«Connaissances et marchés»

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1 Proposition de communication pour la session croisée RT12 (Sociologie économique) et RT29 (Sciences et techniques en société) : «Connaissances et marchés» NOM et prénom du candidat : TOUZET Léo Institution de rattachement du candidat : UMR 5044 CERTOP CNRS [Université Toulouse II, Maison de la Recherche, 5 allées Antonio Machado, Toulouse Cedex 9] Adresse mail du candidat : leo.touzet@univ-tlse2.fr Titre de la communication : Éléments pour une sociologie des business games 1

2 La présente communication reprend mon travail actuel de thèse de doctorat, qui porte sur la formation à la gestion dans et par les écoles de commerce, et, plus précisément, sur un dispositif pédagogique de formation des futurs managers et gestionnaires : le jeu d entreprise, ou business game 1. Ma recherche se fonde notamment sur l exploration et l exploitation des archives des principales associations internationales sur le jeu et la simulation pédagogiques (l ABSEL et la NASAGA 2 ) ; sur une série d entretiens menés auprès des principaux concepteurs et fournisseurs français de jeux d entreprise, ainsi qu auprès d utilisateurs de jeux (des enseignants et étudiants d écoles de commerce) ; sur une étude sociotechnique de certains jeux eux-mêmes ; et sur l observation in situ et l analyse d une ou plusieurs sessions de jeu. Je propose de m intéresser ici à l organisation concrète et matérielle de la mise en circulation de savoirs et savoir-faire de gestion à travers l exemple des jeux d entreprises. Notamment, je souhaite préciser la façon dont certaines connaissances particulières sont produites et inscrites au «cœur» de ces dispositifs pédagogiques, qui sont employés pour former celles et ceux que l on nomme les décideurs ou les responsables d entreprises... *** Éléments pour une sociologie des business games Pendant longtemps les savoirs et savoir-faire de gestion étaient transmis et acquis «sur le tas», au sein même des entreprises, sans qu il y ait parallèlement de marché dédié à leur circulation, à leur diffusion, et finalement à leur enseignement. À l aune du XXe siècle, les 1. Le business game consiste en une simulation pédagogique de gestion : un exercice au cours duquel des équipes de participants représentent et jouent le rôle de décideurs d entreprises fictives, qui sont mises en concurrence sur un marché donné. De manière générale, les participants aux business games doivent définir la stratégie de leur entreprise, leur politique de production, leur politique commerciale et financière, etc., et ils doivent faire des choix et prendre un certain nombre de décisions de manière périodique. Les décisions des participants sont confrontées les unes aux autres par un logiciel informatique qui simule les réactions du marché. Les résultats ainsi obtenus par les équipes à chaque période constituent la nouvelle base sur laquelle de nouvelles décisions sont prises affectant la période suivante, et ainsi de suite, jusqu à l issue du jeu, jusqu à la fin de la partie ABSEL : Association for Business Simulation and Experiential Learning. NASAGA : North American Simulation and Gaming Association. 2

3 transformations majeures du capitalisme et de l entreprise, bien décrites par A. D. Chandler (1962 ; 1977) (notamment l augmentation de la taille des organisations et la complexification des problèmes de gestion), ont rendu nécessaire et même indispensable le développement d institutions spécialisées dans l enseignement des sciences de gestion, et ont ainsi conduit au développement d un véritable marché organisé autour de la vente des dites sciences... Dès lors, les business schools et celles et ceux qu elles abritent et emploient n ont eu de cesse de mettre au point des méthodes, des techniques et des outils particuliers et toujours plus efficaces pour transmettre les savoirs et savoir-faire de gestion auprès de leurs étudiants, de la célèbre méthode des cas (initiée par Arch Shaw à Harvard à partir de 1911) aux très récents serious games (employés désormais dans les écoles de commerce les plus prestigieuses)... Car, si comme le note justement J.-P. Nioche, le résultat de l enseignement est le fruit d'une complexe «coproduction entre professeurs et étudiants» (Nioche, 2007 : 230), ce résultat dépend également (en partie tout au moins) de l efficacité des dispositifs pédagogiques employés pour l enseignement. La mise en circulation des savoirs scientifiques suppose en effet la mise en œuvre de véhicules, d équipements, d appareillages capables de porter et de transporter les savoirs. Car les sciences ne sont pas des spectres ; elles n existent jamais vraiment en dehors de ceux qui les reprennent et s en font les porte-paroles (pour reprendre l expression des sociologues de la traduction), fussent-ils humains ou non... Par définition, l'objectif de tout enseignement est précisément de transmettre une connaissance, de la transporter et de la transposer d'un «lieu» à un autre, d'un esprit à un autre. Le business game me semble représenter un exemple particulièrement suggestif d appareillage de ce type, dans lequel sont concrètement inscrits des savoirs économiques et de gestion ; savoirs que le dispositif reprend et contient, qu il renferme et qu il porte... mais aussi qu il trans-porte, qu il véhicule, qu il déplace, etc. En effet il y a au «cœur» des jeux d entreprises des logiciels informatiques 3 qui simulent les réactions du marché (ie. le comportement des acteurs physiquement absents : les clients, les salariés, etc.). Or, derrière les lignes des programmes informatiques sur lesquels sont fondés les jeux ; derrières les fonctions et les algorithmes développés par leurs concepteurs, se cachent des modèles économiques et de gestion qui traduisent (sans doute) des représentations particulières de l économie et de l entreprise. Ces représentations économiques qui sont comme «encapsulées» dans les algorithmes des jeux, et qui président à leur fonctionnement, 3. Les paramètres des logiciels constituent en quelque sorte les règles du jeu. Par exemple, une règle peut être que si une équipe choisit de baisser ses prix de vente de 10%, elle verra alors automatiquement sa demande augmenter de 10% («automatiquement» car le logiciel est réglé, paramétré comme tel). 3

4 sont véhiculées et diffusées auprès des étudiants, qui sont autant de futurs responsables d entreprises. À travers une série d entretiens avec des concepteurs / fournisseurs de business games, je tente de préciser les façons dont ces «boîtes noires» sont construites, afin de voir dans quelle mesure elles reflètent des visions particulières de l entreprise et de l économie. Au plan théorique, l enjeu est donc celui de la performativité des sciences économiques et de gestion : la sociologie économique, inspirée par celle des sciences et des techniques, s est attachée à montrer ces dernières années que les sciences «(...) ne se limitent pas à représenter le monde : elles le réalisent, le provoquent, le constituent aussi, du moins dans une certaine mesure et sous certaines conditions.» (Callon et Muniesa, 2009 : 289). Dans son ouvrage introductif à «La sociologie économique» (2007), Philippe Steiner propose deux modalités distinctes par lesquelles les connaissances et les savoirs économiques peuvent influencer les pratiques économiques, ou dit autrement, deux modalités selon lesquelles le travail de performation des pratiques par les savoirs est rendu possible : «l enseignement et la diffusion» des savoirs d une part ; «l incorporation» des savoirs dans les outils employés par les agents d autre part (Steiner, 2007 : 97). L'enseignement de la gestion, vecteur de connaissances, de pratiques et de représentations économiques originales, intervient de façon non moins originale pour permettre aux entreprises et aux marchés de fonctionner de manières particulières. Ainsi, les connaissances théoriques et pratiques diffusées au sein des business schools peuvent avoir une dimension performative, puisqu'elles véhiculent, dans un langage singulier et à travers des dispositifs particuliers (des outils pédagogiques), des savoirs et des savoir-faire spécifiques «( ) susceptibles d'être repris par des diplômés ayant acquis des responsabilités au sein des grandes entreprises.» (Callon et Muniesa, 2009 : 307). Le business game, en tant que dispositif pédagogique de formation à la gestion, représente tout à la fois un outil dans lequel sont inscrits par des agents des savoirs scientifiques particuliers (dont je tente de cerner l origine et la provenance), et un vecteur d enseignement et de diffusion de ces mêmes savoirs auprès d autres acteurs... Références bibliographiques CALLON, M. et MUNIESA, F., 2009, «La performativité des sciences économiques», in : Vatin, F. et Steiner, P (sous la dir. de), Traité de sociologie économique, PUF :

5 CHANDLER, A. D., 1962, «Strategy and structure. Chapters in the history of the industrial enterprise», Cambridge, MA, Massachusetts Institute of Technology. CHANDLER, A. D., 1977, «The visible hand. The managerial revolution in American business.», Cambridge, MA, The Belknap Press of Harvard University Press. NIOCHE, J.-P., 2007, «La montée en puissance des accréditations non-étatiques.», Revue française de gestion, n : STEINER, P., 2007, «La sociologie économique», Édition La Découverte, collection Repères sociologie, 128 pages. 5