoint, la poursuite concomitante d études à temps partiel, l addition d heures supplémentaires et la possibilité de choisir son horaire, ont été globalement ignorés par la recherche internationale. De plus, les études recensées, exclusivement conduites en Europe, aux États-Unis ou en Australie, s intéressent
souvent aux effets organisationnels des quarts de 12 heures plutôt qu à l expérience personnelle et subjective des employés qui subissent directement la réorganisation. Ces constats justifient la pertinence d une étude québécoise qui tiendrait compte particulièrement des effets d un ensemble de caractéristiques reconnues comme ayant un effet sur les perceptions de la qualité de vie au travail des infirmières dont les horaires se composent de quarts de 12 heures dans les hôpitaux. Le projet de recherche À l occasion de sa maîtrise en sciences infirmières à l UQAR, sous la direction de Guy Bélanger, Ph.D., la première auteure a mis sur pied un projet dont l objectif premier consistait à comparer les perceptions de la qualité de vie au travail entre les infirmières qui travaillent selon un système d horaire par quarts de 12 heures et de 8 heures en centres hospitaliers du Québec. En relation avec les ambiguïtés signalées lors de la recension des écrits, un second objectif visait à déterminer en quoi les caractéristiques sociodémographiques et du travail influencent les perceptions de ces infirmières. Cette étude descriptive comparative s appuie sur l intégration de deux cadres de référence empruntés du domaine de la gestion et de la psychologie, soit le modèle Psycho-socio-organisationnel de la santé mentale au travail (Brun et al., 2003) et l approche des systèmes de contrôle (Dupuis et al., 2009). Entre janvier et mars 2013, un nombre de 73 infirmières sélectionnées aléatoirement en provenance de milieux hospitaliers urbains et ruraux du Québec ont répondu à un questionnaire préliminaire sur leurs caractéristiques ainsi qu à l Inventaire systémique de la qualité de vie au travail (ISQVT) (Dupuis et al., 2009). Le dernier questionnaire, conçu et validé au Québec, se compose de 34 questions informatisées et imagées par lesquelles un score global de qualité de vie au travail est comptabilisé. Lorsque ce score s abaisse au-dessous d un seuil problématique, c est-à-dire sous le 25 e centile par rapport à des mesures auprès de 3 000 travailleurs, l infirmière dispose alors
d une faible qualité de vie au travail et peut risquer de souffrir d épuisement professionnel et/ou de détresse psychologique (Dupuis et al., 2009). Les comparaisons de la présente étude, effectuées sur le score global ainsi que sur l ensemble des items, ont été possibles par l entremise de tests statistiques tels que le test de Mann Whitney, le Khi 2, puis des tableaux de corrélations ont été élaborés à l aide du coefficient Rho de Spearman. Ces analyses, effectuées en collaboration avec le professeur Gilles Dupuis, Ph.D., directeur scientifique (CLIPP) et concepteur de l ISQVT, ont fait l objet d une interprétation dont les conclusions seront publiées au courant de l année 2013. Il apparaît d ores et déjà que les infirmières québécoises bénéficient d une qualité de vie au travail inquiétante alors que plus de la moitié des répondantes du groupe des 8 heures (53 %) a obtenu un score global sous le seuil critique du 25 e centile. Ce pourcentage s abaisse à 33 % pour le groupe d infirmières travaillant par quarts de 12 heures ; ces dernières, qui bénéficient de davantage de jours de congé consécutifs et prennent leurs pauses et repas au travail de manière plus régulière, ont une perception plus favorable de certains aspects de la vie au travail par rapport à leurs collègues par quarts de 8 heures. Cette étude suscitera nécessairement des questionnements tant auprès de l organisation, qui est appelée à réagir au présent contexte de pénurie, que chez le personnel infirmier aujourd hui de plus en plus impliqué dans les décisions de gestion qui le concerne. Références Brun, J.P., C. Biron, J. Martel et H. Ivers (2003). Évaluation de la santé mentale au travail: une analyse des pratiques de gestion des ressources humaines. Montréal : Bibliothèque nationale du Québec. Clarke, P.N. et B. Brooks (2010). Quality of nursing worklife: Conceptual clarity for the future. Nursing Science Quarterly, 23(4), 301-305. Dupuis, G., J.P. Martel, C. Voirol, L. Bibeau et N. Hébert-Bonneville (2009). La qualité de vie au travail. Bilan des connaissances. L'inventaire systémique de qualité de vie au travail (ISQVT). Montréal : Centre de liaison sur l'intervention et la prévention psychosociales. Estryn-Béhar, M. et B. Van der Geijden, NEXT Study Group (2012). Effects of extended work shifts on employee fatigue, health, satisfaction, work/family balance and patient safety, Work, 41, 4283-4290.
Gormanns, N., M. Lasota, M. McCracken et D. Zitikyte (2011). Faits en bref : absentéisme et heures supplémentaires. Ottawa : Fédération canadienne des syndicats d infirmières et infirmiers. Lockley, S.W., L.K. Barger, N.T. Ayas, J.M. Rothschild, C.A. Czeisler, C.P. Landrigan et Harvard Work Hours & Health and Safety Group (2007). Effects of health care provider work hours and sleep deprivation on safety and performance. Jt Comm J Qual Patient Saf., 33(11), 7-18. McGrettick, K.S. et M.A. O Neill (2006). Critical nurses perceptions of 12-h shifts, Nursing Critical Care, 11(4), 188-197. Ministère de la Famille et des Aînés et Ministère de la Santé et des Services sociaux (2012). Vieillir et vivre ensemble. Chez soi, dans sa communauté, au Québec. [Brochure]. Québec : Gouvernement du Québec. Ministère de la Santé et des Services sociaux (2010). Plan stratégique 2010-2015 du Ministère de la Santé et des Services sociaux. [Brochure]. Québec : Gouvernement du Québec. Shields, M. et J. Wilkins (2006). Enquête nationale sur le travail et la santé du personnel infirmier de 2005, résultats. Ottawa : Santé Canada et Institut canadien d information sur la santé. Tomblin Murphy, G.T., S. Birch, R. Alder, A. MacKenzie, L. Lethbridge, L. Little et A. Cook (2009). Tested Solutions for Eliminating Canada s Registered Nurse Shortage. Ottawa : Canadian Nurses Association. Witkoski Stimpfel, A. (2011). The impact of hospital staff nurse shift length on nurse and patient outcomes (Thèse de doctorat inédite). University of Pennsylvania. Wooten, N. (2000). Evaluation of 12 hour shifts on a cardiology nursing development unit. British Journal of Nursing, 9(20), 2169-2174.