QUE DEVIENNENT LES PETITES ENTREPRISES CANADIENNES APRÈS UN PREMIER APPEL PUBLIC À L ÉPARGNE? Cécile Carpentier et Jean-Marc Suret Rapport préparé pour l Autorité des marchés financiers du Québec Le 10 juin 2009 Cécile Carpentier et Jean-Marc Suret sont professeurs titulaires à l École de comptabilité de l Université Laval. E-mails : Cecile.carpentier@fsa.ulaval.ca et Jean-marc.suret@fsa.ulaval.ca. Cette recherche a été financée par le Fonds pour l éducation et la saine gouvernance de l Autorité des marchés financiers du Québec. Le présent document est un sommaire du document des mêmes auteurs intitulé The Survival and Success of Canadian Penny Stock IPOs, Rapport préparé pour l Autorité des marchés financiers du Québec, 2009.
INTRODUCTION Nous cherchons à déterminer les conséquences économiques du fait de permettre à des petites entreprises non rentables d accéder au marché boursier. Pour un organisme de réglementation des valeurs mobilières, cette question correspond à la détermination des normes minimales d accès en Bourse, c'est-à-dire des conditions que doivent remplir les entreprises pour être autorisées à entrer en Bourse. Poser des conditions draconiennes revient à limiter l accès des petites entreprises au financement par le marché public et à entraver leur développement. À l inverse, des conditions très souples offrent à ces entreprises davantage de possibilités de financement, mais nuisent à la protection des investisseurs et à la qualité du marché. Les nombreux changements apportés par les bourses du monde entier à ce chapitre illustrent la recherche de cet équilibre. Les petites entreprises sont le plus souvent considérées comme étant contraintes financièrement. Réaliser un premier appel public à l épargne (PAPE) permet de relâcher cette contrainte. Ce raisonnement a conduit à la création de nombreux marchés juniors, aux normes minimales d inscription très souples. Mais cette approche a été remise en question suite à l effondrement de ces marchés en Europe. Aux États-Unis, le Nasdaq a lui aussi baissé ses conditions d accès, permettant l entrée d entreprises non profitables qui n ont finalement pas survécu au dégonflement de la bulle technologique. Suite à cet épisode, les organismes de réglementation ont limité le pouvoir discrétionnaire des bourses : aux États-Unis, la SEC a gelé ces normes et au Royaume-Uni, la capacité de fixer les normes a été transférée de la Bourse à la Financial Services Authority (la FSA). Très peu d études ont cherché à déterminer quel serait le niveau optimal de normes minimales d inscription et les preuves empiriques sont rares. L efficacité et l existence même de telles normes sont encore des questions sans réponse. Ceci est la première justification de notre étude. Certaines bourses ont baissé leur niveau de normes minimales d inscription, aux États-Unis et en Europe en particulier. Cependant, essentiellement pour éviter la fraude et la manipulation, aucune n a permis l accès au marché boursier à de très petites entreprises (penny stocks). La taille minimale d actif pour entrer en Bourse communément retenue est de l ordre de 10 millions de dollars US. 2
Cependant certains régulateurs et chercheurs affirment que permettre à des microcapitalisations d accéder au marché boursier procurerait plusieurs avantages. Cette controverse d actualité représente la seconde justification de notre étude. Les trois principales questions auxquelles nous tentons de répondre sont : 1) Quels sont les effets de l abaissement des normes minimales d inscription sur les probabilités de succès et d échec des entreprises nouvellement inscrites? 2) Peut-on quantifier les avantages et les coûts de l abaissement des normes? 3) Au-delà des normes, quels facteurs influencent les chances de succès ou d échec? Pour étudier cette question, nous utilisons un très large échantillon de 2 373 PAPEs qui constitue l ensemble des opérations de cette nature pour lesquelles l information a pu être obtenue entre 1986 et 2003. Ces PAPEs sont effectués sur le marché canadien dont les normes minimales d inscription sont extrêmement basses. 1) LES EFFETS DE L ABAISSEMENT DES NORMES Les normes minimales d inscription reposent habituellement sur des seuils que doivent dépasser les entreprises candidates à l inscription. De façon générale, les valeurs de l avoir des actionnaires, des revenus, des bénéfices et de la capitalisation après l émission sont très fréquemment utilisées. Nous avons donc défini des normes minimales hypothétiques à partir de ces valeurs. Ces normes minimales nous permettent de constituer des groupes d émetteurs. Dans le groupe 1 (NORM1) se trouvent les entreprises qui ne rapportent aucun revenu; et dont les bénéfices et flux sont négatifs. Il s agit d entreprises qui ne pourraient pas accéder à la majorité des bourses. Le second groupe (NORM2) rassemble les entreprises avec des revenus mais faisant des pertes, le troisième (NORM3) regroupe les émetteurs rentables mais dont l avoir des actionnaires est inférieur à 25 millions de dollars. Cette limite est approximativement celle qui prévaut sur le NASDAQ. Le quatrième groupe est composé des émetteurs rentables dont l avoir dépasse cette limite. Nous analysons les conséquences de l application de normes plus restrictives sur la survie et le succès des émetteurs, en estimant la probabilité et le temps de survie et de succès des entreprises nouvellement inscrites. Nous définissons le succès comme étant la graduation, c'est-à-dire l accès de l entreprise à un marché plus senior. Ce critère est d ailleurs utilisé par la Bourse de croissance TSX elle-même 3
comme indicateur de succès. Le tableau 1 regroupe l essentiel des résultats relatifs aux probabilités d échec et de succès. Nous avons également analysé les durées de vie des diverses catégories d émetteurs, ainsi que le temps qui sépare l émission initiale d une éventuelle migration vers le TSX, qui représente le succès. Nous montrons que permettre aux entreprises qui ne sont pas encore au stade des revenus d accéder à la Bourse est une stratégie périlleuse, dans la mesure où seule une petite proportion de ces émetteurs survit. La probabilité de radiation à long terme, estimée à la fin de notre période d analyse, est de 38% pour un émetteur avec des revenus contre 62% pour un émetteur sans revenus. Le temps moyen de radiation augmente de 13 à 15 ans lorsque l entreprise présente des revenus à l émission. Cependant, de façon surprenante, le taux de défaillance global des émetteurs canadiens est inférieur à celui des émetteurs américains. Après 10 ans, 28% des émetteurs canadiens sont radiés, contre environ 40% aux États-Unis. Deux éléments peuvent expliquer cette situation. Premièrement, les entreprises canadiennes peuvent facilement se refinancer par placement privé ou public avant même d atteindre le stade de la rentabilité ou d avoir des ventes. Une seconde explication peut être la tolérance de la Bourse en matière de radiation des compagnies non opérantes. Ces deux raisons permettent à de nombreuses entreprises non rentables de survivre et de financer leurs dépenses de recherche ou d exploration. Le Canada semble donc avoir développé une stratégie particulière de financement des entreprises en croissance. Permettre aux penny stocks d entrer en Bourse pourrait donc être une option pour les régulateurs, à condition que les pratiques soient ajustées dans le marché secondaire. A l inverse, nous ne mettons pas en évidence de lien statistiquement significatif entre les conditions financières lors de l émission et le succès des émetteurs. La probabilité de succès à la fin de la période d étude est globalement de 14%. Elle est approximativement la même pour les trois groupes qui présentent des revenus lors du PAPE. Ce taux est de l ordre de 16% à 17%. Il est seulement de 11% pour les émetteurs sans revenus. Les conditions financières à l émission ne semblent pas jouer un rôle très fort dans le succès des nouvelles émissions. ** Tableau 1 ** 4
2) LES AVANTAGES ET LES COÛTS DE L ABAISSEMENT DES NORMES Comme nous disposons des probabilités d échec et de succès, il est possible de mesurer un indicateur du coût économique de la diminution des normes minimales. Dans les trois dernières colonnes du tableau 1, nous calculons le ratio des échecs aux succès (volet A) pour trois horizons et pour chaque catégorie de normes minimales. Lorsque les commissions de valeurs mobilières ou les bourses permettent aux entreprises de se lister avant qu elles n aient des revenus, un coût de 4,24 échecs est encouru pour chaque succès après 5 ans. Ce ratio augmente à 14,59 échecs par succès après 10 ans. Il diminue après 10 ans, parce que la proportion de succès augmente plus rapidement que le taux d échec. À la fin de la période d analyse, le coût économique de l admission des entreprises avant qu elles n aient des revenus est de 5,7 échecs par succès. Nous fournissons aussi le taux de succès par échec au volet B. Nous observons 0,18 succès par échec dans le groupe sans revenus, à la fin de la période d étude. Les coûts économiques diminuent fortement et sont très similaires pour les groupes avec revenus NORM2 et NORM3. Pour les entreprises de moins de 25 millions d avoir des actionnaires, la situation en termes de bénéfices a un impact limité sur l indicateur de coût économique. À la fin de la période d étude, le coût économique est de 3 échecs par succès dans le groupe NORM2 (pas de bénéfices) contre 2,36 échecs par succès dans le groupe NORM3 (bénéfices). Le taux d échec est légèrement plus élevé dans le groupe NORM2 que dans le groupe NORM3, mais le taux de succès est également plus élevé dans le groupe NORM2. Le taux de succès plus élevé des entreprises non rentables peut probablement s expliquer par la concentration de ces entreprises dans le secteur des ressources naturelles et de l énergie, qui ont profité de conditions très favorables pendant les 10 dernières années de notre analyse. Les conséquences économiques des nouvelles inscriptions deviennent positives pour le groupe NORM4. Les compagnies les plus matures présentent un taux de succès plus élevé que leur taux de d échec. Ce tableau illustre l effet important des normes minimales d inscription sur le succès, l échec et les coûts économiques des nouvelles inscriptions. 5
3) QUELLES AUTRES VALEURS INTERVIENNENT POUR EXPLIQUER LES ÉCHECS ET LES SUCCÈS? Nous mettons en évidence un lien entre les conditions financières lors de l émission et la survie des émetteurs. La probabilité de survie est plus basse lorsque les émetteurs n ont pas de revenus ou de bénéfices. Elle est plus élevée pour les émetteurs rentables et de plus grande taille. Cette relation existe également lorsque l on contrôle pour les autres variables pouvant l influencer telles que les caractéristiques des émetteurs (l âge, le secteur, la taille) ou les caractéristiques du marché à l émission. Ainsi, comme le montre le tableau 2, les émetteurs les plus matures ont une plus faible probabilité d échec que les plus jeunes. De la même façon, les émetteurs de plus grande taille lors de l émission ont moins de chance de connaître l échec rapidement. Les émetteurs qui ont engagé un vérificateur renommé (qui appartient à l un des 4 ou 5 plus grands cabinets d expertscomptables) et un courtier prestigieux (qui détient une grosse part du marché du courtage) ont une probabilité d échec moins grande. Les émetteurs du secteur minier et de l énergie ont également une probabilité d échec moins grande. Nous ne détectons pas de lien significatif entre l implication d un investisseur en capital de risque et la probabilité d échec, ni de lien entre les conditions de marché lord de l émission et la probabilité d échec. La survie des émetteurs est donc significativement associée aux caractéristiques des émetteurs et avec le niveau de normes minimales d inscription dans lequel l émetteur se situe. Les effets des normes minimales sont mitigés par l implication d intermédiaires renommés : l implication d un vérificateur ou d un courtier prestigieux diminue la probabilité de radiation. Permettre aux émetteurs de petite taille d accéder au marché boursier peut être une option pour les régulateurs, en particulier lorsque l émetteur a des revenus et que des intermédiaires prestigieux sont impliqués dans l opération. La probabilité de succès de l émetteur n est pas liée à ses conditions financières lors de l émission. Après 10 ans, 5,48% des émetteurs ont gradué sur une bourse de niveau supérieur. Le temps jusqu au succès est en faible relation avec les caractéristiques de l émetteur lors de l émission. La taille de l entreprise, son secteur et les conditions de marché sont les seules variables significatives pour expliquer cette relation. Ainsi, plus l émetteur est mature et de grande taille, plus la probabilité qu il gradue sur une bourse 6
plus senior est grande. L appartenance de l émetteur au secteur de haute technologie ou de l énergie augmente cette probabilité, ainsi que la présence d un vérificateur de bonne renommée. Le fait d émettre lors d une période de marché intense diminue les chances de succès de l émetteur. Cependant, si l implication d un investisseur en capital de risque lors de l émission a peu d effet sur la probabilité de défaillance, son implication influence significativement la probabilité de succès. Pour favoriser le succès des émetteurs de PAPEs, le régulateur ne peut pas s appuyer les caractéristiques des entreprises (hormis la taille), mais pourrait requérir la présence d investisseurs en capital de risque dans l actionnariat des émetteurs de certains secteurs. ** Tableau 2 ** 4) CONCLUSION Nous mettons en évidence une relation forte entre les caractéristiques principales des entreprises lors des entrées en Bourse et leur survie. Les caractéristiques principales, comme la rentabilité, l avoir ou les revenus, sont souvent utilisées pour établir les normes minimales d inscription, ce qui nous permet d affirmer que ces normes ont bien un effet direct sur les probabilités d échec des entreprises qui entrent en Bourse. Celles qui ne rapportent pas de revenus connaissent l échec dans plus de 61 % des cas. Celles qui entrent en Bourse en présentant des revenus et une capitalisation supérieure à 25 millions de dollars ne connaissent l échec que dans une proportion de 12% environ. Les probabilités de succès sont peu sensibles aux caractéristiques d entrée. L abaissement des normes semble donc avoir un coût important, en augmentant de façon importante le taux d échec pour chacun des succès. 7
Tableau 1 : Résumé des caractéristiques des PAPEs par groupes basés sur des normes minimales hypothétiques d inscription. EPS signifie bénéfice par action. SE signifie avoir des actionnaires et est exprimé en millions de dollars canadiens (M $). Volet A : Taux et temps jusque l échec Taux d Échec Temps médian de survie Coût économique : Échec / Succès % 5 ans %10 ans % 2007 en mois % 5 ans %10 ans % 2007 NORM1 : sans revenus 11,91 32,29 61,37 132,67 4,24 14,59 5,70 NORM2 : revenus mais EPS<=0 13,86 30,43 48,94 119,26 1,35 4,15 3,00 NORM3 : EPS>0 & SE<= 25M $ 11,33 25,73 37,64 145,08 1,41 3,16 2,36 NORM4 : EPS>0 & SE> 25M $ 5,53 9,26 12,50 143,39 0,39 0,79 0,74 NORM12 : EPS<=0 12,62 31,69 56,88 126,01 2,29 8,18 4,45 NORM34 : EPS>0 9,15 20,04 28,06 144,66 0,88 2,14 1,72 Toutes 11,60 28,29 48,52 131,96 1,67 5,16 3,51 Volet B : Taux et temps jusqu au succès Taux de Succès Temps médian Succès / Échec % 5 y. %10 y. % 2007 jusqu au succès % 5 y. %10 y. % 2007 NORM1 : sans revenus 2,81 2,21 10,77 80,46 0,24 0,07 0,18 NORM2 : revenus mais EPS<=0 10,30 7,34 16,31 38,47 0,74 0,24 0,33 NORM3 : EPS>0 & SE<=25 M $ 8,01 8,14 15,93 59,20 0,71 0,32 0,42 NORM4 : EPS>0 & SE> 25 M $ 14,29 11,73 16,96 11,10 2,58 1,27 1,36 NORM12 : EPS<=0 5,52 3,87 12,78 66,71 0,44 0,12 0,22 NORM34 : EPS>0 10,36 9,38 16,33 30,00 1,13 0,47 0,58 Toutes 6,94 5,48 13,81 55,41 0,60 0,19 0,28 8
Tableau 2 : Résumé de nos résultats. Variable Relation significative observée avec la propension À l échec Au succès L entreprise rapporte des revenus lors du PAPE Oui (-) Non L entreprise est bénéficiaire lors du PAPE Oui (-) Non L entreprise est bénéficiaire lors du PAPE et rapporte Oui (-) Non plus de 25 millions de dollars d avoir des actionnaires Niveau de norme minimale lors du PAPE Oui Non PAPE soutenu par un investisseur en capital de risque Non Oui (+) Vérificateur prestigieux impliqué Oui (-) Oui (+) Courtier prestigieux impliqué Oui (-) Oui (-) Age lors du PAPE Oui (-) Oui (+) Taille lors du PAPE Oui (-) Oui (+) Influence de l industrie Oui, ressources naturelles Oui Marché d émissions intense lors du PAPE Non Oui (-) 9