Je vis sans vivre pour moi

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1 la défense des droits de l homme Le Mémorial de Caen Recueil des Plaidoiries 2014 avocats Je vis sans vivre pour moi Inés Revuelta Molino Huelva Espagne 277

2 Le Mémorial de Caen Recueil des Plaidoiries 2014 avocats Nous sommes au Nigeria en 2008 dans le petit village où vit Odion, soumise à sa famille. L un de ses oncles, qu elle connaît à peine, lui propose de se rendre à Benin City, dans l État d Edo, où on lui offrirait la possibilité de travailler dans un domaine auquel elle n aurait jamais pu accéder : en effet, Odion n avait pu aller à l école et travaillait sur le marché en vendant du savon. Quelle opportunité! Son oncle lui paierait le ticket de bus. Odion fit le voyage à la fois ravie, nerveuse et déconcertée. Une fois à Benin City, une femme, «mamma» vers laquelle les amis de son oncle la dirigèrent, lui proposa de l envoyer à Paris pour travailler comme nounou auprès des enfants de l une de ses filles qui vivait en France depuis plusieurs années. Paris? Voyager, gagner de l argent, comme elle l avait entendu raconter à tant d autres filles? Quelle chance! Odion ne voyait que les avantages de cette offre et, par conséquent, elle l accepta. Les événements s enchaînèrent très vite : «mamma» la prépare pour la cérémonie du «juju», puis le voyage à Lagos pour obtenir un passeport, l avion à destination de Paris où l attendait «sister», le trajet jusqu au domicile de celleci et la rencontre avec le mari et les enfants. Puis... la peur, l effondrement intérieur, l angoisse... La conscience d avoir été trompée par les siens. Elle n était pas venue pour s occuper des enfants ; elle était venue pour vendre son corps... Elle devait se prostituer, ils l obligeaient à cela, elle n avait aucune issue ; elle était très vulnérable et subissait des menaces et des pressions constantes contre lesquelles elle n avait aucune possibilité de se défendre. Elle devait soixante mille euros pour le voyage, le passeport... et il y avait plus. Encore plus? Oui, il y avait beaucoup plus : la location de la chambre, la nourriture, les vêtements et les faux papiers que «sister» l avait obligée à acheter. Suivirent deux années faites de violence, de peur, de viols, d humiliations, de menaces... Se prostituer nuit et jour, subir 279

3 Le Mémorial de Caen Recueil des Plaidoiries 2014 avoc ats les coups de «sister» ou des clients, ne pouvoir parler à personne, la peur d être assassinée, la terreur d une nouvelle cérémonie du «juju» qui la tuerait, la panique à l idée de ce qui pourrait arriver à sa famille... Odion remboursa sa dette intégralement, en deux ans. Environ soixante-dix mille euros. Oui, j ai bien dit soixantedix mille euros de dettes, remboursés au prix de son corps, de son amour-propre, de son bonheur, de sa liberté... Et ils lui proposèrent de devenir une «sister», mais Odion refusa et ils la laissèrent partir. Odion quitta la prostitution et commença à sortir avec l un de ses clients... Mais n allons pas imaginer qu elle est Julia Roberts et lui, Richard Gere... Rien n est plus éloigné de la réalité... Odion cherchait la stabilité, et lui il la menait en bateau... plus ou moins... Odion n avait pas de papiers ; elle ne pouvait les obtenir car sa demande d asile avait été rejetée... Elle ne pouvait rentrer au Nigeria car elle craignait qu on ne la tue si elle revenait... Sa seule issue était de tomber enceinte... et d obtenir des papiers de cette façon... Je suis née moi aussi en 1987, la même année qu Odion, mais moi je suis née en Espagne. Mes parents et ma famille m ont protégée. Pourquoi ai-je eu droit à une vie meilleure et pas Odion? Qu est-ce qui nous différencie? Qu a-t-elle fait pour que nos chemins et nos chances aient été si radicalement différents? Nous sommes toutes deux des jeunes femmes de 26 ans, ayant l envie de vivre, mais Odion a été réduite à un simple objet, à une esclave, tandis que moi j étais libre. L Académie royale de la langue espagnole définit l esclave comme celui «qui est privé de liberté du fait d être dominé par un autre». Odion était privée de liberté car elle était soumise à «sister», à «mamma», à son oncle, à chacun des hommes dont elle dépendait pour rembourser sa dette... Odion a pu partir après avoir payé sa dette, mais elle n a pas retrouvé sa liberté pour autant, car elle a continué à recevoir des menaces, et la terrible expérience qu elle avait 280

4 Le Mémorial de Caen Recueil des Plaidoiries 2014 avocats vécue ne lui permettait pas de profiter de la vie. Le Protocole de Palerme, Convention internationale de l ONU, qui vise à prévenir et à combattre efficacement la traite des personnes, définit ce crime comme : «le recrutement, le transport, le transfert, l hébergement ou l accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d autorité ou d une situation de vulnérabilité, ou par l offre ou l acceptation de paiements ou d avantages pour obtenir le consentement d une personne ayant autorité sur une autre aux fins d exploitation». Ce Protocole stipule, en outre, que «le consentement d une victime [...] est indifférent lorsque l un quelconque des moyens énoncés a été utilisé». Odion a été recrutée par son oncle, transférée du Nigeria à Paris et «accueillie» au domicile de «sister», d abord par la tromperie, parce qu on lui avait proposé un travail, et ensuite par les menaces, le recours à la force, l abus d une situation de vulnérabilité, et cela dans le seul but d exploiter Odion et de profiter de ce qu elle gagnerait en l obligeant à vendre son corps. Elle n a pas donné son consentement, ni ne s est battue contre ses proxénètes pour se libérer de cette exploitation, mais comment une jeune femme de 23 ans aurait-elle pu lutter contre ses exploiteurs dans un pays qu elle ne connaissait pas, dans une langue qu elle ne parlait pas, sans connaître personne, sans argent ni un minimum de ressources économiques pour survivre...? C était une guerre perdue d avance. Le Nigeria, son pays de naissance, et la France, son pays d accueil, ont été incapables de protéger Odion de son cruel destin. Odion a pu sortir de son pays et entrer en France avec un faux passeport sans aucune difficulté. Elle a reçu de nombreux coups de ses proxénètes et clients, qui lui ont causé de graves dommages corporels. Elle a eu besoin d une assistance médicale et a dû se rendre dans un hôpital de Paris. Elle a reçu les soins de médecins et du personnel infirmier ; personne n a posé de questions, personne n a dénoncé quoi 281

5 Le Mémorial de Caen Recueil des Plaidoiries 2014 avoc ats que ce soit, face à l injustice et à la souffrance, le silence!!!! Rappelons-nous que la France, par sa signature du Protocole de Varsovie, s est engagée à former les médecins au problème de la traite, pour que les victimes puissent être reconnues... Où le système de contrôle a-t-il échoué?, Ou est-ce que ce système est insuffisant, voire même, inexistant? Chaque État est tenu de protéger les droits de ses citoyens, principalement les droits humains et les droits fondamentaux, dans le cas de la traite, comme le stipule l article 5 du Protocole de Palerme. Cependant, des faits comme ceux-ci nous prouvent que la réalité est tout autre. Les États signent les traités internationaux, mais ensuite ceux-ci ne sont pas transposés dans les législations internes, ou lorsqu ils le sont, ils ne sont pas respectés : le Nigeria a ratifié le Protocole de Palerme le 28 juin 2001 ; la France le 29 octobre Je fais référence aux deux pays qui ont été le théâtre de cette exploitation, mais cela s applique à beaucoup d autres pays. La situation qu a vécue Odion nous montre le manque de moyens et l incapacité des gouvernements à garantir la sécurité de leurs citoyens, en particulier dans le cas de la traite des êtres humains. Odion ne dénonce pas son proxénète pour deux raisons : premièrement, par crainte de représailles contre elle ou sa famille, par peur des mafias, de la vengeance, que le mal soit toujours plus fort ; deuxièmement, parce qu elle sait que la police française ne pourrait agir efficacement, les faits sont anciens, et parce qu elle ne fournit pas suffisamment d informations pour permettre une enquête... et pendant ce temps, le cas d Odion n est toujours pas résolu, malgré les nombreux traités internationaux, lois nationales, déclarations d hommes et de femmes politiques et les dénonciations des organisations qui travaillent avec les victimes. Odion et tant d autres jeunes filles et femmes anonymes continuent de souffrir comme elle, continuent d avoir peur pour leurs familles, ne sont toujours pas protégées, sont sans papiers, sans possibilité de travailler, sans ressources, et sont «soumises» 282

6 Le Mémorial de Caen Recueil des Plaidoiries 2014 avocats dans le cas d Odion, à son ami d aujourd hui qui était autrefois son client pour pouvoir vivre, ou plutôt, survivre. L histoire d Odion est une violation évidente de l article 3 de la déclaration universelle des droits de l homme, qui stipule que «tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne». Certes, Odion est toujours en vie, mais on lui a volé le droit de vivre librement, d être heureuse, d avoir une famille... Il se peut qu elle soit en train de se reconstruire, mais une partie d Odion est morte nous l avons tous tuée en n ayant pas su la protéger et cette partie ne pourra jamais se reconstruire. On l a privée de sa liberté. Odion a passé deux années sous la domination constante de ses proxénètes, et aujourd hui nous continuons à la priver de cette liberté, car nous la poussons à ne pas sortir, à s enfermer, par peur d être renvoyée au Nigeria, parce qu elle n a pas le droit d obtenir des papiers ; et si elle retourne au Nigeria... si elle retourne au Nigeria, elle craint pour sa vie car là-bas mamma sera là à l attendre. En ce qui concerne sa sécurité... Odion est toujours la cible de menaces, constantes et calculées. Soumise pendant deux ans à des tortures, à des traitements inhumains et dégradants, sans que personne ne réagisse. Il est vrai qu elle n a pas dit la vérité sur sa vie lors de sa demande d asile, mais pouvons-nous permettre qu une personne subisse des viols, des humiliations, des menaces, des violences... uniquement parce qu elle a menti contrainte par sa proxénète? N est-ce pas là un fait qui devrait nous pousser à protéger, et non à condamner? N est-ce pas là une autre indication qu Odion est une victime et non une criminelle? Odion est la victime d un crime très ancien, l exploitation sexuelle, la traite des êtres humains, mais personne ne la reconnaît comme victime. Elle est Nigériane. Elle n a pas d argent. Qu importe? Cependant, l article 4 de la DUDH indique également que «nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ; l esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes». 283

7 Le Mémorial de Caen Recueil des Plaidoiries 2014 avoc ats Qu a subi Odion pendant deux ans? Elle a été une esclave. Ses faits et gestes ont été contrôlés nuit et jour pour qu elle paie sa prétendue dette en vendant son corps. Obligée d utiliser son corps pour le bénéfice des autres. Esclave sexuelle d individus qui savent qu ils n en subiront aucune conséquence. Pouvons-nous permettre qu au XXI e siècle il existe toujours des esclaves sexuels? Comment peut-on permettre que l on contraigne une femme à se prostituer pour payer une «dette» qu on l a obligée à contracter à son insu? Peut-on vendre une personne de votre famille? Aujourd hui, devant vous, j ai essayé de rappeler ce qu a vécu Odion, mais tous les événements relatés sont les souvenirs de Jenifer, Valentina, Regina, Patience, Joy, Faith... et de tant d autres femmes, esclaves, invisibles aux yeux de notre société. Cette plaidoirie est en leur nom. 284

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