LA DÉFENSE DES DROITS DE L HOMME. Sans défense. Lavleen Singh-Bassi. École des avocats de Strasbourg

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1 LA DÉFENSE DES DROITS DE L HOMME Sans défense Lavleen Singh-Bassi École des avocats de Strasbourg 223

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3 Le Mémorial de Caen Recueil des Plaidoiries 2017 ÉLÈVES AVOCATS Elle s est avancée au milieu de la rue. Le regard dur. La démarche sûre. Elle a brandi la bouteille au-dessus de sa tête et en a déversé le contenu sur ses cheveux. Elle a fermé les yeux. Un millième de seconde, elle a hésité, imperceptiblement. Mais alors, elle a pensé à la mort. À sa mort. Le début de la fin. Le 31 juillet 2016, Khadija, dix-sept ans, meurt pour la troisième fois de sa courte vie. La première fois que Khadija meurt, elle a seize ans à peine. La jeune fille vit dans une petite chambre qu elle loue dans un quartier populaire de la ville de Benguerir. Orpheline de père, Khadija a quitté le domicile à l âge de quatorze ans pour poursuivre ses rêves. Mais ses rêves, elle ne les réalisera jamais. En 2015, sa vie bascule. Elle est enlevée par un groupe de huit hommes. Ils la conduisent hors de la ville, dans un village à mi-chemin entre Benguerir et Marrakech. Là, Khadija est séquestrée pendant quarante-huit heures. Ses ravisseurs la violent, tour à tour, et la torturent. Son corps porte des traces d agression à l arme blanche et des marques de fouet. Honte. Désespoir. Humiliation. Khadija est souillée dans sa chair. Ils ont violé son droit au respect de sa dignité. Ils ont violé son droit au respect. Ils ont violé son droit. Ils l ont violée. Malgré la peur, malgré la honte, Khadija décide de porter plainte. Ses agresseurs sont arrêtés et déférés devant le tribunal de Benguerir. 225

4 Le Mémorial de Caen Recueil des Plaidoiries ÉLÈVES AVOCATS La jeune fille caresse alors l espoir de pouvoir exercer ses droits de la défense. Mais elle se heurte à la défense d exercer ses droits. Le droit à un procès équitable est le fondement de la garantie des autres droits fondamentaux. Dans le Préambule de la Constitution de 2011, le Royaume du Maroc réaffirme son attachement aux droits de l homme tels qu ils sont universellement reconnus. En son article 10, la Déclaration universelle des droits de l homme proclame que «toute personne a droit, en pleine égalité, à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal indépendant et impartial». Khadija a-t-elle pu bénéficier du droit à un procès équitable? La réponse est non. À aucun moment, la jeune fille mineure n est entendue en présence de son tuteur. À aucun moment, elle n a pu être assistée d un avocat. Khadija a tout perdu, sauf la force de se battre. Mais à aucun moment, elle ne peut combattre ses adversaires à armes égales. Elle se retrouve face à la justice comme elle s était retrouvée face à ses agresseurs : sans défense. Il ne suffit pas d affirmer son attachement aux droits de l homme. Encore faut-il qu ils soient effectivement mis en œuvre. Khadija meurt une deuxième fois, lorsque ses agresseurs ressortent libres. Comme si les crimes commis ne suffisaient pas, ils la menacent de rendre publique la vidéo des assauts qu elle a subis et qu ils ont filmés avec un téléphone portable. Chantage. Harcèlement. Torture mentale. Khadija est meurtrie dans son âme. 226

5 Le Mémorial de Caen Recueil des Plaidoiries 2017 ÉLÈVES AVOCATS Un jour qu elle aurait voulu ne jamais vivre mais qu elle revit tous les jours. Une seule alternative s offre à Khadija : le silence ou la mort. Le 29 juillet 2016, il est 22 heures lorsque la jeune fille quitte son modeste domicile pour se rendre sur l une des avenues les plus populaires de Benguerir. Le soleil se couche sur la ville en même temps que sur la vie de Khadija. Au regard de tous, elle s asperge d essence avant de s immoler par le feu. Trente-six heures après avoir lancé son dernier cri de détresse, elle perd la vie à l hôpital de Marrakech. Elle avait dix-sept ans. Khadija ne s est pas suicidée. Elle a été tuée par la justice, ou plutôt, l injustice marocaine. La machine judiciaire a étouffé le son de sa voix à mains nues. Elle s est faite l assassin de ses espoirs, la meurtrière de son courage. Elle a abattu ses droits de sang-froid. Après sa mort, la mobilisation des associations va permettre la condamnation de ses agresseurs à des peines d emprisonnement ferme. Une victoire, certes. Mais Khadija n est plus là. La douleur de la victime d un viol est insoutenable. La douleur de la victime qui ne peut exercer ses droits est indicible. Dans un pays où la loi du silence règne sur le sujet, Khadija a osé. Elle a osé révéler son calvaire en portant plainte. Pour elle-même. Pour toutes celles qui se condamnent au silence. Mais la justice ne s est pas montrée à la hauteur de son courage. Sa mort démontre que les femmes victimes de viols ont un combat long et éprouvant à mener pour pouvoir être considérées comme des victimes. Pour pouvoir être considérées, tout simplement. Si le drame vécu par Khadija met en lumière des manquements procéduraux, il soulève également un problème de fond au Maroc. Aujourd hui, selon le Code pénal marocain, le viol constitue une atteinte aux mœurs. Il n est pas envisagé comme une atteinte à la personne. Alors, lorsqu une plainte est déposée, au lieu de chercher à établir la culpabilité ou l innocence de l agresseur présumé, les enquêteurs concentrent leurs questions sur les mœurs de la 227

6 Le Mémorial de Caen Recueil des Plaidoiries ÉLÈVES AVOCATS plaignante : quels sont ses rapports éventuels avec le présumé violeur? Quelles sont ses fréquentations? De la réponse à ces questions dépend le statut de la femme violée. De victime, elle peut devenir responsable de ce qui lui est arrivé. Tant que le Code pénal marocain donnera une vision fondée sur la morale publique et non sur le droit individuel, l égalité et les libertés, il n y aura pas de justice pénale pour les femmes. Une citoyenne marocaine a lancé une pétition dans le but d interpeller le ministre de la Justice, en ces termes : «Combien de nos violées doivent-elles encore se donner la mort pour que justice soit faite? Combien de nos violées doivent-elles se traîner sur les chemins de la justice, dans le désespoir, sans soutiens, et y laisser échouer leurs corps et leurs vies?» Pour cette citoyenne, «À chaque fois que nous enterrons une Amina, une Khadija, une future victime, dans le silence et l injustice, nous enterrons toutes les femmes, un projet de société et l avenir de ce pays». Il est temps de voir la mise en œuvre des droits de l homme au Maroc comme ce qu elle est vraiment : un mythe. Tel Tantale tenaillé par la faim et la soif, les victimes assoiffées de justice tendent la main vers elle, mais elle leur échappe sournoisement dès qu elles s en approchent de trop près. C est le supplice qu a vécu Khadija. Cette tribune ne remplacera sans doute pas le procès équitable auquel Khadija n a jamais eu droit. Ma plaidoirie ne lui rendra pas la vie, mais elle peut lui rendre la voix. Aujourd hui, je veux me faire l écho de celle qui a perdu la voix avant de perdre la vie. Aujourd hui, je veux porter la voix de Khadija pour que d autres ne paient pas le prix de nos silences complices. 228