Conventionnement sélectif, efficacité économique et inégalités de santé

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Transcription:

Conventionnement sélectif, efficacité économique et inégalités de santé Philippe Abecassis, Nathalie Coutinet, Ariane Ghirardello (CEPN- U- Paris 13) Nouveaux enjeux de l'assurance complémentaire en Europe, le 13 juin 2014

Le contexte Depuis le milieu des années 1990, la stratégie des OCAM est de développer une offre de soins par contractualisation avec des offreurs, d abord les pharmacies puis les opticiens, les dentistes et les prothésistes ainsi que des hôpitaux. Cette démarche a abouti à la constitution de grandes plateformes de santé (regroupant des milliers de professionnels et accessibles à des millions d assurés). Le développement de ces plateformes s est fait dans un contexte d évolution des pathologies (augmentation de certaines pathologies comme l optique) et d amélioration des techniques associée à des hausses des coûts (par exemple en chirurgie réfractaire ou en prothèses dentaires).

Deux illustrations étrangères Ces évolutions ne sont pas spécifiques à la France, elles ont été observées dans d autres pays. Certains systèmes sont allés plus loin dans la contractualisation. Aux Pays-Bas, depuis 2006, les pouvoirs publics définissent un panier minimal de soins médicaux, interdisent la sélection des risques mais laissent à chaque assureur la liberté de déterminer ensuite le montant des primes d assurance correspondant à chaque niveau de couverture. Les assureurs sont libres de négocier directement et individuellement avec chaque prestataire afin d obtenir des prix inférieurs aux tarifs conventionnés. Aux Etats-Unis, depuis longtemps, les HMO (health maintenance organizations) négocient avec les offreurs de soins. L adhérent s engage à ne consulter que les offreurs de soins conventionnés par l HMO (médecins, hôpitaux, soins secondaires). Le système est très concurrentiel et la sélection des risques est possible (selon les Etats).

Etat des inégalités face aux soins Larges inégalités sociales : de santé, les indicateurs utilisés : santé perçue, maladies, handicap ou risque de décès. de recours aux soins (spécialistes, prévention..) malgré l effet amortisseur de la CMU et CMUc (fort sur l accès au soins des MG). Déterminants des inégalités de recours aux soins : Barrières informationnelles, Barrières financières Rôle important joué par le coût direct des soins (RAC), forte avec les inégalités dans la possession d assurance maladie complémentaire l analyse économique des déterminants de la couverture complémentaire suggère que les barrières financières restent la principale explication (Saliba et Ventelou, 2007 ; Grignon et Kambia-Chopin, 2009 ; Jusot et al., 2011).

Pourquoi le conventionnement? Le désengagement de l Etat survenu au cours des années 1990 a eu comme conséquence une modification de la nature de certains biens de santé : Ceux-ci longtemps considérés comme des biens tutélaires (à ce titre pris en charge par l Etat) ont alors, en n étant plus régulés par l Etat, perdu cette caractéristique. Ils sont alors considérés comme des biens privés non tutélaires sans pour autant disposer d une régulation alternative. La contractualisation constitue un mode de régulation privilégié par les OCAM chargés du financement de ces biens. Cette contractualisation s accélère au moyen du conventionnement sélectif.

Problématique et Plan Face à l émergence de ce conventionnement sélectif, trois interrogations : 1. Quelle analyse économique peut-on en faire? 2. Quel est son impact sur l efficacité du système de soins? 3. Particulièrement en terme d équité et d égalité d accès aux soins?

Deux lectures théoriques (1) 1. La théorie des Clubs La «dé-tutélarisation» de ces biens de santé pose un problème de régulation. Aucun mode de régulation n a émergé naturellement. La régulation marchande s est révélée difficile car les patients ne paient généralement pas directement les soins et les OCAM sont des «payeurs aveugles». Le contrôle des prix est alors impossible Le conventionnement sélectif permet de créer des «clubs» limitant l accès à ceux qui sont disposés à payer. L approche par la théorie des clubs s inscrit dans une approche d équilibre général. Elle conforte l idée selon laquelle le conventionnement sélectif serait «naturellement» efficace.

Santé publique Panier de soins Biens tutélaires Contrats responsables (mutualité professionnelle, centres de soins mutualistes), contrats souscris dans le cadre de l ANI. Pas de marché, régulation de l offre et de la demande par l administration publique Pas de marché, régulation de l offre et de la demande par l administration publique Biens privés Désengagement de l État (réduction du panier de soins) Biens de club Optique, prothèses dentaires, prothèses auditives, hospitalisation (hors paniers de soins), médicaments non remboursés. Pas de régulation du marché car la demande (patients et OCAM) ne dépend pas du prix Conventionnement sélectif Construction du marché par la régulation de l offre (conventionnement) et de la demande (contrats d assurance) Hospitalisation privée, assurance privée complémentaire et supplémentaire (contrats d accès aux soins, plateformes de santé). Biens non tutélaires

Deux lectures théoriques (2) 2. La théorie des coûts de transaction La création des plateformes de santé peut être analysée comme un moyen de réduire les coûts de transaction. La transaction entre patients et offreurs de soins implique des actifs spécifiques dans la mesure où la transaction n est pas anonyme et instantanée. Il se crée un lien de dépendance personnel et durable entre les parties. Par ailleurs, ces transactions sont fréquentes et incertaines (difficile d évaluer le niveau de qualité) laissant place à des comportements opportunistes. Tant que ces biens étaient considérés comme tutélaires, la coordination hiérarchique régulait, même imparfaitement, les transactions. Dans le cas de biens privés, de biens «de-tutélarisés», ni le marché ni la hiérarchie ne sont efficaces. Le recours à des formes hybrides est privilégié. Le conventionnement sélectif est une forme hybride qui permet de lutter contre les comportements opportunistes (surtout des offreurs).

Ces deux lectures théoriques mettent en avant l efficacité allocative du conventionnement sélectif. Buchanan a montré (1965) que l on peut obtenir une allocation optimale (un équilibre général) avec des biens clubs. La TCT montre comment les agents sélectionnent la meilleure forme organisationnelle compte tenu des caractéristiques de la transaction. On retrouve ici les arguments des OCAM : L augmentation des volumes traités nécessite de mieux maîtriser les coûts tout en contrôlant/améliorant la qualité des prestations (impossible de conserver un paiement à l aveugle). L efficacité des mécanismes de péréquation des risques (mécanismes ayant pour but d empêcher les OCAM de profiter de la sélection des risques) obligent les OCAM, pour maintenir leurs profits : À réduire leurs coûts (contrôle de l offre de soins) À trouver des moyens de contrôler les risques (modulation des prestations)

La réalisation des plateformes a été : facilitée par le mouvement de concentration des OCAM (en particulier des mutuelles). Ces dernières années ont été marquées par un vaste mouvement de concentration permettant aux OCAM de toute nature de se rapprocher sous des modalités diverses (Union de mutuelles 45, Union de groupe mutualiste, Société de groupe d assurance mutuelle, Union mutualiste de groupe etc...). De taille plus importante, les OCAM s adressent à un nombre plus grand d assurés justifiant la création de plateforme. rendue nécessaire l augmentation de la concurrence due à la concentration associée au désengagement de l AMO. Celle-ci a incité les acteurs à développer de nouveaux produits parmi lesquels se trouve le développement de l offre de soins via les plateformes de santé.

De l efficacité à l équité Le nouveau mode de régulation qui conduit à la transformation de biens tutélaires en biens clubs ne pose pas uniquement des questions d efficacité. La santé est considérée comme un «bien premier naturel» (Rawls ; 1971). Il convient donc de maximiser l accès aux soins des plus défavorisés. Quel impact de la réforme? Est-ce que la moins grande liberté des patients (de choisir les prestataires) sera compensée par une plus grande égalité (la baisse des prix permettant de consommer mieux et de démocratiser l accès au soin)?

Les points aveugles Aucune amélioration pour les personnes qui ne sont pas couvertes par la complémentaire (6% de la population totale ; 24 % chez la population migrante en situation régulière) Peu de changement pour ceux qui sont protégés par l Etat via la CMUC = la santé reste un bien tutélaire pour certains Risque : quel sera le pouvoir de négociation des prix de l Etat? Les bénéficiaires de la CMU-C constituent par définition une clientèle moins solvable que les praticiens n auront pas nécessairement intérêt à capter car peu à même de dépenser en termes de dépense privée Les barrières à l entrée ne sont pas liées à la contractualisation mais aux coûts.

De la segmentation sur le marché du travail L accès à la complémentaire est largement lié à la situation sur le marché du travail et ceci va aller en s accroissant (ANI obligatoire à partir de Janvier 2016) Les individus ne sont pas tous sur un marché du travail unique, ils sont largement segmentés (Doeringer et Piore ; 1971). Sur le marché interne, les salariés ont accès à des emplois stables, moins pénibles, avec des bonnes rémunérations et de bonnes complémentaires santé. Sur le marché externe, les salariés sont soumis au chômage ou occupent des emplois précaires, avec des pénibilités élevées, des rémunérations faibles et des complémentaires moins couvrantes

à la segmentation sur le marché des soins Chaque patient, en fonction de sa complémentaire, sera contraint d aller chez certains fournisseurs de soins. Certains praticiens ne seront plus accessibles (ou alors à un coût prohibitif ) Ségrégation des patients (Schelling ; 1971): regroupement des patientèles dans une même plateforme sans possibilité de passage Au final, des patients (les membres du marché interne) auront accès à des complémentaires plus couvrantes, qui négocieront davantage les coûts avec des prestataires qui fourniront des biens de meilleure qualité / des patients (les membres du marché externe) auront accès à des complémentaires moins couvrantes, avec moins de possibilité de négociation des prix et des prestataires moins compétents Double peine en terme d'inégalité : segmentation + ségrégation ; marché du travail + marché des soins.