10. Il pleut à verse. Dans la file d attente, les gens commencent à sortir leur parapluie.

Transcription

1 10. Il pleut à verse. Dans la file d attente, les gens commencent à sortir leur parapluie. Anne n a pas pensé à prendre le sien. Elle est partie vite, elle était pressée. Il y a du monde et les caisses ne sont toujours pas ouvertes, on s impatiente, on a les chaussures trempées, on a envie d entrer au chaud et de se lover dans un fauteuil. Anne se moque de ses cheveux et de ses bottes mouillées, elle n entend pas les gens qui râlent à cause de cette pluie qui n a pas l air de vouloir cesser, et de ces caisses qui n ont pas l air de vouloir s ouvrir. Pour patienter, ils parlent du film pour lequel ils attendent, dont on leur a parlé et qui, parait-il, doit être vu absolument car Jean-Paul Belmondo y est formidable. Anne, au milieu de tout ce bruit, ne pense qu à Philippe, à leur histoire qui commence à durer, au film qu ils vont voir tous les deux. Elle attend seule, sous la pluie, mais tout à l heure, ils seront ensemble à l abri. Elle revient à elle au moment où la bousculade se fait sentir. Tout le monde est impatient d entrer à l intérieur et elle n arrive pas à se fondre dans cette mouvance, à adopter la même attitude que ces gens qui n aiment pas la pluie. Elle les laisse passer devant elle, n a pas envie de se battre pour si peu. Elle se demande qui sont ces hommes et ces femmes qui vont au cinéma le mercredi après-midi, pourquoi ne travaillent-ils pas, que font-ils ici? Ils achètent tous leur place pour L As des as, elle n entend pas le titre de son film, elle a peur de s être trompée de séance, d horaire, d adresse. Une place pour Une chambre en ville s il vous plait, dix-huit francs cinquante, tenez, merci, bonne séance. Il n y a personne dans la salle, ça lui fait du bien de laisser le bruit derrière elle, de s asseoir dans le calme, de l attendre. Quelques personnes arrivent, elles ont bien fait de ne pas se presser, elles ne sont pas mouillées. Anne se retourne quand la porte grince, espère le voir mais ce n est pas lui, juste une jeune fille qui vient proposer des friandises joliment présentées dans un panier qu elle transporte péniblement. Il y a peu de spectateurs, elle ne s attarde pas.

2 Quand la lumière s éteint, il n est toujours pas là, elle a peur qu il ne vienne pas, qu il ne veuille plus d elle et puis à ce moment-là, quelqu un lui demande tout bas si la place est libre à côté d elle, et s il peut s y installer. Elle reconnaît sa voix sans bien voir son visage, il l embrasse, il est venu finalement. C est elle qui a choisi le film. Quand elle le lui a proposé, il a répondu qu il irait voir ce qu elle voudrait, pourvu que ce soit avec elle. Alors, elle lui a expliqué qu il s agissait d une histoire d amour avec des dialogues chantés. Il a trouvé cela original mais un peu étrange, des acteurs qui chantent au lieu de parler. Avant le début du film, ils réalisent tous les deux l enchantement d être ensemble dans la pénombre, de se prendre la main, de s embrasser, de vivre leur amour au grand jour. Leurs mains ne se lâchent pas, ils profitent de l instant présent, tout simplement. Le film commence, puis, au fur et à mesure que la pellicule défile, Anne et Philippe, sans se le dire, ressentent les paroles des personnages, Edith et François, comme s il s agissait d euxmêmes. FRANCOIS GUILBAUD : Je n ai jamais fait l amour avec une fille aussi belle que toi. EDITH LEROYER : Je n ai jamais fait l amour avec un type qui me plaise autant que toi. L amour de cet homme et de cette femme, cette passion qui les enflamme, qui les envahit, qui bouleverse tout autour d eux, qui détruit ce qu ils ont construit avant et qui parait alors tellement petit, léger, tiède ; cette passion, c est la leur. Lui non plus n a jamais fait l amour avec une fille aussi belle qu elle ; elle non plus n a jamais fait l amour avec un type qui lui plaise autant que lui. EDITH LEROYER : Plus rien ne compte, plus rien n a d importance. C est la première fois que j aime, comme les mots paraissent vides pour exprimer des sentiments si forts. J aime sa peau, son odeur. J aime sa force, j aime sa douceur, son rire. Il est là, à deux pas et il me manque. Il faut qu il me touche, il faut qu il me prenne, il faut qu il m emporte. Je ne quitterai pas Guilbaud, jamais.

3 Les paroles d Edith font briller les yeux d Anne, elle la comprend, elle ressent la même chose, elle voudrait lui dire qu elle n est pas la seule, elle voudrait lui dire : «Edith, tu n es pas la seule à aimer, tu n es pas la seule à l avoir rencontré, le grand amour. Moi aussi regarde, il a sa main dans la mienne, il est là, à mes côtés, il ne me quittera pas, je ne le quitterai pas. Moi aussi, c est la première fois que j aime. J aime Philippe peut-être même encore plus que tu n aimes François. Je l aime, tu m entends Edith, je l aime.» FRANCOIS GUILBAUD : Avec Edith, c est comme si ma vie commençait, c est comme une force nouvelle, une force qui me soutiendrait, qui m aiderait à continuer à vivre. Philippe écoute François confier la puissance de ce qu il est en train de vivre avec Edith. Il voudrait pouvoir l imiter, chanter lui aussi son amour pour Anne, le partager, que des témoins lui prouvent la réalité de son histoire, qu ils lui certifient qu il n est pas au milieu d un rêve qui va se terminer tant cela parait si parfait, si unique, si fort : Anne est belle, Anne a la peau douce, Anne donne un sens à son existence. A la fin du film, alors qu Edith se suicide après avoir assisté, impuissante et désemparée, à la mort de François, Anne et Philippe ignorent encore que les paroles de ces deux héros résonneront à jamais dans leur âme comme le reflet de leur amour, qui se terminera malgré la passion réciproque qui les anime. La fin du film est tragique, mais c est la fin d un film. La vie n est pas tragique : il ne mourra pas dans une manifestation, elle ne se suicidera pas pour lui. Non, ça se passera autrement bien sûr, mais leur histoire se finira, comme toutes les histoires, comme celle d Edith et François. «Alors? lui demande-t-elle curieuse d avoir son impression, en sortant de la salle. La fin, c est violent quand même, non? Oui, mais qu ils se marient, ça aurait été dommage tu ne crois pas? Son suicide, c est l amour qui la dévore, elle meurt parce qu elle ne peut pas respirer sans lui, elle meurt pour le rejoindre.

4 La mort leur permet de ne plus se quitter, d être ensemble à jamais. D accord, mais moi je veux être avec toi sans mourir, c est mieux non? Oui, répond-elle en souriant, tu as raison, c est toujours mieux de vivre de toute façon.» Ils marchent tous les deux le long de la grande avenue, sous le parapluie de Philippe. Ils s aiment et vivent pour se sentir, se toucher, se regarder. Ils entrent dans un café s abriter, l un face à l autre, ils ne se lassent pas d être ensemble, ils sont bien. Ils reparlent du film, essaient de se souvenir des paroles d Edith et François qui chantent encore dans leurs têtes. Philippe se souvient de la phrase «avec Edith, c est comme si ma vie commençait», il avoue à Anne que c est ce qu il ressent pour elle, qu il se demande comment il a pu, avant elle, se lever, manger, dormir, sans qu elle ne soit quelque part dans un coin de sa tête pour lui donner envie de vivre. Elle rougit, elle est troublée face à ce garçon qu elle trouve si beau. Elle voudrait que cet instant ne s arrête jamais. Dehors, la pluie a cessé mais le soir commence à tomber. En chemin, alors qu ils s apprêtent à se séparer, ils passent devant un petit centre commercial dans lequel se trouve une cabine de photomatons. Il lui propose d y aller, il veut une photo d eux ensemble. Elle refuse d abord, trouve ça un peu bête mais finit par lui céder. Il n y a pas beaucoup de place, elle doit s installer sur ses genoux et adopter une drôle de position, il en profite pour la toucher, glisser ses mains sous son chemisier, effleurer sa peau. Il a envie d elle. Ses ardeurs ratent la première photo, mais les trois suivantes sont réussies. Le temps nécessaire à leur développement leur permet de prolonger l instant, ils ne veulent pas se quitter, ils sont bien. Ils partagent les photos, c est Anne qui hérite de la première qu elle trouve anecdotique, on ne voit pas toute sa tête à elle et lui est de profil. Les autres sont moins originales, leurs têtes sont collées l une contre l autre, ils sourient et semblent être heureux. Le papier argentique vient de les figer, ils ne se rendent pas compte que cet instant sera hors du temps quand ils reverront ces photos dans trente ans. Chacun range alors ses deux clichés dans son portefeuille, s en amuse puis ils se quittent pour de bon au bout de l avenue encore trempée par la pluie qui brille maintenant sous les lumières de la ville.

5 En chemin, Philippe regarde les deux petits portraits. Il a du mal à réaliser, se demande comment cette histoire va se poursuivre et se désole que ce soit si compliqué d être heureux. Il voudrait pouvoir la rejoindre chez elle, ou comme dans le film, passer la nuit avec elle dans un hôtel, lui faire l amour, entendre son plaisir et puis qu elle s endorme dans ses bras ; passer la nuit ainsi l un contre l autre, sentir son corps chaud et nu au réveil, qu elle vienne sur lui l embrasser pour faire monter son désir encore brûlant de la veille, qu ils fassent l amour, qu il ne se lasse jamais de son corps de femme. Il l aime mais il la désire aussi, il la veut toute entière, corps et âme pour lesquels il donnerait n importe quoi, pourvu qu elle se donne à lui comme une prostituée donne son corps, comme une religieuse donne son âme.