La stratégie d affrontement 1

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Chapitre 2 La stratégie d affrontement 1 Frédéric Le Roy 1 Depuis le début des années 1980, les rapports concurrentiels se sont profondément transformés. Aux marchés relativement stables des années de croissance, caractérisés par une concurrence «normale», se sont substitués des marchés beaucoup plus disputés, caractérisés par une concurrence «excessive», «prédatrice» ou «agressive» (Le Roy, 2002, 2003). Tout le monde n est pas d accord sur l attitude à adopter par rapport à cette évolution des marchés. Certains auteurs recommandent aux dirigeants de limiter les affrontements, en raison de la dégradation générale des marges qu ils produisent (Porter, 1982). D autres auteurs considèrent, que, dans un contexte «d hypercompétition», une entreprise doit être la première à provoquer l affrontement pour éviter d être elle-même la cible d une manœuvre agressive (D Aveni, 1995). 1. Ce chapitre est très proche d un article publié par le même auteur dans la Revue Française de Gestion en 2004 (n 148, p. 179-193). L auteur remercie la rédaction de la Revue Française de Gestion pour l autorisation qui lui a été donnée de le reprendre dans cet ouvrage. 21

RIVALISER AVEC LES CONCURRENTS Pour mieux comprendre ce concept d affrontement concurrentiel, nous commencerons, dans ce chapitre, par identifier les deux approches principales de la concurrence. Nous verrons que le concept d affrontement s inscrit dans la métaphore militaire. Cela nous amènera, dans un deuxième point, à approfondir la métaphore militaire pour définir l affrontement concurrentiel. Cela nous conduira à réfléchir, dans un troisième point, sur la façon dont l affrontement est géré par les managers. Cette nécessité d un management de l affrontement sera considérée d autant plus nécessaire, dans un quatrième point, qu il se révélera un phénomène global et complexe. Une illustration par l étude d un cas sera, enfin, développée en dernière partie. 1 Deux approches de la concurrence 2 De la métaphore militaire à l affrontement concurrentiel 3 Manager l affrontement concurrentiel 4 Une étude de cas 5 Une conception élargie du concept d affrontement concurrentiel 1 DEUX APPROCHES DE LA CONCURRENCE 22 La concurrence entre les entreprises est un objet d analyse depuis la naissance et la reconnaissance des sciences économiques comme discipline de recherche. Par suite, il n est pas envisageable de produire ici une synthèse de l ensemble des travaux consacrés à cette problématique. En, revanche, il est possible de scinder les recherches antérieures en deux grandes approches : l approche structurelle et l approche comportementale (Le Roy, 1999). Dans l approche structurelle, la concurrence est une relation entre des entreprises qui ne se connaissent pas. Il s agit d une relation asociale fondée sur la métaphore écologique. Les entreprises ont pour objectif de créer de la valeur pour leurs clients avec lesquels ils entretiennent une relation directe. Elles s influencent indirectement, sans même en avoir conscience, quand elles veulent toucher la même clientèle. C est cette relation indirecte avec un tiers qu est le consommateur qui conduit à qualifier leur relation de concurrentiel. L intensité de la concurrence est fonction des occasions de recouvrement des offres vis-à-vis d une même clientèle : plus les entreprises, sont du fait de facteurs structurels, amenés à chercher à satisfaire les mêmes clients de façon exclusive, plus elles sont dans une situation potentielle d affrontement. Il convient donc,

La stratégie d affrontement pour déterminer cette intensité de la concurrence, de qualifier précisément les facteurs structurels (Porter, 1982). Par exemple, il est possible de déterminer le degré de concentration dans un secteur, en utilisant un indicateur comme l indice Herfindahl, afin d en inférer le degré d intensité concurrentielle : plus cet indicateur est élevé, plus le secteur est concentré et, donc, moins il est concurrentiel (Scherrer et Ross, 1990). À aucun moment les comportements effectifs des entreprises ne sont pris en compte. En rupture par rapport à cette approche structurelle, anonyme et mécanique, la concurrence est comprise par de nombreux auteurs comme un problème de comportements des firmes. Après avoir été longuement éclipsées, notamment sous l influence du premier ouvrage de Porter (1982), les recherches sur la dynamique comportementale de la concurrence sont actuellement en plein renouveau, notamment dans le domaine du Management Stratégique (Smith et al., 1992). La rivalité entre les firmes n est plus considérée comme fonction de facteurs qui s imposent à elles. Ce sont les dirigeants de ces firmes qui décident, soit de limiter la concurrence, soit d affronter de façon plus intense leurs concurrents. Loin de s ignorer, les entreprises s identifient comme rivales et leurs comportements sont relatifs à ceux qu elles identifient comme leurs principaux rivaux. La rivalité concurrentielle peut alors être qualifiée de relation sociale. Kuenne (Le Roy, 2002) distingue clairement les concepts de concurrence et de rivalité : «la rivalité est distinguée entre les agents par son caractère non anonyme. Dans une interaction de rivalité, chaque agent sait que son action autonome affectera le bien-être de tous ses rivaux sans distinction, et que ces rivaux réagiront pour se protéger Dans un environnement de concurrence, les conséquences externes en termes de bien-être des décisions des acteurs sont si dispersées entre les autres partis intéressés que leurs initiatives ne peuvent pas être identifiées et que des réactions n ont pas besoin d être engagées.» Cette conception de la concurrence ne s inscrit plus dans la métaphore écologique mais dans celle de la guerre militaire : les firmes «manœuvrent», «attaquent» et se «défendent» (D Aveni, 1995). Il ne s agit plus de caractériser les déterminants de l intensité concurrentielle mais de prendre pour objet d analyse les comportements des firmes, leurs «actions» et «réactions» concurrentielles (Smith et al., 1992). Tableau 2.1 Deux approches de la concurrence (Le Roy, 1998) Niveau de l analyse Concurrence Type de relation Métaphore Structures de secteur Anonyme Asociale Écologique Comportements concurrentiels Personnalisée Sociale Militaire 23

RIVALISER AVEC LES CONCURRENTS 2 DE LA MÉTAPHORE MILITAIRE À L AFFRONTEMENT CONCURRENTIEL L approche comportementale de la concurrence s inscrit dans la métaphore militaire. Or, pour Einhorn et Hogarth (Le Roy, 1999), «les métaphores fournissent des modèles de phénomènes et centrent l attention directe sur des aspects et des variables spécifiques Pour être clair, le choix d une métaphore particulière est crucial, puisqu elle attire l attention sur un nombre limité de variables, en excluant les autres». Comme l ensemble des métaphores, la métaphore militaire conduit donc à une représentation partielle de l environnement économique. Cette représentation est fondée sur les modèles militaires qui correspondent aux caractéristiques du contexte militaire. Or, depuis qu elle a été «pensée» par Clausewitz, la guerre est définie par les auteurs militaires comme un conflit de volonté qui a pour particularité de se régler par l emploi de la violence physique. Des actions réciproques sont engagées par les belligérants afin de provoquer des effets destructeurs physiques et/ou psychologiques sur l adversaire (Le Roy, 1999). Cette relation directe d échange d effets de destruction physique est spécifique au contexte militaire. Elle n a pas d équivalent dans le contexte économique, sauf à obliger les salariés d une entreprise à en découdre physiquement avec ceux des sociétés concurrentes pour régler le problème de la répartition des parts de marché. Les relations entre les concurrents ne sont pas directes mais médiatisées par les consommateurs (Le Roy, 1999). Conflit militaire Concurrence inter-entreprises Un Autre Firme A Création de valeur à destination d un tiers Firme B Production croisée d effets physiques (réels ou virtuels) Consommateurs Figure 2.1 Conflit militaire et concurrence inter-entreprises (Le Roy, 1999) 24 Les comportements des producteurs, comme une innovation ou une baisse de prix, concernent directement les consommateurs. En fonction de ces comportements des firmes, les consommateurs adoptent un comportement d achat qui affecte les positions des firmes en situation de concurrence. L interaction concurrentielle est donc une relation indirecte (médiatisée) entre les concurrents : une «attaque» ne peut se comprendre que comme la conséquence indirecte d une action directe envers les consommateurs. En d autres termes, la métaphore militaire conduit à la définition de

La stratégie d affrontement concepts, comme «l attaque» ou la «défense», qui sont équivoques dans le contexte économique : ils figurent une relation directe entre les concurrents alors qu elle est indirecte. Dans cette perspective, l affrontement concurrentiel peut se définir comme une relation indirecte, médiatisée par le consommateur, dans laquelle les firmes en concurrence s opposent les unes aux autres pour améliorer leurs positions de marchés. 3 MANAGER L AFFRONTEMENT CONCURRENTIEL Le caractère médiatisé de la relation d affrontement concurrentiel oblige les managers à produire un jugement sur les actions de leurs concurrents vis-à-vis des consommateurs. Ces managers vont tenter de leur donner un sens, d inférer de ces actions une intention de la part de leurs concurrents (Heil et Langvardt, 1994). En fonction du sens qu ils donnent à ces actions, ils vont prendre à leur tour des décisions qui vont avoir des effets indirects sur leurs concurrents. Une firme peut alors voir sa position indirectement affectée par les comportements d un concurrent envers les consommateurs sans que ce concurrent n ait l intention de lui nuire. L entreprise qui se sent agressée peut être conduite, en retour, à adopter des comportements avec pour objectif d affecter la position du rival considéré comme agressif. Cette dynamique conflictuelle apparaît clairement dans l analyse que font Garda et Marn (1994) de l apparition et de la diffusion de «guerres de prix». Pour ces auteurs, les guerres de prix sont déclenchées quand une entreprise fait une mauvaise interprétation des actions de ses concurrents. Les dirigeants entendent parler des prix de leurs concurrents lorsqu une personne sur le terrain les alerte : l entreprise x est en train de vendre au prix y. Mais il arrive souvent que d autres informations importantes (par exemple, le fait que le prix n y soit en vigueur que pendant deux jours et accordé exclusivement à des distributeurs qualifi és, seulement sur des livraisons par camions entiers) n arrivent jamais à leurs oreilles. Il en résulte que la première entreprise suit le prix y sur toute la ligne. L entreprise x voit que son rival propose le prix y à un large marché, ce qui la force, en retour, à proposer ce prix à un plus grand nombre de clients et pour une période plus longue que prévu. Ceci constitue l un des moyens les plus courants de déclencher et d amplifi er une guerre des prix. L entreprise qui a mal interprété les données jurera que c est son concurrent qui a commencé la guerre, tandis que ce dernier verra les choses de manière diamétralement opposée. (Garda et Marn, 1994) Inversement, une entreprise peut tenter délibérément de déstabiliser un concurrent sans que ce concurrent ne se rende compte de l intention de nuire de cette entreprise. 25