MEDITATION DE SON EMINENCE LE CARDINAL PIETRO PAROLIN, SECRETAIRE D ETAT, LORS DE L ADORATION EUCHARISTIQUE 11 FEVRIER 2017

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1 MEDITATION DE SON EMINENCE LE CARDINAL PIETRO PAROLIN, SECRETAIRE D ETAT, LORS DE L ADORATION EUCHARISTIQUE 11 FEVRIER 2017 L évangile proposé pour orienter notre prière nous invite à toucher le corps de Jésus ; et à nous laisser toucher par le corps de Jésus. C est un appel enraciné dans la résurrection du Seigneur : son corps est un corps qui subsiste, qui ne disparaît pas, qui ne devient pas poussière ; son corps est un corps dans lequel resplendit la gloire de Dieu, étant donné que la gloire de Dieu est l homme vivant ; son corps est un corps pleinement humain en tant qu il peut voir Dieu face à face, car la gloire de l homme et de la femme est la vision de Dieu ; son corps est un corps accueillant, du fait que les signes de la passion qu il porte encore sur lui sont la preuve qu il nous a aimés vraiment, tous et chacun, et dans ce corps, il y a de la place pour tous ceux qui, guidés par les gémissements de l Esprit dont a parlé l apôtre Paul, le souhaitent. Dans l Église, le Ressuscité et la puissance de sa résurrection, la plénitude de l Esprit, se font présence vraie et réelle dans l Eucharistie. C est cette Eucharistie que nous sommes en train d adorer ensemble ; cette même Eucharistie de laquelle naît l Église universelle et dans laquelle l Église universelle trouve la force de porter la croix de la foi, la croix de l espérance, la croix de l amour ; la croix qui fait partie du don du baptême de pouvoir nous revêtir du Christ et qui, comme tel, façonne le corps, l âme, l intelligence et l esprit de celui qui croit, homme et femme. Nous pouvons donc toucher le corps du Seigneur ; nous pouvons être touchés par le corps du Seigneur. Mais l évangéliste Luc ne se contente pas seulement d annoncer cette possibilité. Il nous décrit aussi la route, le chemin concret qui mène à cette

2 2 rencontre. Il nous dit comment on fait, presqu en prévenant nos difficultés et objections, qui peuvent être toutes résumées dans les paroles que Zacharie, recevant la joyeuse nouvelle de la naissance à venir de son premier fils, a exprimées à l Archange Gabriel dans le temple de Jérusalem : «Comment vais-je savoir que cela arrivera? Moi [ ] je suis un vieillard (Lc 1, 18a). On peut, en effet, être vieux non seulement par l âge, mais aussi par la maladie, vieilli par la souffrance et par la fragilité ; on peut devenir vieux parce qu on s approche du jour de la mort ; on peut devenir vieux parce qu on est lassé de vivre lorsqu approchent les années «dont tu diras : Je ne les aime pas» (Qo 1, 1b). Et en voulant souligner le caractère concret et l efficacité du chemin qu il propose, l évangéliste va jusqu à dire ce qu on ne doit pas faire et ce qu il faut éviter, puisque le risque de ne pas toucher et de ne pas être touché par le corps du Seigneur est tout autant réel et possible. Ainsi, comme il en a l habitude, Luc concentre le chemin qui conduit à toucher le corps du Christ et à être touché par lui, avec son opposé tragique, ne pas toucher et ne pas être touché, en racontant l histoire et l expérience de deux personnes, un homme et une femme : Simon le pharisien et une femme sans nom, désignée seulement comme une femme de la ville, une pécheresse. Voici l histoire qui accompagne notre prière. En s en tenant à leur présentation, il s agit respectivement d un pharisien et d une pécheresse ; et donc aussitôt devrait apparaître clairement laquelle des deux histoires et expérience racontées est positive et laquelle est négative : le pharisien, homme cultivé et religieux, devrait être le modèle à suivre ; tandis que la femme, pécheresse et éloignée de la religion, devrait être le modèle à éviter. Parfaitement clair, donc? Absolument pas! L Évangile que nous avons écouté est un évangile à l envers : le récit montrera comment ce n est pas le pharisien (avec tout ce qu il représente au-delà de

3 3 sa personne comme telle) qui parcourt le chemin conduisant à toucher le corps du Christ et à être touché par lui. Ce chemin, la femme sans nom, la pécheresse, le parcourt : elle touche le corps du Seigneur et est touchée par lui dans son corps, dans son âme, dans son intelligence, dans son esprit. Et cela arrive non pas parce que cette femme est meilleure que le pharisien, ou a une moralité supérieure à la sienne. Dans tout le récit, le fait qu elle soit une pécheresse n est jamais nié ; et dans tout le récit, il n est jamais insinué que le pharisien soit, à son tour, un pécheur (et, par conséquent, un hypocrite). Pour l évangéliste Luc, la femme pécheresse n est pas, tout compte fait, une bonne personne contrainte à faire le mal de par les circonstances de la vie (sa famille, l environnement social) ; selon le récit, c est une femme qui s est rendue complice du mal, qui s en est faite canal de transmission et de diffusion. Pour preuve, son silence : lorsqu elle se trouve près de Jésus, en effet, cette femme ne dit rien ; elle n articule pas le moindre mot pour récriminer, pour se justifier, pour accuser les autres de ce qu elle est devenue. Elle se tait et pleure ; des pleurs qui valent plus que beaucoup de paroles ; des pleurs qui, au moins, en un premier temps, disent qu elle assume toute la responsabilité. Comme est-il possible, alors, que ce soit elle et non le pharisien qui incarne le chemin qui conduit à toucher le corps du Christ et à être touché par lui? Ce qui fait la différence entre les deux, selon Luc, est leur manière de penser. Nous ne devons jamais oublier, en effet, que nous agissons selon ce que nous pensons. Les pensées qui nous habitent façonnent nos choix et nos actions. En un certain sens, nous sommes ce que nous pensons. Nous sommes les paroles que nous pensons ; nous sommes les images que nous pensons. Et pas uniquement! La pensée regarde aussi les autres. D une certaine manière, les autres sont comme nous les pensons ; ils coïncident avec ce que nous pensons d eux. Enfin, même si nous étions incapables de penser, reste la pensée que nous avons été, car elle a donné une forme indélébile à notre histoire.

4 4 Que pense, donc, Simon le pharisien? Comment pense Simon le pharisien? Il est un homme aux idées claires : il sait comment doit se comporter un prophète authentique ; et il sait comment on doit se comporter devant un prophète authentique. Le vrai prophète est un homme qui éloigne et se tient éloigné : il éloigne les méchants et se tient éloigné des méchants. C est précisément pourquoi le vrai prophète ne peut pas être touché ; il n est pas comme les autres. Il doit être honoré et le plus grand honneur qui puisse lui être réservé, c est d être ses serviteurs. Les serviteurs, par définition, se tiennent toujours à distance de leurs patrons ; ils ne peuvent se permettre de toucher leurs patrons ; un tel geste pourrait même être passible de mort. L unique chose que les serviteurs puissent faire, c est de préparer la nourriture qui nourrira le corps des patrons ; mais eux, ce corps, ils ne devraient jamais le toucher. Homme aux idées claires, Simon le pharisien sait donc ce qu il doit faire, précisément parce que les idées claires comportent aussi des actions tout autant claires : il ne pourra jamais toucher le corps d un vrai prophète, ne pourra jamais se laisser toucher par lui. En tant que bon serviteur, il devra se contenter de préparer la nourriture qui nourrira le corps du prophète. Et c est précisément ce qu il fait : Un pharisien avait invité Jésus à manger avec lui. Il entra dans la maison du pharisien et prit place à table. Que pense, par contre, la femme pécheresse? Comment pense-t-elle? Elle aussi est une femme aux idées claires : un vrai prophète est quelqu un qui offre la possibilité gratuite d être différent ; le vrai prophète, c est quelqu un qui offre la possibilité d avoir une vie différente ; le vrai prophète, c est quelqu un qui te restitue l expérience de la naissance. C est précisément pour cela que le prophète n éloigne pas, mais rapproche ; il ne s éloigne pas, mais il s approche. Approchant et s approchant, le vrai prophète, c est quelqu un qui se laisse toucher. C est quelqu un qui te touche. Certes, le vrai prophète doit être honoré. L honneur qui lui est dû coïncide alors avec la manifestation et le soin du corps nouveau que sa proximité a fait naître. A ces idées claires correspondent, également chez la femme,

5 5 des actions tout autant claires : elle s approche, touche le corps du prophète et l honore avec son corps nouveau. En effet, les gestes qu elle accomplit sont finalement différents et libres : libres de la logique du péché et de la prostitution ; libres de la volonté d assouvir les passions des autres ; libres de la volonté d assouvir ses propres passions ; libres d exprimer le contraire de la prostitution, c est-à-dire le fait de savoir et de vouloir aimer ; libres d être le commencement d une nouvelle vie ; libres d affirmer le changement, la nouvelle naissance qui est advenue ; libres d être témoignage d espérance y compris pour les autres, non du haut d une perfection retrouvée, mais du bas d une gratitude pauvre, qui n a rien d autre que les pleurs. Et Jésus? Que pense Jésus de lui-même? Comment pense Jésus de luimême? C est lui-même qui le dit clairement à Simon le pharisien et à nous tous : «Tu vois cette femme? Je suis entré dans ta maison, et tu ne m as pas versé de l eau sur les pieds ; elle, elle les a mouillés de ses larmes et essuyé avec ses cheveux. Tu ne m as pas embrassé ; elle, depuis qu elle est entrée, n a cessé d embrasser mes pieds. Tu n as pas fait d onction sur ma tête ; elle, elle a versé du parfum sur mes pieds». Jésus veut être accueilli et touché comme celui qui ne méprise pas la fragilité, symbolisée par les pieds fatigués, qui ont besoin du soulagement de l eau. Jésus veut être accueilli et touché comme celui qui ne fait pas de la fragilité un motif et une cause pour salir la vie des autres, comme le symbolisent encore une fois les pieds sales, qui ont besoin d être lavés afin de ne pas salir la maison qui les accueillent. La fragilité est plutôt le lieu de la rencontre, du respect réciproque, de l amitié ; non le prétexte et la justification de la violence. Jésus veut être accueilli et touché comme celui qui offre l amitié, le partage, la confiance et l appartenance réciproque, symbolisés par le baiser qui dans

6 6 l antiquité scellait les relations d alliance entre ceux qui détenaient un pouvoir authentique. Jésus veut enfin être accueilli et touché afin de pouvoir donner un corps nouveau à celui qui le touche. Toucher et être touché par le Seigneur, signifie, en effet, renaître avec un corps différent, animé par l amour et qui n est plus contraint à être assimilé à son passé, à son péché, à un numéro, à un médicament, à un protocole de soin, à un objet, à un rejet, avec le sens de l inutilité, à la tiédeur, à l ennui et au désespoir, à la colère et à l envie de celui qui a irrémédiablement perdu ce qui le faisait sentir vivant (mais, peut-être, ne le rendait pas vivant). À la question de savoir comment, ici et maintenant, nous pouvons toucher et être touché par le corps ressuscité du Seigneur Jésus, de celui qui conserve encore les plaies de la croix comme signe, gage et engagement d amour pour tous et chacun, l évangéliste Luc a répondu en indiquant l exigence de passer de l histoire et de l expérience de Simon le pharisien à l histoire et à l expérience de la femme sans nom. Un passage qui a un nom précis : la conversion. La conversion qui ne naît pas du pur sens de devoir ou de la peur. La conversion qui naît de la joie de pouvoir recevoir, grâce à la présence réelle du Seigneur, un corps nouveau. La conversion qui est elle-même renaissance. La conversion qui rend nouveau et vivant le corps fragile, parce qu elle fait de la fragilité même, de la souffrance, de la maladie et de la mort le temps de l amour, le temps de la liberté, le temps de la foi, le temps non plus de se sentir vivant mais d être vivant : Jésus a dit à la femme : Ta foi t a sauvée ; va en paix.