La communication libre. Moins libre qu on ne le dit.

Transcription

1 La communication libre. Moins libre qu on ne le dit. (Note : ce texte a été présenté devant un public formé de représentants du programme de lettres et de ceux du volet de communication sociale. Les situations évoquées ne s appliquent donc pas uniformément aux deux groupes.) Vous avez reçu une un courriel vous annonçant que votre proposition de communication a été acceptée. Et on vous en félicite. Vous êtes sur un nuage : vous entrerez dans le club sélect d une société savante, celle des acfaseux et des acxfaseuses, le président (le président!) communiquera avec vous pour vous demander votre notice biobibliographique, on veut donc vous connaître, vous serez donc reconnus! On se déplacera pour vous écouter des 4 coins de la province, voire du pays, le texte de votre résumé fera partie d un catalogue de biens triés sur le volet, votre nom apparaîtra dans le programme, que le spectacle commence! Mais justement, c est là que tout commence. Car cette communication libre, que vous donnerez, vous la présenterez devant des pairs qui sont réunis par le plus grand hasard et qui ne partageront peutêtre pas l intérêt que vos portez à l objet de recherche dont vous allez les entretenir. Dans certains cas, il y a fort à parier qu ils vous écouteront d une oreille polie. Sans parler de ceux qui en profitent pour relire ou même annoter leur communication pendant votre prestation. Parce que, cela va de soi, ils sont libres de vous écouter ou non. 1

2 Je m en veux de faire éclater la bulle vos rêves de prouesses intellectuelles, mais que voulez-vous, on m a confié la tâche de vous donner une petite poussée pour que vous arriviez sans trop de mal à cette immense foire intellectuelle qu est l Acfas. On ne m a pas dit que je ne pouvais pas vous faire trébucher, au besoin, pour vous faire percevoir les obstacles à la liberté vers laquelle vous accourez. La première chose que j aimerais examiner avec vous, c est cette épithète, en apparence peine de promesses; libre. Mais l êtes-vous vraiment? On dit libre comme on dit feuilles «mobiles» ou feuilles volantes. La série de communications qui se déroulent lors de votre séance n a pas l apanage des prestations qui ont lieu au sein d un colloque, elles sont libres, en pièces détachées, et ne sont donc rattachées par aucune pince ni trombone thématique ou paradigmatique. Dans le pire des cas, on pourrait parler de communications solitaires, esseulées, parce que libres justement. Celui ou celle qui sera responsable de dresser le menu des prestations doit connaitre l art d apprêter les restes. Mais je vous sens tout chagrins, vous aurai-je enlevé tout enthousiasme? Pardonnez mon franc-parler, mais il est nécessaire. Cela dit, et considérez l ironie de la chose, sur votre cv, ce n est pas la communication tirée d un colloque qui garnira le mieux votre parcours intellectuel, mais bien la communication libre, parce que celle-ci, aura été évaluée par un comité d experts. Elle bénéficiera de la cote R, si prisée par les organismes subventionnaires. 2

3 Ce dont je veux vous donc entretenir, c est justement de l art de vous faufiler parmi les restes. Ne me dites pas que vous allez lever le nez sur cette cuisine! Pour ce faire, revenons à des notions de base. La communication scientifique se fait toujours oralement. Parce qu elle implique que son auteur soit présent physiquement. Mais elle est forcément écrite, aussi. De cette double appartenance, vous devrez tenir compte : vous lirez devant public votre texte. Et n allez surtout pas emprunter le chemin semé d embûches de la prestation à partir de notes. Car vous avez des comptes à rendre à un maître intransigeant : le temps. Le temps qu il vous est alloué pour transmettre les fruits de vos recherches : 15 minutes. De grâce, ne cédez pas à l improvisation, formulez votre thèse par écrit et oubliez les parenthèses, les bifurcations inévitables d un discours porté uniquement par vos talents d orateur. Si le président fait sérieusement son travail, il glissera subrepticement sous vos yeux un billet qui annonce que la fin approche et qu il sera forcé de couper court à votre lancée si vous ne respectez pas le temps alloué. Vous avez dit : communication libre? Elle est donc écrite, votre communication. Mais écrite pour qui? Vous devrez ménager la chèvre et le chou sans diluer la saveur intellectuelle de votre communication. D une part, le contexte est peu favorable à la spécialisation tous azimuts, il faut songer, comme pour les demandes de subvention d ailleurs, que vos auditeurs ne sont pas forcément familiers de votre sujet. N hésitez pas à prendre le temps de mettre en contexte l objet de votre recherche, d annoncer d où vous venez, d où vous parlez. Cela dit, ne cédez 3

4 pas à la complaisance en croyant que personne n est meilleur que vous dans le domaine. Il y a toujours quelqu un, si ce n est le président lui-même, qui a arpenté, ne serait-ce qu en partie, une dimension de votre recherche. Soyez donc clair, usez d une pincée de pédagogie mais ne diluez pas pour autant la substantifique moelle de votre sujet. D autre part, il faut aussi tenir compte du président qui lui non plus n est pas forcément spécialiste de votre domaine. Si votre exposés souffre de trop de lacunes, théoriques ou analytiques, vous risquez de prêter flanc à la critique, même polie, Ou insidieuse. Si votre propos est trop touffu, trop bétonné, au contraire, vous n aurez droit qu à un mur de silence. Il n y a rien de plus frustrant pour un communicateur que ne de ne pas être interrogé sur ses propos. Le piège le plus commun est de vouloir trop en dire. Contentez-vous de 3 points au maximum et multipliez les exemples plutôt que d ouvrir un large éventail de pistes. Vaut mieux dire moins avec profondeur que de dire beaucoup et superficiellement. Vous pourrez toujours profiter de la période de questions, sur laquelle je reviendrai tout à l heure, pour étayer votre propos. La lecture de la communication On voua a alloué 15 minutes et 5 pour la discussion. N essayez pas de ruser avec le temps car je le répète, le président doit veiller à respecter l horaire des présentations. La veille ou le matin de votre prestation, lisez votre texte à voix haute, lentement, en vous chronométrant. 4

5 On évalue à environ10 à 12 pages, à double interligne, en times roman, la longueur d une communication de 15 minutes. Mais encore là, tout dépend de votre débit. L important est de ménager des pauses dans votre texte. Vous devez respirer et votre auditoire aussi. Sans oublier qu il est préférable de garder un contact visuel intermittent avec la salle. Alors, voilà, votre communication est écrite, vous l avez lue et relue, c est la veille du grand jour ou le matin, très tôt. Et soudain, il vous vient un doute : et si c était franchement mauvais? Hein? Vous vous dites que non, ce n est pas possible, vous ne pouvez présenter ce torchon, certes vous y avez mis du temps mais voilà, vous vous rendez compte que votre texte comporte des faiblesses, vous prévoyez des questions auxquelles vous serez incapable de répondre. Bref, c est la panique. Dites-vous bien ceci : il est trop tard, vous ne pouvez plus reculer. Votre directeur vous a encadré, vous avez payé vos frais de colloque, les contribuables ont contribué, il y a peut-être des amis qui seront dans la salle, non, vous ne pouvez plus reculer. Vous n êtes pas libre. Dites-vos aussi ceci : ce ne peut pas être aussi prie que vous l imaginez. Laissez le soin à votre auditoire de juger de la qualité de votre performance. Vous êtes désormais un bien mauvais juge. Allez marcher, écoutez de la musique, prenez un verre (mais pas plus!), car le sort en est jeté. Ne cédez pas à la réécriture, les modifications à un texte rendu à cette étape ne peuvent qu être mineures, de toute manière. Vous étiez en route vers l Acfas, vous y êtres presque, comment osez-vous songer que vous pourrez changer le cap de votre communication? Vous n avez plus cette liberté. 5

6 Puisqu il est question de liberté, il y a un moment où vous vous sentirez tout à fait libre, c est lorsque vous aurez prononcé les dernies mots de votre texte, que ce sera enfin fini, ou trop tôt, pour certains. Mais vous aurez le loisir de jouir de cette liberté dans la si prometteuse communication libre. La période de questions. Applaudissements (c est une formalité, ne vous pétez pas les bretelles). Silence, Le président pose les questions habituelles tout en se disant en son for intérieur («s il n y a pas de questions de l auditoire, je vais être forcé d en poser une».) «Alors, y a-t-il des questions, des commentaires?» Silence. Quelqu un se racle la gorge et parle. C est ici que je vous laisse à votre terrible liberté : je ne puis vous être d aucun secours mais je me permettrai ce petit conseil. Répondez posément, clairement, dans la mesure de vos connaissances. Ne le prenez pas mal si la question vous embarrasse ou si elle passe à côté de votre sujet. Il y a toujours un qui cherche à se mettre en valeur avec ses questions, peu importe le sujet. Si vous ne savez pas, vous dites : je ne sais pas (mais développez un peu tout de même!). Si on vous amène sur un autre terrain, qui vous semble glissant, ramenez le propos sur votre propre territoire d élection, dites par exemple : «dans la perspective qui est la mienne.», tenez, je vous fais confiance pour le reste. Après la période de questions, une fois assis à votre place, un peu tremblant d émotions, alors que vous sentez diminuer progressivement votre taux d adrénaline, réjouissiez-vous, Vous êtes libre! Euh non attendez, pas si vite! La place est libre mais vous n allez pas filer à l anglaise! Vous ne pouvez pas déserter ainsi alors qu un de vos pairs s apprête 6

7 à affronter les affres de la communication libre. Allez! votre rôle ne se termine pas là. Vous devez aussi interagir, vous faites partie, que vous le vouliez ou non, d un groupe, d une séance, on a besoin de votre contribution, de votre écoute, plus que polie s il vous plait! de vos questions aussi. Quant à moi je prends la liberté de suspendre mon discours et de vous souhaiter bon colloque!! Jacques Paquin 7