Je n entreprendrai point ici l énumération des causes qui, à toutes les époques, ont si fatalement influencé nos luttes sur mer contre l Angleterre :
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- Anatole Lussier
- il y a 8 ans
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1 PRÉFACE Lorsque la pensée se porte vers la marine, on reste frappé de cette suite d événements désastreux que nos armées navales éprouvèrent à toutes les époques ; de là cette prévention nationale qui venait militer contre nos armements maritimes en faveur de nos armées de terre : on s imaginait, sans doute, que toute lutte sur mer devenait impossible. Quelle que fût cette prévention, chaque fois que la France se trouva pressée par le besoin de repousser les agressions de la Grande-Bretagne et de protéger notre commerce maritime, des flottes se créèrent comme par enchantement dans nos ports ; les escadres si belles de Louis XIV, anéanties sous son successeur, reparurent plus formidables sous le règne de Louis XVI. Malgré la perte de nos vingt-sept vaisseaux livrés ou brûlés à Toulon ¹, malgré la catastrophe de Trafalgar, l Empire, en s écroulant, légua à la Restauration soixante vaisseaux à flot. Un grand État ne se laisse point abattre par des revers ; la France ne fut point vaincue par la défaite de ses armées navales : une nation généreuse survit toujours aux grands naufrages qui la submergent momentanément, et se représente ensuite à l ennemi plus redoutable qu elle n était auparavant. Quoi qu il en soit, cette succession d anéantissement et de restauration de notre marine est une preuve irrécusable des ressources de la France comme puissance maritime : ces ressources, habilement utilisées, pourraient donc lui ouvrir l avenir qu elle a droit d espérer. ¹ Sur les trente-et-un vaisseaux que nous avions dans le port de Toulon, quatre seulement, le Patriote, l Orion, l Entreprenant et l Apollon, furent conservés à la France. Les amiraux anglais et espagnols rendirent hommage à leur noble et patriotique résistance et offrirent une capitulation par laquelle les quatre vaisseaux qui appartenaient aux ports de l Océan purent y retourner.
2 8 HISTOIRE DU BAILLI DE SUFFREN. Je n entreprendrai point ici l énumération des causes qui, à toutes les époques, ont si fatalement influencé nos luttes sur mer contre l Angleterre : je n écris point l histoire de la marine, mais celle d un de ses grands capitaines. Toutefois, dans le récit des événements que retrace mon ouvrage, les faits prouveront assez que, si nous avons succombé, ça toujours été par notre faute. Dans aucun temps, notre nation n a paru mieux comprendre qu aujourd hui la nécessité d avoir une marine ; jamais occasion ne s est présentée plus favorable à un écrivain qui veut rappeler ce qui a été fait sur mer à une époque peu éloignée, et montrer ce qu on aurait pu obtenir, si l on avait su mieux tirer parti des circonstances et des hommes. Ce ne sera donc point une vaine entreprise que celle d écrire l histoire d un des plus grands hommes de mer du XVIIIe siècle, et le premier, si Duguay-Trouin ne lui eût pas appartenu. Les héros ont toujours été formés par d autres héros ; les belles actions laissent après elles une trace lumineuse vers laquelle les hommes généreux se sentent attirés. Le nom de Suffren est inscrit en première ligne dans les fastes de la marine, entre ceux des Duquesne, des Tourville, des Jean-Bart et des Duguay-Trouin. C est la vie de cet illustre amiral que j ai entrepris de raconter. Aussi, avant de peindre, avec les plus grands détails, sa belle campagne de l Inde, qui l a immortalisé, j esquisserai toutes les batailles auxquelles il s est trouvé en sous-ordre. J aurai donc à mettre sous les yeux de mon pays une époque glorieuse après une longue série de revers et de désastres ; mais, là encore, on verra la faiblesse remplacer l énergie, le désir de jouir de la vie enchaîner les élans magnanimes, éteindre les nobles flammes. Je n ai donc besoin d employer aucun art, d avoir recours à aucune recherche, pour préparer le lecteur à ce que je dirai pour la gloire du Bailly de Suffren : les éloges qui se trouveront dans le cours de ce livre se justifieront par le témoignage des services qu il a rendus à la patrie. Il me reste à dire comment, moi Breton, j ai été amené à choisir, parmi nos illustrations maritimes, le Bailli de Suffren, de préférence à plusieurs grands hommes de ma province. Il y a quarante-sept ans, la nécessité, autant qu une vocation prononcée, me portèrent à prendre l état de marin. Alors, poussé par les événements, j arrivai, en juin 1805, à l Ile-de-France, où des relations sociales et de famille me firent connaître plusieurs officiers distingués
3 PRÉFACE. 9 qui avaient servi sous le Bailli de Suffren. Ivre de cet enthousiasme du premier âge, plein de la lecture des Duguay-Trouin et des Labourdonnais, exalté par le souvenir de leurs exploits, j apportais dans ma profession ce qu il fallait pour la suivre avec distinction ou y périr avec courage. Après avoir parcouru les mers de l Inde pendant trois ans, je fus fait prisonnier de guerre par les Anglais, et ils me donnèrent pour prison la ville de Pondichéry. Là, durant dix-huit mois d une douce captivité, j eus des rapports de chaque jour avec des militaires, des employés d administration, des chirurgiens et des habitants qui avaient assisté aux batailles livrées par Suffren, ou à des combats sous Duchemin, d Offelize et de Bussy. En 1809, lorsque je quittai Pondichéry pour repasser à l Ile-de-France, je savais par cœur mon Suffren, comme Duguay-Trouin. C était dans l édition de 1740 des mémoires de ce dernier que j avais appris à épeler. La Restauration vint changer la perspective que j envisa geais. Officier à bord d une flûte du Roi, je débarquai malade à Bourbon, et je fus mis à la retraite à vingt-huit ans. Cependant, j avais assisté à quelques-uns des glorieux combats qui avaient précédé la reddition de l Ile-de-France. L Inde, que j avais parcourue plus jeune, s offrait à moi. Capitaine et armateur, je sillonnai ses mers et fréquentai ses côtes. Je traversai en tous sens, et nombre de fois, les champs de bataille que les Anglais vaincus abandonnèrent au Bailli victorieux. Je jetai l ancre partout où Suffren laissa tomber les siennes ; et je pus, sur ces lieux mêmes, si pleins de glorieux souvenirs, puiser aux précieuses traditions orales de ses compagnons d armes une foule de faits intéressants. A ces témoignages, j ai ajouté celui de M. Trublet de la Villejégu, second capitaine du Flamand, vaisseau de l escadre de M. de Suffren, et ceux de quelques autres officiers de marine dont je possède les journaux. ¹ M. Bossinot Ponphily, petit-fils de M. Trublet, a bien voulu me communiquer plusieurs documents importants provenant de son grand-père, et l on en trouvera quelques-uns à la fin de ce volume, ¹ MM. Sébire-Beauchêne, Clément et Tréhouart ces trois officiers sont morts capitaines de vaisseau. Dans le dossier du capitaine de Saint-Félix qui avait ramené le Flamand à Lorient se trouve, sous la date du 12 juin 1784, un rapport extrêmement flatteur de MM. les commissaires du Roi, sur la tenue des journaux de MM. Trublet et Sébire, officiers du vaisseau. (Arch. de la marine.)
4 10 HISTOIRE DU BAILLI DE SUFFREN. parmi les notes. Un ouvrage du caractère de celui-ci présentait un tout dont chaque partie solidaire des autres devait se justifier. J ai compulsé, aux archives de la marine, le dossier du bailli de Suffren, notamment ses lettres, et la correspondance de M. de Souillac avec le ministre. J ai lu attentivement les rapports officiels de l amiral Hughes et des généraux anglais Coote et Stuart. J ai étudié l Histoire de la guerre de 1778, publiée avec l approbation du Roi ; la relation détaillée de la campagne de M. de Suffren, depuis le 1er juin 1782 jusqu au 29 septembre suivant, imprimée à Port-Louis, en 1783 ; et enfin l excellent ouvrage inédit de M. Saint-Elme Leduc, sur l Histoire de l Ile-de-France. Mais afin de répandre le plus de clarté possible sur les faits, j ai publié séparément une série de notes et pièces officielles ¹, qui forment à elles seules une histoire, et qu un récit succinct ne pouvait comporter. A ces pièces authentiques, j ai ajouté une carte de l Inde et un plan de chacune des batailles livrées par Suffren. Si j ai traité avec sévérité quelques-uns des hommes qu on verra figurer dans les événements que je retrace, je l ai fait sans prévention et sans récrimination. Éloigné de toute adulation servile, comme de toute censure passionnée, j ai trouvé que les faits offraient des leçons assez chèrement payées pour que l avenir dût profiter de leurs enseignements. J ai donc cru remplir un devoir en disant la vérité avec toute son énergie. J ai rapporté les belles actions avec enthousiasme ; pour les fautes, je les ai signalées avec regret, puisqu elles ont été la source de bien des malheurs, mais toujours, je le répète, sans aigreur et sans haine. Je n ignore pas que le tableau de nos guerres dans l Inde a souvent été ébauché par des écrivains, et que celui que j offre ici se composera en partie de traits déjà connus ; mais si la vérité des détails peut suppléer à l intérêt de la nouveauté, si les actions d un grand homme ont quelque chose de saisissant lorsqu elles sont racontées avec exactitude, j aurai obtenu ce double avantage sur mes devanciers. J espère que les lecteurs impartiaux reconnaîtront que cette histoire, hostile aux hommes malhabiles qui gérèrent les intérêts de la France ¹ Je dois la communication de la plupart de ces pièces au bienveillant empressement de M. d Avezac, chef du bureau des archives de la marine : je suis heureux de pouvoir lui exprimer ici, d une manière durable, toute ma gratitude.
5 PRÉFACE. 11 sous Louis XV et Louis XVI, peut être utile à ceux qui sont appelés à diriger les affaires de la nation. En évitant les fautes commises, ceux-ci pourront faire son bonheur et sa gloire. L histoire de la vie d un marin se compose du récit de ses campagnes et de ses combats. Cet homme, qui s isole de la société sur un élément terrible, doit s attacher sans cesse à vaincre la nature elle-même pour l asservir à sa puissance. Ses études, ses occupations, comme son existence, en font un être en dehors de la vie commune. Mais, si l histoire d un grand homme lui donne une seconde vie, elle doit avoir pour but d en former d autres sur le modèle de celui qu on fait en quelque sorte sortir du tombeau. Tout autre motif serait indigne d un écrivain sérieux, et manquerait son but. Aussi me suis-je abstenu de mettre au jour une foule d anecdotes que j avais recueillies au milieu des hommes qui vécurent avec le Bailli de Suffren, et qui ne serviraient qu à nourrir et à rassasier une puérile curiosité. Mon livre ne contiendra donc aucun de ces faits privés que le lecteur oisif recherche dans la vie des grands hommes. S ils ne sont pas dangereux, ils sont au moins inutiles. La sévérité de l histoire exige qu on ne s attache qu aux actions qui intéressent la patrie, et celles du Bailli de Suffren offrent toutes un attrait assez puissant pour entraîner et subjuguer l attention des lecteurs. L admiration que j ai conçue pour le Bailli de Suffren m a porté à oser entreprendre cet ouvrage de longue haleine, en présence d une foule d écrivains distingués qui s occupent d enrichir nos annales maritimes ; mais le défaut de talent a été remplacé par la connaissance d un métier qui m a permis d apporter une grande exactitude dans le récit. D ailleurs, le sujet que je traite est si grand par lui-même, qu il m assure l attention marquée de mes compatriotes. Il me restera encore la satisfaction d avoir offert à la mémoire de ce grand homme le tribut sincère d un respectueux hommage.
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