SOM1MT05 Université d Orléans Analyse Fonctionnelle 2014-2015 Cours, Chapitre n 5 Luc Hillairet. Espaces L p On ne considère que des fonctions à valeurs réelles (ou dans [0, ]). Le cas des fonctions à valeurs complexes s en déduit en séparant parties réelles et imaginaires. Dans première partie on travaille dans un espace mesuré quelconque puis, dans la deuxième partie on spécificiera à la mesure de Lebesgue 1 sur R k. 1 Approximation par des fonctions étagées Soit (, A, µ) un espace mesuré. Définition 1. Une fonction f sur est dite étagée lorsqu il existe tels que 1. Un ensemble d indices I fini, 2. Une collection (finie) (α i ) i I de nombres réels, 3. Une collection (finie) (A i ) i I d éléments de A f = i I α i 1 Ai. Le théorème suivant permet d approcher toute fonction mesurable positive par une suite de fonctions étagées. Proposition 1. Soit f : [0, ] une fonction mesurable positive. Il existe une suite (f n ) n 0 de fonctions étagées telle que 1. Pour tout x, la suite (f n (x)) n 0 est croissante, 2. Pour tout x, la suite (f n (x)) n 0 converge vers f(x). Si de plus f est bornée alors sup { f n (x) f(x), x } 0. Démonstration. On construit f n de la façon suivante. Pour n fixé et 0 k < n2 n on pose { k A n,k = x, 2 n f(x) < k + 1 } 2 n A n, = {x, f(x) n }. 1. Lebesgue, Henri, 1875-1941 : mathématicien français. 1
On vérifie que tous ces ensembles sont mesurables et donc la fonction f n := n2 n 1 k=0 k 2 n 1 A n,k + n1 An,. est bien étagée. Vérifions que la suite (f n ) n 0 est bien croissante. Si x A n,k alors x A n+1,2k A n+1,2k+1 et on a l alternative suivante : Si x A n, on utilise alors Sur un tel A n+1,k on a et sur A n+1, on a x A n+1,2k f n (x) = k 2 n = 2k 2 n+1 = f n+1(x) x A n+1,2k+1 f n (x) = k 2 n < 2k + 1 2 n+1 = f n+1 (x) A n, = n f n (x) = n A n+1,k A n+1,. k 2 n+1 < n+1 k 2 n+1 = f n+1(x), f n (x) = n < n + 1 = f n+1 (x). Pour tout x fixé, si f(x) = alors x n A n, et donc f n (x) = n pour tout n et f n (x) converge bien vers f(x). Inversement, s il existe n 0 tel que f(x) n 0 alors, pour tout n n 0 on a f n (x) f(x) 1 2 n. Si f est bornée, on peut prendre n 0 indépendant de x et on a bien la convergence uniforme. On en déduit le corollaire suivant Corollaire 1. Tout fonction f mesurable de dans R est limite d une suite de fonctions étagées telles que n 0, x, f n (x) f(x). Démonstration. On décompose f en partie positive et négative f = f + f et on applique la proposition à f et f +. L intégrale d une fonction étagée est définie par f dµ := α i µ(a i ), i I avec la convention 0. = 0 (nécessaire pour gérer l annulation de f sur un ensemble de mesure infinie). Remarque : L écriture d une fonction étagée sous la forme i I α i1 Ai n est pas unique. Il convient donc de montrer que la définition de l intégrale ne dépend pas de cette écriture. 2
On définit alors l intégrale d une fonction à valeurs dans [0, ] par { f dµ := sup s dµ, s fonction étagée t.q. 0 s f On dit qu une fonction à valeurs positives est intégrable lorsque f dµ <. On définit ensuite l intégrale des fonctions à valeurs réelles en demandant que les parties positives et négatives soient intégrables et en posant f dµ = f + dµ f dµ. Exercice 1. Montrer à l aide de cette définition les propriétés de base de l intégrale (linéarité, monotonie, restriction, fonctions positives d intégrale nulle) }. 2 Théorèmes de convergence On rappelle les théorèmes de convergence suivants valables dans un espace mesuré (, A, µ). Théorème 1 (Convergence monotone). 2 Soit (f n ) n 0 une suite croissante de fonctions mesurables à valeurs dans [0, ] alors (f n ) n 0 converge simplement vers une fonction mesurable f à valeurs dans [0, ] et f n dµ f dµ. Démonstration. Pour tout x, la suite (f n (x)) n 0 est croissante. Elle converge donc vers un élément de [0, ] que l on note f(x). De plus, on a f(x) = sup{f n (x), n 0}. ainsi, pour tout réel a, f 1 (]a, ]) = n 0 fn 1 (]a, ]), ce qui assure la mesurabilité de f. Posons I := f dµ [0, ] et J := sup { f n dµ, n 0 }. Pour tout n on a f n f et donc f n dµ I. Ce qui assure J I. Soit s une fonction étagée telle que s f. Fixons un 0 < t < 1, et définissons 2. Levi, Beppo, 1875-1961 :mathématicien italien. n := {x, f n (x) t s(x) }. 3
Comme (f n ) n 0 est croissante et tend vers f, la suite ( n ) n 0 est une suite croissante d ensembles telle que n =. On a alors J On observe que puisque s est étagée n 0 f n dµ n s dµ := i I f n dµ t s dµ. n n α i µ( n A i ). Les propriétés de la mesure assure que µ( n A i ) µ(a i ) et donc J t s dµ. Il reste à faire tendre t vers 1 puis à prendre le sup sur s pour trouver J I Une des conséquences du théorème de convergence monotone est le lemme de Fatou. Lemme 1 (de Fatou). 3 Soit (f n ) n 0 une suite de fonctions mesurables à valeurs dans [0, ] alors lim inf f n dµ lim inf f n dµ. Démonstration. On pose g m := inf{f n, n m }, de sorte que (g m ) m 0 est une suite croissante de fonctions mesurables à valeurs dans [0, ]. Comme, pour tout n, g n f n on a g n dµ f n dµ. Le passage à la liminf préserve cette inégalité de sorte que lim inf g n dµ lim inf f n dµ. D après le théorème de convergence monotone, la liminf de gauche est en fait une vraie limite et vaut lim inf f n dµ. 3. Fatou, Pierre, 1878-1929 : mathématicien français. 4
Les deux résultats précédents concernent les fonctions à valeurs dans [0, ]. Pour les fonctions à valeurs réelles, le théorème de convergence dominée permet de traiter de nombreuses situations. Théorème 2 (Convergence dominée). Soit (f n ) n 0 une suite de fonctions mesurables qui converge simplement vers une fonction f. On suppose qu il existe une fonction intégrable positive g telle que n 0, x, f n (x) g(x). alors f est intégrable et On en déduit f n f dµ 0. f n dµ f dµ. Démonstration. On sait déjà que la limite simple de fonctions mesurables est mesurable. En passant à la limite dans l hypothèse de domination on a f g. Cela entraîne f dµ g dµ <, et donc f est bien intégrable. On pose h n := 2g f f n. On obtient une suite de fonctions positives qui converge simplement vers la fonction 2g. Le lemme de Fatou entraîne 2g dµ lim inf h n dµ. On a On obtient bien lim inf h n dµ = La dernière propriété s obtient grâce à f n dµ 2g dµ lim sup f n f, dµ. f n f dµ 0. f dµ f n f dµ. Remarque : On peut supposer la convergence de (f n ) n 0 ainsi que la domination seulement µ presque partout. Cela revient à déterminer un ensemble de mesure nulle A et à appliquer le théorème à f n 1 A c. On notera aussi que le théorème de convergence monotone entraîne directement le corollaire suivant pour les séries de fonctions intégrables positives. Corollaire 2. Soit f n une série de fonctions à valeurs dans [0, ] alors f n dµ. n 0 f n dµ = n 0 5
3 Complétude des espaces L p 3.1 Passage au quotient Les théorèmes de convergence du paragraphe précédent permettent d étudier les espaces de fonctions intégrables. On s intéresse ici seulement au cas 1 p <, le cas p = se traite à part. On introduit donc pour pour p 1 L p := {f, mesurable f p intégrable }. On définit l application N de L p dans [0, ) par ( N(f) := ) 1 f p p dµ Cette application est clairement positivement homogène et l inégalité de Minkowski entraîne l inégalité triangulaire. Comme N(0) = 0 on définit ainsi une semi-norme. Cette semi-norme n est, en général, pas une norme. On a en effet l équivalence : N(f) = 0 µ(f 0) = 0. Autrement dit N(f) = 0 si et seulement si f = 0 µ p.p. L ensemble F L p des fonctions nulles µ p.p. est un sous-espace vectoriel par lequel on peut quotienter. On note L p (, dµ) := L p /F l espace vectoriel quotient ainsi obtenu. Un élément de L p est donc théoriquement une classe d éléments de L p. D un point de vue concret, quand on veut travailler dans L p on travaille en fait avec un représentant dans L p et on s assure que toutes les opérations effectuées ne dépendent pas du représentant choisi (on dit parfois que l opération descend au quotient). Exercice 2. 1. Vérifier que la somme et le produit par un scalaire sont bien définis sur L p. 2. Vérifier que N descend au quotient. 3. Montrer que si f L p et g L q avec 1 p + 1 q = 1 alors f g est bien défini comme un élément de L 1. 3.2 Complétude On note N( ) = p, et on vient de voir que l espace (L p, p ) était un espace vectoriel normé. Le théorème de Riesz-Fisher assure que c est un espace de Banach. Théorème 3 (Riesz-Fischer). 4 Soit (, A, µ) un espace mesuré et 1 p alors L p (, µ) est un espace de Banach. 4. Riesz, Frygies, 1880-1956 : mathématicien hongrois, Fischer, Ernst, 1875-1954 : mathématicien autrichien. 6
Démonstration. Soit (f n ) n 0 une suite de Cauchy de L p. On commence par extraire une sous-suite (f nk ) k 0 telle que f nk+1 f nk p 2 k. On pose g K := K f nk+1 f nk, g := f nk+1 f nk. k 0 k=0 La fonction g est bien définie comme une fonction à valeurs dans [0, ]. Par construction, on a K g K p 2 k 2. k=0 Par ailleurs la suite (g p k ) k 0 est une suite croissante de fonctions à valeurs positives qui converge simplement vers g p et donc le théorème de convergence monotone assure g p dµ 2. En particulier g est fini µ p.p.. Cela entraîne que µ p.p. la série f nk+1 (x) f nk (x) k 0 converge absolument. On définit f de telle sorte que la somme de la série précédente soit f f n0 et que donc (f nk ) k 0 converge simplement vers f µ p.p.. Il reste à voir que (f n ) n 0 converge dans L p vers f. Comme la suite est de Cauchy, ε > 0, n 0 0, q, r n 0, f q f r p ε. On en déduit que ε > 0, n 0, k 0 0, q n 0, k k 0, f nk f q p dµ ε p. Puisque (f nk ) k 0 converge simplement vers f, le lemme de Fatou assure alors ε > 0, n 0, q n 0, f f q p dµ ε p. Ceci entraîne premièrement que f est dans L p et deuxièmement la convergence de (f n ) n 0 vers f dans L p. On a en particulier montré dans la preuve qu une suite de Cauchy de L p admettait une sous-suite qui convergeait simplement µ p.p.. On retiendra la proposition suivante. Proposition 2. Soit (f n ) n 0 une suite de fonctions L p qui converge vers f dans L p, alors on peut extraire une sous-suite qui converge µ p.p. vers f. 7
Démonstration. Comme (f n ) n 0 converge dans L p elle est en particulier de Cauchy. La preuve du théorème de Riesz-Fischer entraîne alors qu il existe une sous-suite et une fonction f telle que 1. La sous-suite converge µ p.p. vers f. 2. La suite (f n ) n 0 converge dans L p vers f. L unicité de la limite donne alors f = f. Remarques : 1. Il n est pas possible en général de faire converger µ p.p. toute la suite (f n ) n 0 2. En revanche, si on sait que (f n ) n 0 converge dans L p et µ p.p, alors cette proposition entraîne que la limite L p coïncide µ p.p. avec la limite simple. On a vu que toute fonction mesurable pouvait être approchée par des fonctions étagées. On peut donc se poser la question de savoir ce qu il en est dans L p. On commence par donner une condition sur une fonction étagée pour qu elle soit dans L p. Lemme 2. Soit f une fonction étagée alors les propriétés suivantes sont équivalentes 1. f L 1 (, µ), 2. α 0, µ(f 1 ({α})) <, 3. 1 p <, f L p (, µ). Démonstration. Sens 1 2 : Puisque f est étagée, on peut écrire f = i I α i 1 Ai, et f dµ = α i µ(a i ). i I On en déduit que La propriété 2 s ensuit. 2 3 On calcule Ce qui donne le résultat. Le dernier sens est évident. i I, α i 0 µ(a i ) α i 1 f p dµ = i I On en déduit le résultat de densité suivant. α i p µ(a i ). f dµ <. Proposition 3. Pour tout 1 p <, l ensemble des fonctions L p étagées est dense dans L p. 8
Démonstration. Il suffit de montrer que toute fonction f L p est limite de fonctions étagées intégrables. On suppose dans un premier temps que f 0. Il existe alors une suite (f n ) n 0 de fonctions étagées positives qui converge en croissant vers f. La suite (f p n) n 0 converge alors aussi en croissant vers f p. On en déduit que f p n appartient à L p pour tout n. De plus, on a Donc, par convergence dominée f f n p f p. f f n p 0, ce qui assure la convergence dans L p de f n vers f. Quand f est quelconque, on sépare partie positive et négative ; ce qui permet de conclure. Pour montrer qu une partie Z est dense dans L p il suffira donc de montrer que Z contient les fonctions étagées intégrables. Remarquons que l espace des fonctions étagées intégrables est un sous-espace vectoriel engendré par les fonctions caractéristiques 1 A où A est ensemble mesurable tel que µ(a) <. Si Z est un espace vectoriel, il suffira donc de montrer que Z contient toutes les fonctions 1 A telle que µ(a) <. 4 Régularité de la mesure de Lebesgue Dans cette partie on va restreindre notre propos à = R k et à la mesure de Lebesgue que l on notera soit Leb soit dx. On rappelle que la mesure de Lebesgue est définie sur la tribu borélienne complétée (c est à dire la tribu borélienne à laquelle on a rajouté tous les sous-ensembles des ensembles de mesure nulle). Parmi les propriétés importantes de la mesure de Lebesgue, il y a la régularité. Cela signifie qu elle est régulière extérieurement : pour tout ensemble mesurable A : Leb(A) = inf {Leb(O), O ouvert contenant A }, régulière intérieurement : pour tout ensemble mesurable A : Leb(A) = sup {Leb(K), K compact inclus dans A }, On utilisera aussi le fait que R k est une union croissante dénombrable de compacts. En effet, posons K n la boule de centre 0 et de rayon n (pour une norme quelconque), on a alors R k = n 0 K n. On rappelle qu une fonction mesurable f est dite à support compact dès qu il existe n tel que f 1 (R ) K n. Cette propriété a la conséquence suivante. Lemme 3. Pour tout 1 p <, les fonctions étagées à support compact sont denses dans L p (R k, Leb). 9
Démonstration. On remarque d abord qu une fonction étagée à support compact est automatiquement intégrable (puisque, pour tout α 0, Leb(f 1 ({α})) LebK n < ). Ensuite, l ensemble des fonctions étagées à support compact est un sous-espace vectoriel. Il suffit donc de montrer que pour tout ensemble mesurable A de mesure finie 1 A est limite de fonctions étagées mesurables à support compact. On pose A n := A K n et f n = 1 An. Il est clair que f n est étagée à support compact, qu elle converge simplement vers 1 A et qu on a la majoration suivante : 1 An 1 A 1 A. Le résultat suit par convergence dominée. Pour montrer la densité d un sous-espace vectoriel il suffira donc de montrer que son adhérence contient toute les fonctions 1 A où A est une partie mesurable incluse dans un compact. 4.1 Densité des fonctions continues à support compact La densité des fonctions continues à support compact s appuie sur le lemme d Urysohn 5 suivant. Lemme 4. Soit A une partie mesurable incluse dans un compact, alors, pour tout ε il existe un ouvert borné O, et un compact K et une fonction continue g tels que K A O, Leb(O \ K) ε, 1 K g 1 O. Démonstration. Puisque A est inclus dans un compact, il existe K n tel que A K n K n+1. Par régularité de la mesure de Lebesgue, pour tout ε > 0, il existe K et O tels que les deux premières propriétés sont vraies, Quitte à intersecter O avec K n+1 on peut supposer que O K n+1. On pose d(x, O c ) g := d(x, K) + d(x, O c ), où d désigne une distance (par exemple la distance euclidienne). On vérifie que g est continue à support compact et que 1 K g 1 O Remarquons que 1 A 1 O 1 O\A. On en déduit le résultat de densité suivant. Théorème 4. Pour tout 1 p <, les fonctions continues à support compact sont denses dans L p (R k Leb). 5. Urysohn, Pavel, 1898-1924 : mathématicien ukrainien. 10
Démonstration. On remarque tout d abord que l ensemble des fonctions continues à support compact est un sous-espace vectoriel de L p (R k, Leb). Il suffit donc de montrer que pour tout mesurable A inclus dans un compact, la boule L p centré en 1 A et de rayon ε rencontre les fonctions continues à support compact. Fixons ε et choisissons la fonction g construite dans le lemme. Par constuction, on a g 1 A 1 O\A. D où, par intégration Ce qui achève la preuve. g 1 A p ε 1 p. Remarque : Ce théorème est faux pour p = puisqu une limite L de fonctions continues est automatiquement continue. 11