Eléments sur la filière livre

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Transcription:

Eléments sur la filière livre Françoise Benhamou, Nathalie Moureau, Stéphanie Peltier I. Introduction La filière livre est la plus ancienne des industries culturelles. On ne reviendra pas ici sur une histoire mouvementée qui se caractérise par une division progressive du travail, avec la séparation de l éditeur et du libraire, de l éditeur et du distributeur, et la construction progressive du corpus des textes qui constituent le droit d auteur dans ses deux composantes, droit moral inaliénable et droit patrimonial. La filière livre est une filière lourde en termes de chiffre d affaires, en comparaison avec d autres filières culturelles ; elle témoigne d une certaine capacité de résistance aux crises, même si celles-ci donnent lieu à des restructurations ou à des disparitions. C est ainsi qu entre 1932 et 1935, la crise conduisit de petits et moyens éditeurs comme La Sirène, le Sans Pareil, les éditions de la Pléiade, Crès, Mornay à disparaitre 1. Ces disparitions «de crise» affectent les entreprises qu on pourrait qualifier de «preneuses de risques», tandis que des maisons plus à même de surmonter les difficultés en récupèrent les auteurs ou les collections. Les crises imposent de surcroît des innovations de produits : en 1931, apparurent les collections à 6 francs, à un moment où le livre en coûtait environ 15. La distribution se réorganisait dans le même temps, préfigurant la forme qu elle revêtira ultérieurement. La crise actuelle, d une nature distincte, est concomitante de la double réorganisation qu impliquent le numérique d un côté, et la globalisation d une industrie réputée plutôt nationale d un autre côté. La filière livre est donc confrontée au défi de la crise économique. Celle-ci est un facteur explicatif, sans nul doute non exclusif d autres déterminations, de la difficulté des entreprises d édition à migrer vers le numérique. On observe que paradoxalement, alors que le marché du numérique reste très faible, les perspectives qu il ouvre structurent l ensemble des stratégies éditoriales des entreprises d édition. Concernant la numérisation, il faut en souligner le caractère tardif et expérimental. On manque de données sur l évolution des ventes de livres numériques (notamment à cause de la multiplicité des formes qu elles peuvent prendre). Selon l Autorité de la concurrence, le marché est de l ordre de 0,1% du chiffre d affaires total des ventes de livres en France (qui est de 5 milliards environ en 2008) 2. D'après le MOTIF, la vente de livres en ligne en France représente 300 millions d'euros en 2009 et la vente de livres numériques 30 à 40 millions d euros dont 40 000 téléchargements sur Fnac.com. Mais les livres numériques peuvent représenter jusqu à 50% des ventes de contenus numériques chez certains éditeurs, 1 Source : Livres Hebdo, n 748, 3 octobre 2008. 2 Autorité de la concurrence, avis n 09-A-56 du 18 décembre 2009 relatif à une demande d'avis du ministre de la culture et de la communication portant sur le livre numérique. Projet PANIC ANR-08-CORD-018 Page 1

notamment scientifiques ou spécialisés 1. Hachette réalise en revanche 8% de son CA livre en numérique aux Etats Unis au premier semestre 2010. II. Identification des acteurs et modalités traditionnelles (prénumériques) de l organisation de la filière Schéma 1. Description de la filière livre L organisation de la filière Le schéma 1 permet de visualiser l organisation de la filière du livre papier. La prospection des auteurs et des textes est le premier travail de l éditeur ; un éditeur reçoit des manuscrits en nombre, et il en sollicite. On observe d un côté un vivier d auteurs prisés et courtisés par les maisons d édition, et d un autre côté un vivier bien plus considérable d auteurs réguliers ou occasionnels mais qui ne représentent pas un marché potentiel assez significatif pour qu ils fassent l objet de l attention des éditeurs ou de surenchères en termes d avances. On évalue à 55 000 les auteurs de livres en France, dont 2 500 sont affiliés à l AGESSA ; seule une petite centaine constitue le vivier des auteurs les plus connus (une sorte de liste A pour reprendre la terminologie hollywoodienne). Un des enjeux est de fidéliser les auteurs. Jouent un effet de marque, une relation directe, quasi affective mais aussi un mécanisme d attrait de certains groupes dont la part de marché crée un avantage indéniable dans la capacité de lancement, de 1 Id. Projet PANIC ANR-08-CORD-018 Page 2

diffusion et de distribution 1. Un auteur lancé par une maison de taille moyenne ou petite a toute chance de partir vers des maisons de plus grande envergure, et la signature de contrats censés protéger les éditeurs de ces comportements ne saurait suffire à les endiguer. On notera que les agents littéraires jouent un rôle encore marginal, du moins en France 2 : seuls 250 à 300 auteurs sont représentés par la vingtaine d agences littéraires existantes. Cette différence renvoie à toute la conception de l auteur et de sa relation avec l éditeur. Les Américains considèrent le livre comme un bien économique, dont le texte est protégé par le copyright, et non par le droit d auteur. Tandis que le copyright se réfère au producteur, à l éditeur, qui prend en charge le financement de la création, le droit d auteur met en avant la personne de l auteur. Celui-ci confie la protection de son œuvre à son éditeur, dans le cadre d une relation très personnelle, presque affective, qui laisse peu de place à l intermédiation. Pour comprendre l absence d agents en France, il faut ajouter l effet de la crainte des éditeurs devant le risque de surenchères sur les droits sur les auteurs les plus connus, en particulier pour les droits étrangers et les droits d adaptation. L écriture et l illustration constituent le premier temps de la création ; leur mise en forme les prépare à la phase suivante, celle de la fabrication qui inclut l impression et le façonnage jusqu à la livraison du produit fini. La fabrication est fortement délocalisée : 60% de la production commercialisée en France serait imprimée à l étranger (Source : Etude ADEME) Le nombre de titres produits ne cesse de s accroitre (tableau 1), conduisant à une inflation de titres nouveaux préjudiciable à la promotion de chacun de ces titres pris séparément. La production en titres était de 49 808 en 1999 ; elle passe à 76 205 en 2008. Tableau 1. Evolution du marché du livre en France Année Chiffre d affaires éditeurs Nombre de nouveaux Nombre d exemplaires (en millions d euros) titres publiés* vendus (en millions) 2006 2 791 70 148 469,7 2007 2 894 71 746 486,6 2008 2 830 76 205 468,3 * y compris réimpressions Source : Les chiffres clés de l édition, Centre National du Livre, 2009 Une fois créé, le produit doit en effet être promu ; son existence et sa qualité doivent être présentées au consommateur. Bien d expérience, il ne peut être acquis que si des signaux permettent de susciter l intérêt de l acheteur potentiel. Il est promu de deux façons : soit auprès des intermédiaires que sont les critiques et plus généralement l ensemble des prescripteurs, soit via l activité de diffusion auprès des détaillants. La première activité est une activité de réseau, construite autour de professionnels 1 Par diffusion, on désigne le travail des représentants, et plus généralement l ensemble des opérations de marketing mises en œuvre par les éditeurs en direction des différents réseaux de vente. La distribution désigne les opérations de cheminement des ouvrages jusqu aux points de vente, depuis le stockage des livres jusqu aux envois et aux retours (lesquels représentent quelques 20 à 25% des expéditions), ainsi que la facturation et le recouvrement des créances liées à cet ensemble d opérations. 2 Cf. Joste J. Etude pour le MOTIF, 2010. Projet PANIC ANR-08-CORD-018 Page 3

en charge des liens avec les médias. Pour ce qui est de la seconde, des représentants visitent les points de vente importants et présentent les nouveautés au détaillant. Dans d autres cas, le libraire reçoit d office les nouveautés de la semaine. Comme le note Robin (2006), les détaillants effectuent de plus en plus directement leurs commandes. La diffusion est effectuée en interne ou sous-traitée, pour les maisons les plus petites, à une structure commerciale regroupant plusieurs éditeurs (appartenant à des groupes d édition). La distribution désigne l activité de traitement de la commande et de livraison des ouvrages aux détaillants. Cette activité inclut aussi les retours, dont l importance va croissant du fait de l inflation de titres nouveaux. On retrouve de même que pour la diffusion les deux cas de figure : activité effectuée en interne ou sous-traitée, pour les maisons les plus petites, à une structure commerciale regroupant plusieurs éditeurs et qui le plus souvent assure les deux fonctions en question. La distribution concerne les livres de l année, mais aussi l ensemble des livres disponibles : on estime que 500 000 à 600 000 titres sont disponibles en France. Le détaillant est quant à lui en charge de la relation avec le client. La variété des détaillants et la densité du réseau des points de vente demeurent très grandes, et elles sont considérées en France comme un gage nécessaire (mais non suffisant) de la diversité culturelle. La répartition des parts de marché entre les différents canaux de distribution montre une bonne résistance des magasins de détail. Toutefois, comme le note Rouet (2000), la comptabilisation des vendeurs de livres est «un exercice bien incertain» 1 : - la comptabilité nationale française rassemble sous le code de la nomenclature des activités françaises Naf 52.4 R les commerces de détail de livres, journaux et papeterie 2. Cette source englobe donc des catégories variées de commerces pour lesquels le livre n est pas nécessairement dominant ; - la qualité des comparaisons dans le temps est inégalement fiable, compte tenu de l évolution des concepts de magasins et de celle du marché, comme des changements intervenus dans les nomenclatures utilisées. La fragmentation de l offre en de multiples lieux hétérogènes, qui vont de la grande librairie traditionnelle aux magasins de bricolage, jardineries, magasins de jouets, etc. a conduit à la définition de toute une hiérarchie de points de vente. On distingue des librairies de premier, second et troisième niveau : - le «premier niveau» désigne les «gros clients» des diffuseurs, en termes quantitatifs et éventuellement qualitatifs (capacité de lancement, de promotion, rayonnement, 1 C est là une difficulté qui n est pas propre à la France : traitant du cas de l Allemagne, K.-W. Bramann relève «qu il devient de plus en plus difficile de trouver des réponses simples aux questions concernant la forme d entreprise et de diffusion du livre dans le commerce de détail. Des librairies de détail pratiquent elles-mêmes la vente par correspondance, par l envoi de catalogues et via internet, et des maisons de vente par correspondance, telle que Wetbild, pénètrent de plus en plus, sous le sigle Weltbild plus commun aux maisons Weltbild et Hugenbudel le secteur de la librairie de détail, avec déjà 250 points de vente». Source : K.-W. Bramann, «Vendre des livres en République fédérale d Allemagne», Cahiers du SLF, n 2, mai 2005, p. 21. 2 Correspond à cela le code NACE (classification de niveau européen) 52.47 et le code CITI (classification de niveau international Source : ONU) 5329. Projet PANIC ANR-08-CORD-018 Page 4

travail sur le fonds des éditeurs que le diffuseur représente). Ces librairies sont régulièrement visitées par les représentants et bénéficient des remises les plus élevées. - Les grandes surfaces spécialisées (GSS) sont de ce point de vue des librairies de premier niveau. Le premier niveau est lui-même segmenté en deux sous-ensembles (librairies A et librairies B). Certaines études rassemblent les Fnac et les autres librairies de premier niveau, d autres traitent les grandes surfaces spécialisées à part, compte-tenu de leur puissance commerciale et de leurs spécificités. - Les librairies de second niveau regroupent le réseau des librairies de proximité, qui proposent bien moins de titres, ainsi que les supermarchés. - On désigne enfin par troisième niveau, depuis récemment, les petits points de ventes qui ne vendent des livres que de façon occasionnelle et ceux qui s approvisionnent auprès des grossistes ou des plates-formes régionales de distribution 1. Cette segmentation n est pas statistiquement tout à fait robuste : les frontières entre niveaux sont spécifiques à chaque diffuseur, et elles varient selon les éditeurs que les diffuseurs représentent. On compte environ 15 000 points de vente en France pouvant faire état d une activité régulière de vente de livres, parmi lesquels seuls 3 500 à 4 500 réalisent une part significative de leur CA dans le livre. En 2008, les ventes des détaillants se répartissent comme le montre le tableau 2. Tableau 2. Répartition des ventes de livres par catégorie de détaillant, 2008 Librairies, clubs de livres 31% Librairies en ligne 6% Grandes surfaces spécialisées et 28% multimédia, grands magasins, kiosques Grandes surfaces alimentaires 18% Librairies deuxième niveau, autres 17% CA total 4,1 milliards d euros Source : GFK/Livres Hebdo Le partage de la valeur ajoutée se fait, avec des variations propres à chaque segment de marché, sur la base suivante : Schéma 2. Partage de la valeur dans l univers papier 1 Pour plus de détails, cf. Direction du Livre et de la Lecture et Centre National du Livre, 2003. Projet PANIC ANR-08-CORD-018 Page 5

La concentration La structure actuelle de l industrie est caractérisée par la domination de quelques groupes éditoriaux souvent intégrés verticalement, à la frange desquels nombre de maisons se développent soit en se positionnant sur des segments de marché (BD, livres d informatique, etc.), soit sur des sous-segments via des stratégies de niche (littérature chinoise par ex.). Les tableaux 3 et 4 donnent un aperçu de la concentration de la production : une approche complémentaire de l approche par la taille des groupes dans la compétition mondiale (tableau 3) est apportée par la structure de l échantillon des répondants à l enquête annuelle du Syndicat national de l édition (tableau 4). En 2009, 5% des maisons représentent 55,7% du chiffre d affaires total, et, à l inverse, 42,6% des maisons représentent 1,3% du chiffre d affaires. La structure industrielle s est longtemps présentée comme un duopole à frange concurrentielle, avec à sa tête deux groupes de taille équivalente. Le développement d Hachette au niveau international a rendu la taille de ces deux groupes très déséquilibrée. La concentration est la plus forte au niveau de la distribution, que l on peut considérer comme le lieu du pouvoir économique. En France, les grands éditeurs s autodistribuent et distribuent les ouvrages édités par les plus petits avec lesquels ils ont passé un contrat de distribution. C est là une source essentielle de maitrise du marché. En effet, la brièveté du temps imparti pour la reconnaissance par les critiques et les lecteurs et la quantité des titres arrivant sur le marché forcent les détaillants à un malthusianisme dont la maîtrise est entre les mains du distributeur ; si celui-ci est aussi éditeur, sa position de force s avère écrasante. Selon Eric Defalon 1, 2 400 éditeurs sont diffusés-distribués par 190 diffuseurs-distributeurs, mais dix distributeurs assurent les flux physiques et financiers de 90% de la production éditoriale totale. Tableau 3. Concentration des maisons d édition françaises, 2009 Groupe Propriétaire Nationalité de la maison mère Hachette Livre/ Lagardère Publishing CA livre 2008 (M ) Lagardère France 2 159,00 6 Editis Planeta Espagne 760,20 20 France Loisirs Bertelsmann AG/direct Group Allemagne 367,00 32 Média Participations Média Participations Belgique 310,40 36 Editions Lefebvre-Sarrut Frojal France 308,50 37 Editions Atlas Gruppo de Agostini Italie 306,10 * Rang au niveau mondial 1 Delafon, E. «La place de la distribution dans le circuit du livre», L Edition, Paris : SNE, 2002, p.41-45. Projet PANIC ANR-08-CORD-018 Page 6

La Martinière Groupe La Martinière Groupe France 242,00 41 Groupe Gallimard Madridall France 241,00 43 Flammarion RCS Media Group Italie 211,0 * Groupe Albin Michel Groupe Albin Michel France 155,00 52 * Les sociétés sans mention de rang sont des filiales de groupes. Le Grupo de Agostini occupe le 9 ème rang mondial, et RCS Libri le 22 ème. Source, Livres Hebdo, 12 juin 2009. Tableau 4. Concentration des maisons d édition répondant à l enquête de branche, 2009 Classes de CA (M ) Nbe de répondants Parts de répondants (%) CA 2008 Part de CA en % Plus de 50 14 5,2 1 577 307 55,7 10 à 50 46 17,1 912 979 32,3 5 à 10 29 10,9 178 049 6,3 1 à 5 64 24,2 124 903 4,4 Moins de 1 114 42,6 37 319 1,3 Total 267 100 2 830 557 100 Source : Repères statistiques du SNE, 2009. Quelques données sur la consommation En France, depuis plusieurs décennies, la part des livres (comme de la presse) diminue dans le budget des ménages, toutes générations confondues : aujourd hui, ils représentent moins de 0,5% de la consommation totale des ménages, soit une baisse d un tiers par rapport à 1970 1. Cette baisse s accompagne du déclin de la lecture, du moins sous sa forme traditionnelle. Concernant les ventes de livres, après des années de hausse continue, on a observé un fléchissement en 2008, mais avec des différences assez importantes selon les domaines éditoriaux 2. Selon GFK (2008), 18% des acheteurs de livres concentrent plus de la moitié des volumes achetées. Les achats d impulsion sont largement présents : 44 % acheteurs ne connaissent pas à l'avance quel livre ils vont acheter dans une librairie (36% pour une vidéo et 27% pour la musique). Notons qu un achat d impulsion ne signifie pas qu il n y ait pas un vague souvenir d une prescription lue ou entendue et plus ou moins oubliée. Les achats d impulsion sont d autant plus nombreux que le prix moyen n est pas très élevé : en 2007, le prix moyen d un livre (toutes catégories confondues) était de 11,60, et le prix moyen d un livre en format poche de 6,30 (source TNS- Sofres). Le tableau 5 montre la relative stabilité du prix du livre en regard de l évolution de l indice général des prix et des prix des autres biens culturels. 1 Source : Insee première, 1253, août 2009. 2 Source : L édition en perspective 2008/2009, SNE. Projet PANIC ANR-08-CORD-018 Page 7

Tableau 5. Indice des prix, 1990-2008 1990 1995 2000 2005 2008 Évolution 1990/2008 Équipements AV 152,2 121,5 85,3 55,4 36,9 Supports d enregistrements Répar. des équipements 96,6 100,0 97,6 89,8 76,8 77,5 90,8 103,0 113,5 122,48 Cinémas 83,7 98,0 102,6 117,7 126,3 Spectacles 72,0 92,6 101,1 115,8 127,2 MH et musées 61,4 88,0 105,3 122,2 129,3 Redev. et abonn. TV 80,3 93,6 102,5 110,7 117,6 Livres 80,1 95,5 100,7 107,0 110,4 Journaux et périodiques Indice général des prix 86,4 97,5 102,6 111,7 117,9 86,2 96,2 102,2 112,4 119,20-76% -20% 58% 51% 77% 111% 46% 38% 36% 38% Source : INSEE/DEPS. Comme dans d autres industries culturelles, la durée de vie des livres et le tirage moyen diminuent. Le tirage moyen d un livre de sciences humaines est passé de 5 200 exemplaires en 1996 à 2 400 exemplaires en 2007. La vente moyenne est de 6 146 exemplaires toutes catégories confondues en 2008 (source : SNE), du fait de la surproduction et de la concurrence qui s ensuit. 1 La régulation Les modalités d intervention des pouvoirs publics se sont construites autour de cinq catégories de régulations : - celles qui conduisent à soutenir des projets éditoriaux lourds et peu ou pas rentables, et à aider le marché dans ses aspects les plus innovants : aides aux auteurs et traducteurs (bourses, crédits de traduction, de préparation et de résidence, assistance culturelle), aides aux éditeurs et soutien aux activités littéraires (subventions aux sociétés d amis 1 Benhamou F., «Concurrence pour la table du libraire», Esprit, 6, juin 2003 : 98-115. Projet PANIC ANR-08-CORD-018 Page 8

d auteurs, aux manifestations littéraires, aux subventions aux échanges internationaux), aides aux librairies (subventions pour la création ou le développement de stock, prêts pour la création ou le développement de librairie) ; - celles qui touchent à l organisation du commerce de détail, que la loi encadre afin d assurer le maintien d un réseau diversifié de points de vente ; - celles qui ont trait à la lecture publique, qui permet de passer des commandes au marché et de développer un service public de lecture et de prêts susceptible de créer des habitudes qui profitent à d autres formes d accès au livre ; - celles qui ont trait à la fiscalité, avec un taux de TVA réduit (5,5%). - celles qui relèvent du cadre plus général de la propriété intellectuelle. On verra plus loin que le numérique bouscule cet écosystème et impose une révision des argumentaires et des outils de la politique du livre. III. Les caractéristiques principales de la numérisation Concernant le livre numérique, il faut en premier lieu rappeler qu il se distingue radicalement du livre papier et même du seul texte inclus dans le livre papier : Le livre numérique est un objet hybride ; on peut même le considérer comme un service. Pour Zwirn (2007), «les livres numériques sont d authentiques livres, versions numériques d ouvrages qui sont en général par ailleurs édités et diffusés sous forme imprimée. Bien sûr ils peuvent être découpés par chapitre, et comporter des «plus» par rapport à la version imprimée, comme des liens hypertexte ou des vidéos incrustées (...). Ils demeurent des livres, avec un début et une fin malgré quelques expériences très marginales encore de littératures hypertextuelles, en tous cas des œuvres cohérentes et achevées d un auteur ou d un collectif d auteurs et fruits d un travail éditorial complet sur le fond et sur la forme.» Mais, malgré cette proximité entre livres papier et ebooks, «les livres numériques présentent de très nombreuses valeurs ajoutées fonctionnelles pour les lecteurs, qui les différencient fortement des livres imprimés». On connait mal l impact de la numérisation sur les modalités de la prospection des talents. Commencent à apparaitre des réseaux d internautes «écrivants», mais qui demeurent en des domaines spécifiques, tel celui des mangas. Quant à l autoédition, elle existe mais pose les mêmes questions de diffusion que dans l univers papier. Le mode d écriture peut toutefois évoluer. La filière bascule vers le numérique selon le schéma suivant : Projet PANIC ANR-08-CORD-018 Page 9

Schéma 3. De la chaîne du livre papier à la chaîne du livre numérique La chaîne du livre papier La chaîne du livre numérique Auteur, éditeur Auteur, éditeur Diffuseur, Distributeur Entrepôts, Agrégateurs Libraires Agents commerciaux, opérateurs, libraires Consommateurs Consommateurs - C est l éditeur qui produit le fichier à partir du rendu de l auteur. - L entrepôt représente la partie «stockage» des fichiers et des métadonnées associées. - L agrégateur est un serveur informatique qui collecte les fichiers sur l entrepôt, les livre et les sécurise, ce qui correspond au rôle du distributeur dans l univers papier 1. La vocation des agrégateurs n est a priori pas de s adresser directement au client final. - les agents commerciaux (qui peuvent être des libraires en ligne) et les opérateurs (qui réalisent l interface avec le terminal de lecture, par exemple dans le cas de la lecture sur téléphone) réalisent la vente ; certains éditeurs, voire des auteurs dans le cas de l autoédition, s adressent directement aux agents commerciaux et même aux consommateurs. Tel est le cas de l éditeur Harlequin qui vend soit directement soit via Numilog (filiale de Hachette). On pourrait ajouter au schéma 1: - les portails de recherche plein texte dans les catalogues de livres, qui permettent le feuilletage en ligne - les bibliothèques numériques - les imprimeurs en cas d impression à la demande. Les modèles d affaires et le partage de la valeur ajoutée Le passage au numérique permet une réduction de coûts mal évaluée à ce jour. 1 On distingue des agrégateurs généralistes (NetLibrary, ebrary, Numilog, etc.), spécialisés (Questia, Cyberlibris, Safari, etc.), des entrepôts digitaux (Overdrive) et des fournisseurs de bibliothèques (Bennett L., 2010). Projet PANIC ANR-08-CORD-018 Page 10

- l essentiel des coûts fixes de création est quasiment inchangé : ce sont des coûts irrécupérables, engagés spécifiquement pour la production de l œuvre. Landes et Posner (1989) les qualifie de coûts de création ou coûts d expression, supportés afin de mettre au point un manuscrit (travail de l auteur, coût d édition d un manuscrit, de relecture, etc.) ; ils ne varient pas avec le nombre de copies effectuées, et ne varient pas avec le numérique. - Les coûts variables sont en revanche affectés par le numérique : reproduction, distribution, marketing. L absence d impression (sauf éventuellement à la demande) conduit à une réduction de 20% du prix HT environ. La disparition du transport physique permet d économiser environ 5% du prix HT. Si l on ajoute le stockage physique on peut économiser jusqu à 50% de la valeur du produit papier 1. On ignore en revanche ce que représente la disparition du coût du pilon 2. Le risque pris par le libraire n'est plus le même : - il n a désormais plus de stock à gérer (à supposer que le livre numérique se substitue au papier) - il n a pas besoin d anticiper le nombre d'exemplaires qui vont être vendus. L économie se chiffre à environ 10% du prix HT du livre. Toutefois, le plus probable est la coexistence de deux marchés qui se complètent sur certains segments et se cannibalisent sur d autres segments, de sorte que le libraire doit simultanément développer deux types de compétences, et même deux métiers partiellement distincts, avec les coûts que cela implique. Des coûts apparaissent : - la programmation informatique pour les différents formats - les coûts de rétroconversion pour l'édition numérique de titres anciens - les coûts de sécurisation des fichiers (les DRM sont facturées en % du CA) - les coûts du financement de la bande passante de l agrégateur. Le tableau ci-dessous illustre le déport d une partie des coûts vers l aval de la filière. Tableau 6. Bilan de la restructuration des coûts induite par le numérique Coûts qui disparaissent Coûts additionnels Auteur Editeur Imprimeur Diffuseur et distributeur Coûts Coûts de d impression transport Coûts de programmation (epub, xml...) Coûts de conversion des fichiers Coûts de stockage et de sécurisation des fichiers Détaillant Révision de la structure des coûts du détaillant entrainant une révision de sa marge? Nouveaux coûts liés notamment aux métadonnées, à la facturation, etc. TVA Différentiel de taux 1 Source : AIE-EBF. 2 Lequel représenterait environ 10% des exemplaires produits (550 millions par an). Projet PANIC ANR-08-CORD-018 Page 11

Comment se répartit la valeur ajoutée? le taux de droits d auteur est pour l instant inchangé, avec des contrats courts renouvelables. Si le prix diminue, la somme qui revient à l auteur peu connu risque de devenir dérisoire. Le partage le plus incertain à l'heure actuelle est celui qui se fait entre l'éditeur traditionnel, la plateforme, l'e-distributeur et le libraire, selon les services ; Dans le cas général, sur le prix public hors taxes, le revendeur récupère 25 à 30% du total (mais 50% dans le cas de la téléphonie mobile), le distributeur environ 12%, et l éditeur récupère le reste. Dans une étude destinée au DEPS, Benhamou et Guillon (2010) distinguent plusieurs cas : Tableau 7. Business models du livre numérique Relation directe Partage Exemples Editeur => client final 50/50 avec l'auteur publie.net Editeur => revendeur => client final Editeur => Intermédiaire commercial => client final Editeur => plateforme => e- distributeur => libraire => client final Editeur papier => éditeur numérique => opérateur de téléphonie mobile => client Le revendeur réalise la transaction avec le client final. L'éditeur laisse 25 % à 30% au revendeur (qui peut être libraire en ligne, libraire traditionnel...), qui peut revendiquer jusqu'à 50%, dans les offres d'abonnement ou de streaming L'éditeur réalise la transaction avec le client final, mais l intermédiaire oriente le client final sur la plateforme de l'éditeur (en proposant un lien vers le site de l'éditeur par exemple). L'intermédiaire prélève 15% Si la plateforme appartient à l'éditeur, laisse aux libraires 25% du CA. Si un e-distributeur fait le lien entre la plateforme et le libraire comme support technologique, il peut prélever 9% sur la part du libraire (il reste alors 16% du CA HT au libraire). Les éditeurs indépendants qui n'ont pas leur plateforme confient leurs fichiers directement au e-distributeur qui récupère alors un peu moins de 50% puis partage avec le libraire L'éditeur numérique (qui joue en fait un peu le rôle d'un diffuseur) se charge d'adapter une œuvre à la lecture sur mobil. L'opérateur de téléphonie prélève environ 30% du CA pour assurer la distribution et la solution paiement. Il y a ensuite 5% pour la chaîne numérique (mise en ligne, hébergement, maintenance) puis, sur ce qui reste, un partage à 50/50 entre l'éditeur papier et l'éditeur numérique, avec des variations en Opérateurs de téléphonie mobile, offre de streaming comme Cyberlibris Cyberlibris pour l'offre de téléchargement ou stratégie de Google Edition qui se réserve la possibilité de négocier avec les éditeurs autour de 50/50 Eden epagine Smartnovel pour le roman Mobilire pour la BD Apple Projet PANIC ANR-08-CORD-018 Page 12

On aboutit au partage décrit dans le tableau 8. fonction du travail d'adaptation fait par l'éditeur numérique. Smartnovel propose aussi des titres nouveaux (jamais publiés en papier). Dans ce cas, il joue pleinement le rôle d'éditeur et récupère plutôt 80% de ce qui reste après paiement de l'opérateur, laissant 20% à l'auteur. Tableau 8. Le partage de la valeur Source : Benhamou et Guillon, 2010. Cas Règle approximative de partage Exemples d'acteurs Vente directe au lecteur Vente intermédiée Vente via plateforme Vente sur téléphone 50% auteur 50 éditeur 50 à 85% éditeur 15 à 50% intermédiaire 50% éditeur 25% plateforme 25% e-distributeur et libraire 30 à 50% opérateur Partage négocié éditeur / éditeur numérique Publie.net Cyberlibris (abonnement forfaitaire), Google Edition Eden, Epagine Smartnovel, Mobilire Source : Benhamou et Guillon, 2010. La consommation On connait encore mal les pratiques de lecture, qui peuvent se dérouler sur une variété de supports (dédiés ou non, téléphones, tablettes, ordinateurs, consoles de jeux). Les enquêtes doivent être interprétées avec circonspection. Les expérimentations sont nombreuses : - «We tell stories» de l éditeur Penguin, opération lancée en 2008 : le public suit l écriture du texte durant plusieurs semaines via des blogs, de twitter, etc. - Le roman The 21 steps de Charles Cummings, qu il fallait lire à l aide de Google maps, tout en suivant en direct les évolutions du héros avec son GPS dans Londres, puis dans d autres régions d Angleterre. Projet PANIC ANR-08-CORD-018 Page 13

Les enjeux de la consommation sont les suivants : 1) La recherche s'enrichit des outils proposés par les moteurs de recherche et les réseaux sociaux. La préférence pour le numérique par rapport au papier dépend alors de l'étendue de l'offre de titres proposés par les éditeurs et les revendeurs ainsi que de la qualité des dispositifs de conseil et d'aide au choix. 2) L'achat peut se faire sur de nouveaux modes. L'attrait pour le numérique dépend donc tout à la fois des paramètres de prix et de qualité (cf. infra) et des modes d'accès proposés. Les modèles commerciaux peuvent revêtir plusieurs formes : l achat à l unité, qui reproduit l'équivalent d'un achat papier, l abonnement, la vente par chapitre, par page, la location, l achat pérenne, l achat d un droit à un nombre limité de téléchargements, le pay per view, la vente de bouquets, l'accès en streaming, le versioning, au terme duquel des contenus enrichis peuvent être vendus pour un prix plus élevé etc. On peut opposer trois modèles (mais des solutions hybrides existent) : - selon que l accès est pérenne ou temporaire - selon que la vente est celle du livre entier ou d une partie du livre - selon que la vente se fait à l unité et pour des ensembles de titres 1. 3) La lecture se fait sur de nouveaux supports (consultation sur mobile par exemple), le feuilletage en ligne offre des possibilités de recherche plein texte, les bibliothèques virtuelles renouvellent les systèmes de classement des contenus. L'attrait pour le numérique dépend donc ici non seulement du confort de lecture et de consultation, mais aussi de la qualité et de l accessibilité des outils d information. Cette transformation de l accès va toucher certains contenus plus que d'autres, au moins dans un premier temps, et ses effets sont différenciés selon les catégories de livres (scolaires, pratiques, de littérature...). Elle se conjugue avec un effet probable de longue traine, dont on ignore encore l ampleur. La longue traine, avenir de la consommation culturelle numérique? Le numérique a un effet sur la structure des ventes des biens culturels physiques et/ou numériques. Cet effet, dit de long tail ou de longue traîne, selon le terme proposé par Chris Anderson en 2004 2, est de deux ordres. Premièrement, en matière de distribution de produits culturels, on observe en général une répartition très inégale des ventes (en valeur ou en quantité physique) entre les produits : peu de produits à fort succès réalisent une part importante des ventes totales alors qu une proportion importante de produits ne connait que de faibles ventes et contribue peu aux résultats. Cette répartition inégalitaire se traduit par une courbe de ventes concave. Certains rendent compte du phénomène par l expression des 80/20 et même 95/5. Cela signifie que 20 % des produits réalisent 80 % des ventes et que les 80 % restants n en réalisent que 20 %. Cette répartition peut être encore plus inégalitaire, 95% du chiffre d affaires ne reposant que sur 5% des produits. 1 Cf. Zwirn, 2007. Projet PANIC ANR-08-CORD-018 Page 14

Une seconde acception de la notion de longue traine est qu Internet permet de donner une nouvelle vie à des produits oubliés. En élargissant le fonds disponible et en organisant une circulation mondiale des informations, Internet ouvre la voie à la réapparition de biens que le marché a peu mis en évidence ou qui ont disparu. Plusieurs vérifications de ces hypothèses ont été effectuées, en France comme aux Etats-Unis notamment (pour le livre voir Benghozi et Benhamou, 2010, Moreau et Peltier, 2010). Un des objectifs de ce contrat de recherche est de le faire sur un certain nombre de titres. Moreau et Peltier montrent que sur la période 2003-2007 (données françaises collectées par GFK), le numérique a un impact non négligeable sur les comportements d achat, en particulier pour la bande dessinée et constatent un transfert partiel des achats des best-sellers vers les produits de niche. La régulation Parce que considéré comme un service, le livre numérique perd son taux préférentiel de TVA. Par ailleurs l application de la loi Lang fait question. Plusieurs modèles sont possibles. Le premier laisse le prix échapper à l éditeur, au profit des géants de la distribution, Carrefour ou Wal-Mart en embuscade, ainsi qu Amazon et Apple - Dans le cas d Amazon, le prix est arbitrairement fixé par le libraire en ligne, décidé à vendre à perte afin de capturer le marché ; une nouvelle négociation s est uverte avec l arrivée de l i-pad sur le marché ; - Dans le cas d Apple, un prix maximal est imposé ; l éditeur fixe son prix en dessous de ce plafond. Il est maître de ce choix. L autre modèle reproduit le système du prix unique mais hors cadre législatif : tel est celui de la plateforme allemande Libreka. L éditeur établit le prix, que les distributeurs doivent accepter, et qui correspond au prix le plus bas pour un livre imprimé, c est-à-dire le prix d une édition de poche. Libreka prélève 5% de la transaction. Les éditeurs laissent 25% au libraire, prenant eux-mêmes 70%. Cette répartition, qui s applique sur le prix de vente, peut varier à la marge en cas de DRM. Aux Etats Unis, sous la pression des éditeurs, un système contractuel de prix de fait unique tend à se mettre en place via des contrats d agence. En France, la loi de 1981 permet que l éditeur de livres papier soit maître du prix. La plupart des acteurs issus de la filière de l édition traditionnelle sont en faveur d un prix unique pour le numérique. Les libraires en particulier ont beaucoup de mal à envisager un modèle économique viable pour eux en l absence de prix fixe. Gaymard (2009) juge que «le prix de vente devrait en tout état de cause être unique pour un même titre, si on souhaite éviter de retrouver sur internet ce que la loi de 1981 a permis d éviter pour le livre papier, à savoir une guerre des prix entraînant une forte concentration de la diffusion et à terme un appauvrissement de l offre.» Rappelons le raisonnement économique qui a présidé à l adoption de la loi. Le fondement de la loi réside dans la mise en avant d une profonde opposition entre le traitement du livre comme une marchandise et le traitement du livre comme un bien culturel. C est sur cet Projet PANIC ANR-08-CORD-018 Page 15

argument que «le livre n est pas un produit comme un autre» que la loi se fonde 1. L argument renvoie au caractère prototypique des biens culturels. Chaque titre diffère des autres, et les achats sont chaque fois distincts. L absence d achats identiques répétés implique que le maintien sur le marché, la vie d un label, sont tributaires de l intérêt que l acheteur porte à des titres tous originaux. Cette propriété se conjugue avec l infinie variété de l offre (Caves, 2000) : on a vu plus haut quelques 500 000 à 600 000 titres 2 sont disponibles à la vente en France. Aucune industrie ne propose pareille diversité de titres, avec pour enjeu la survie de certains d entre eux, appelés à constituer le fonds de l éditeur et la valeur de la maison qui l abrite. C est sur sa capacité à composer avec cette diversité que se joue la qualité de la librairie. L infinie diversité de l offre se traduit par une incertitude radicale sur le devenir des biens ; on avance que l éditeur ne rentabilise en moyenne, dans le meilleur des cas, que 20% environ de sa production. Le libraire est amené à assumer une large part du risque inhérent à l activité éditoriale, à affronter la difficulté des choix, à gérer la masse des invendus (et les retours auxquels ils donnent lieu). En réponse à ces spécificités, la loi encadre le commerce par la limitation stricte du rabais sur les livres dont la sortie date de moins de deux ans. Cela permet aux librairies indépendantes de conserver une partie du commerce des livres grand public 3. Sans cette limitation, les best-sellers proposés en pile ou en têtes de gondole dans les grandes surfaces généralistes ou spécialisées sont vendus avec un rabais important, la faiblesse de la marge étant compensée par la quantité vendue : en système de prix libre ou conseillé, la possibilité ouverte de négocier une remise élevée de la part de l éditeur ou du diffuseur, sur la base des ventes potentielles ou effectives, permet aux grandes surfaces de rétablir des marges équivalentes à celles qui auraient été obtenues en l absence de rabais. Les grandes surfaces s accaparent ainsi l essentiel du commerce des livres à écoulement rapide. Les librairies indépendantes, qui ne sont en situation ni de vendre de telles quantités des livres réputés «grand public», ni de négocier des remises du même niveau, perdent rapidement ce marché indispensable au détaillant qui souhaitait affronter le temps long de la vente difficile d une large diversité de titres. L impossibilité d assurer l indispensable trésorerie par la vente des livres faciles afin de supporter les coûts du stockage des livres à écoulement lent constitue une menace non seulement pour la librairie, mais à terme, pour la production éditoriale la plus exigeante. Derrière la protection d un petit commerce indépendant, se profile ainsi, en réalité, la volonté de préserver la création et la diversité culturelle. La loi met en œuvre, par des moyens économiques (consolidation du réseau de détaillants et prix unique), un objectif culturel (soutien à l édition de livres difficiles) et social (offrir des livres en tous points du territoire et au même prix). À la croisée de ces finalités, la loi encadre les relations entre éditeurs et détaillants en imposant la reconnaissance des services en qualité ; le détaillant est tenu d accepter les commandes unitaires, et l éditeur ou le diffuseur est tenu de prendre en compte prioritairement le service d accueil, de conseil, la richesse du fonds, l offre de nouveautés, 1 Denis Diderot, dans sa Lettre sur le commerce de la librairie, s étonnait déjà de cette «bévue» consistant à «appliquer les principes d une manufacture d étoffe à l édition d un livre», Diderot D., Lettre sur le commerce de la librairie, 1763, Paris, Fontaine, 1984, p. 49. 2 Selon Electre, le nombre des titres disponibles à la vente est de 530 000 (contre un total de 950 000 titres référencés) en juin 2006. Source : Repères statistiques, France, SNE, 2006. 3 Voir notamment Benhamou, 2003, et Gerlach, 2003. Projet PANIC ANR-08-CORD-018 Page 16

etc. afin de fixer le montant des remises aux détaillants. Ce point est d autant plus important que la disposition à payer du consommateur pour un tel service est faible, mais que ce service est essentiel à l information de l acheteur sur la diversité de l offre. Ce service est, de plus, sensible aux phénomènes de passager clandestin : en l absence de prix unique, il est possible de bénéficier gratuitement du conseil du libraire, puis de s approvisionner ailleurs à des prix plus bas 1. Les évaluations des effets de la loi montrent à la fois une certaine densité du réseau de détaillants, l absence d effets inflationniste, mais un effet antiredistributif, les livres populaires étant payés plus cher que leur prix de marché afin de subventionner, de fait, les livres plus difficiles (Van der Ploeg, 2004, Benhamou, 2008, Perona et Pouyet, 2010) Deux arguments incitent à quelque circonspection devant l hypothèse d une loi Lang pour le livre numérique. Premièrement, la loi a pour finalité la préservation d un réseau de librairies indépendantes qui puissent conserver une partie du commerce des livres grand public 2. Or dans l univers numérique, la question de la préservation d un réseau de détaillants en tous points du territoire ne se pose pas, par définition, et rien ne prouve que le libraire traditionnel soit seul garant de la diversité culturelle. En revanche, la péréquation opérée entre livres difficiles et livres à écoulement plus rapide est peut être menacée à terme si, à la diversité des modèles qui coexistent, devait se substituer un monopole ou un oligopole de la vente du livre numérique. Le souci de la protection de la diversité culturelle demeure. Mais ses armes se déplacent. Le libraire demeure au cœur du dispositif, mais un effet de longue traine pour le numérique peut brouiller le message [cf. supra]. Il est fort possible de démontrer que la diversité permise par la vente numérique est supérieure à celle que permet la vente physique. La question est de savoir quels libraires (qu ils soient numériques ou «physiques», ou les deux à la fois) seront à même d aider le lecteur/acheteur à opérer ses choix. La diversité offerte ne peut être supérieure dans un magasin à celle que la distribution numérique permet ; mais quelle structure de vente et de conseil permet la plus grande diversité effectivement consommée? C est à l observation empirique de la réponse à cette question qu il est essentiel de s atteler. On est renvoyé aux structures d information, aux voies de l accès au livre, aux nouvelles formes de prescription (blogs, communautés d internautes, etc.), et à l évolution du métier de libraire. Deuxièmement, il a été envisagé de scinder le marché en deux sous-ensembles. D un côté, on trouverait les livres à contenu informationnel inchangé, qualifié par le ministère de la culture de «livres homothétiques», qui, numérisés, relèveraient du traitement du livre papier (loi sur 1 Ces pratiques furent sans nul doute un des éléments à l origine de la disparition des disquaires détaillants en centre-ville. 2 Avant la promulgation de la loi, les best-sellers proposés en pile ou en têtes de gondole dans les grandes surfaces généralistes ou spécialisées pouvaient être vendus avec un rabais important, la faiblesse de la marge étant compensée par la quantité vendue : la possibilité ouverte de négocier une remise élevée de la part de l éditeur ou du diffuseur, sur la base des ventes potentielles ou effectives, permettait aux grandes surfaces de rétablir des marges équivalentes à celles qui auraient été obtenues en l absence de rabais. Les grandes surfaces s accaparaient ainsi l essentiel du commerce des livres à écoulement rapide. Dans un système de prix non régulé, les librairies indépendantes, qui ne sont en situation ni de vendre de telles quantités des livres réputés «grand public», ni de négocier des remises du même niveau, perdent rapidement la vente des best-sellers indispensable si l on veut disposer d une trésorerie suffisante afin d affronter le temps long de la vente difficile d une large diversité de titres. Projet PANIC ANR-08-CORD-018 Page 17

le prix unique et taux réduit de TVA) ; d un autre côté, les livres enrichis devraient être sujets à un traitement «de droit commun». L idée de partager le marché du livre en deux sous-ensembles distincts : celui des livres difficiles à rotation lente (livres «push») et celui des livres à écoulement plus rapide, plus ou moins prévendus (livres «pull») avait été évoqué avant l adoption de la loi de 1981 ; cette vision avait failli conduire à l éventuelle mise en place d un double secteur, à la manière de ce qui se pratiquait au Royaume-Uni (sous le Net Book Agreement, un double système était en place, l éditeur choisissant pour chaque titre produit le prix libre ou fixe, mais en pratique, le prix libre ne concernait que quelques catégories de livres), avec un secteur protégé comportant des ouvrages difficiles sous régime de prix imposé par l éditeur, et un secteur considéré sous régime de prix libre, constitué des livres pratiques et des best-sellers. Les difficultés de toutes sortes liées à l application d un système à deux vitesses sur la base de deux critères qui ne coïncident pas nécessairement, le marché potentiel et une appréciation sur la qualité, avait conduit le législateur français à traiter toutes les catégories de livres de la même manière mis à part les manuels scolaires. Mais la partition présente reviendrait à discriminer les biens en fonction de leur enrichissement, et à pénaliser le livre enrichi. Au clivage entre le livre papier et le livre numérique, on se propose de substituer un clivage entre livre papier ou homothétique et livre «augmenté» ou «enrichi». Si le livre dit homothétique prend tout son sens en matière de rétroconversion des catalogues, l éditeur qui aura travaillé à l enrichissement de ce livre initial, se verra pénalisé. La dualité envisagée risque de brider le développement du marché. Projet PANIC ANR-08-CORD-018 Page 18

Bibliographie Autorité de la concurrence, Avis n 09-A-56 du 18 décembre 2009 relatif à une demande d'avis du ministre de la culture et de la communication portant sur le livre numérique. Benghozi P.J., Benhamou F., The long tail: myth or reality?, International Journal of Arts Management, 12 (3), Spring 2010. Benhamou F., «L instauration du prix unique du livre (loi dite "Lang")», in Sorel P. et Leblanc F., Histoire de la librairie française, Editions du Cercle de la librairie, 2008, pp. 355-369. Benhamou F., «Livre numérique. Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre», Esprit, mars-avril 2009, pp. 73-85. Bennett L., in Minon M., Ministère de la culture et de la communication, Livre 2010 Caves R., Creative Industries. Contracts between Art and Commerce, Cambridge, Harvard University Press, 2000. Diderot D., Lettre sur le commerce de la librairie, 1763, Paris, Fontaine, 1984. Direction du Livre et de la Lecture et Centre National du Livre, Situation économique de la librairie de 1 er niveau, enquête 2003. Gaymard H., Situation du livre et Evaluation de la loi relative au prix du livre, Rapport à la Ministre de la Culture et de la Communication, Mars 2009, pp.123-127. Gerlach, Protéger le livre. Enjeux culturels, économiques et politiques du prix fixe, Paris, Alliance des éditeurs indépendants, 2003. Landes, W.M., Posner R.A., An economic analysis of copyright law, Journal of Legal Studies, 18, 1989, pp. 325-363. Moreau F. et Peltier S., Looking for the Long Tail: Evidence from the French Book Market, WP, 16th ACEI Conference, Copenhagen, June 2010. Robin C., La place et le rôle économique des droits d auteurs et des droits voisins dans les filières d industries culturelles : la filière livre Perona M. et Pouyet J., Le prix du livre à l heure du numérique, Paris : Editions de la rue d Ulm, 2010. Rouet F., Le livre. Mutations d une industrie culturelle, Paris : La Documentation française, 2000. SNE, Repères statistiques, France, 2009. Van der Ploeg F., «Beyond the dogma of the fixed book price agreement», Journal of Cultural Economics, n 28, février 2004, pp. 1-20. Zwirn D., Etude en vue de l'élaboration d'un modèle économique de participation des éditeurs à la bibliothèque numérique européenne (Europeana), Numilog pour la BNF, 2007. Projet PANIC ANR-08-CORD-018 Page 19