L île déserte dans la littérature pour la jeunesse actuelle. Irène Laborde (IUFM de Grenoble).

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1 1 Rapports entre la littérature de jeunesse et la littérature générale Atelier 2 : Traitement spécifique de notions littéraires en littérature de jeunesse. L île déserte dans la littérature pour la jeunesse actuelle Irène Laborde (IUFM de Grenoble). L espace limité au plan géographique, celui de l île, littérairement récurrent dans le genre du roman d aventure, intrigue. Intéressant donc d approcher les raisons de la pérennité de l intérêt que les enfants lui portent et de sa permanence dans la littérature pour la jeunesse. Si on admet que l œuvre littéraire et la lecture permettent - comme le dit Jean Bellemin-Noël 1 au sujet du conte - de fantasmer pour notre plus grand plaisir et en toute impunité l approche des ressorts psychologiques mis en action par le lieu île déserte peut permettre de comprendre pourquoi cet espace littéraire ravit le lecteur, au sens premier de l enchantement et second du ravissement qui est un rapt. Cinq romans, parus ces trente dernières années, dans des collections pour la jeunesse, ont servi de matériau pour tenter d explorer en quoi et comment l espace de l île, lieu littéraire s il en est, alimente la vie imaginaire de l enfant lecteur. 1) D abord l île, image de la séparation Présente dans toutes les mythologies, dans de nombreux contes des origines notamment puis ensuite dans les robinsonnades car le roman d aventures s en est emparé, l île est un centre où l on aborde après un voyage brutalement arrêté, un désert de solitude où le héros va vivre séparé du monde. En effet, dans la littérature pour la jeunesse, comme pour l inconscient collectif, l île représente la séparation : Rêver des îles, avec angoisse ou joie peu importe, c est rêver qu on se sépare, qu on est séparé, loin des continents, qu on est seul et perdu... 2 Le voyage, par définition, entraîne même s il est délibérément entrepris la perte de la stabilité, de la sécurité et de la quiétude que la maison assure. Dans les robinsonnades, il est violemment interrompu ; le héros, jeté ou rejeté par la mer sur le rivage, est confronté au plus grand des dangers, celui de mourir loin de tout et de tous, abandonné. La littérature présente le passage sur une île déserte comme un accident qui sépare l enfant de ses parents, contre son gré ; mais le lecteur ne s y trompe pas et investit le récit avec d autant plus d intérêt que la séparation vécue par le héros correspond à un désir inconscient à la fois ardent et redouté. Dans les romans qui font référence ici, l éventuelle satisfaction que le héros éprouverait reste cachée. La séparation est présentée comme un aléa de sa destinée, il en est la victime. Comme le rêve 3, l identification au héros romanesque permet la réalisation fantasmée du désir et le jeune lecteur éprouve le même plaisir que Ralph, le 1 Jean Bellemin-Noël, Les contes et leurs fantasmes, Ed. Balzac, Gilles Deleuze, Cause et raisons des îles désertes, in L'île déserte et autres textes, Editions de minuit, Dont la fonction est la réalisation fantasmée d un interdit.

2 2 personnage de Sa Majesté des Mouches 4 qui exulte, éprouvant explicitement la satisfaction d être enfin loin du joug de l autorité éducative, mais tout à coup la joie d une ambition réalisée l envahit ( ) Pas de grandes personnes! 5. Ainsi l idée de séparation qui s attache à l île dans la mythologie, et ensuite dans le genre de la robinsonnade, perdure dans les romans pour la jeunesse. Elle concerne l enfant-lecteur au premier chef car elle lui apparaît fortement signifiante dans son développement et notamment dans sa conquête de l autonomie. Cette émancipation rend inévitable la séparation, sans laquelle l'enfant ne naîtra pas à lui-même en tant que personne autonome, et qui représente pour lui l épreuve majeure à surmonter. L île joue donc dans l imaginaire enfantin un rôle double. Elle représente un refuge qui lui permet d échapper à la mort en cas d abandon alors que la dépendance la plus grande est son lot ainsi que le lieu où il peut et doit se dégager de l autorité parentale. L île refuge Dans les cinq romans explorés, la joie d être sur une île est expliquée au premier degré par le soulagement éprouvé d avoir échappé à la mort. L île est bien un refuge, elle permet d échapper aux assauts de l inconscient : contre les flots de l océan, elle représente le secours du rocher. Elle marque symboliquement l entrée fracassante du sujet dans une période seconde de son existence après la tempête du conflit œdipien, l entrée dans la période dite de latence. Cette période qui s étend de 5-7 ans à la puberté, la période de latence se caractérise au plan psychique d une part par la prise de conscience de l enfant de son immaturité, de sa faiblesse et donc de son impuissance et d autre part par la conviction que ses désirs oedipiens seront exaucés quand il aura grandi. mais prison. La satisfaction des héros d avoir échappé à la mort est de courte durée. La première des urgences, qui parfois tourne à l obsession, est pour les naufragés d être retrouvés par leurs parents ou de trouver le moyen de les rejoindre. Ils s acharnent et s épuisent d abord à vouloir traverser la mer, l océan, le fleuve ou le temps qui les séparent de leur vie passée. Entièrement mobilisés par le projet immédiat de quitter l île, ils se lancent dans des entreprises désespérées qui avortent les unes après les autres. - un bateau croisant au large auquel ils pourraient faire signe grâce à un feu, - des objets lancés à la mer porteurs de mesages, - les tentatives de de reprendre la mer : le radeau l évasion de Robinson, la pirogue de Kensuké pour Michaël, des engins irréalistes pour Abel qui le mettent en danger il essaie même de voler, - les traces de leur présence (comme Alex a le souci de laisser pour que son père le retrouve). Les robinsons n ont qu un projet : rentrer chez eux, quitter l île. Et quand, épuisés par leurs vaines tentatives de quitter l île, ils se trouvent réduits à admettre que l île-refuge est en fait une prison, un lieu où ils sont obligés de rester et d attendre, qu ils sont seuls et sans doute pour toujours ils s abandonnent au désespoir. 4 Ce roman n a pas été retenu car sa problématique l apparente au roman psychologique pour adultes notamment enseignants et éducateurs. La parabole qu il propose tend à montrer que l unique rempart contre la sauvagerie originelle de l être humain reste l éducation. 5 William Golding, Sa Majesté des Mouches, Gallimard, Folio junior, 1987, p.11.

3 3 Certains régressent vers l animalité comme Robinson qui se plonge dans la boue des cochons sauvages jusqu à en avoir des hallucinations, d'autres comme Abel perdent la raison, ou comme Alex pleurent. Ils se résignent à mourir. Cette île sera mon tombeau, cette île sera mon tombeau. Je n en partirai jamais, répète inlassablement Tikta Likta qui se construit une tombe sous des rochers : Pleurant et riant à la fois, il regarda une dernière fois le ciel et la mer, puis se glissa à l intérieur. Cette mort-là n est que littéraire, c est-à-dire rêvée. Elle représente la mort à un soi-même auquel on doit renoncer pour grandir, la mort à l enfant dépendant, dont chacun de nous gardera tout au long de sa vie la nostalgie, l enfant objet d amour et de soins passionnés, l enfant fusionnel, l enfant qui fait corps avec le corps de la mère mais qui doit disparaître au profit de l avènement du sujet. Le héros sur son île se retrouve dans la situation où l enfant se ressent à l entrée dans la période de latence : seul, démuni, en danger. Comme au héros de la robinsonnade, aucune autre possibilité ne s offre à lui que la résignation à son destin. Ainsi est signifié, en filigrane du récit à l enfant, que la réalité est incontournable, qu il n y a pas d alternative au changement obligé et qu il ne peut rien faire d autre, sinon mourir, que grandir. Sur le théâtre imaginaire de l île, se joue la scène de la séparation inéluctable et l enfant lecteur, fasciné, s en repaît pour pouvoir apprivoiser l inimaginable, en toute quiétude, dans le refuge de la lecture. Car les héros ne meurent pas. Un sursaut le désir de vivre les sauve. Ils se réveillent, sortent de leur torpeur ; ils ont faim et décident de se battre. Acceptant la réalité, telle qu elle est, ils acceptent leur destin et par là sont à même de le conduire. Les projets d évasion utopiques sont délaissés au profit de la lutte contre un destin contraire. Ils doivent maintenant se consacrer aux exigences vitales : se nourrir, s abriter du froid, ou de la chaleur, de la nuit et de ses dangers : les moustiques persécuteurs chez Michaël, les oiseaux de proie pour Abel, les bêtes féroces imaginées chez Robinson, les soldats allemands et les pillards chez Alex, les ours blancs de la banquise pour Tikta Liktak. Dès lors, le séjour obligé sur l île représente symboliquement le moment de la construction du réel et de la personnalité dans le développement de l'enfant. L'édification du Moi autonome est le contraire d un voyage dans l espace : c'est un voyage immobile dans le temps qui va permettre au héros de construire sa survie, dans la plus grande des solitudes, qu il ne peut qu accepter. Le jeune enfant n a d autre possibilité que d accepter et de se construire sur sa situation singulière, celle que lui impose sa vie familiale et sociale quelle qu elle soit. Le récit va dire avec quelles ressources l enfant, sans ses parents peut se construire. Il va dire certes les épreuves à traverser mais surtout les conquêtes essentiellement sur soi jusqu aux retrouvailles finales. 2) L île d une nouvelle naissance Le héros enfantin de la robinsonnade échappe donc deux fois à la mort. Celle de l accident qui le jette sur l île, et celle où le précipiterait le désespoir si dans un sursaut, il n optait pour la vie à tout prix. L'enfant-lecteur se reconnaît là et le jeu de l identification opère car l enfant possède un extraordinaire potentiel de vitalité,

4 4 une plasticité, une adaptabilité que l'adulte a souvent perdue et qu il fait face, avec une force étonnante, aux vicissitudes les plus contraignantes 6. Le récit fictionnel rejoint la réalité psychique. Après la désillusion œdipienne, l enfant doit investir de nouveaux objets d attachement pour survivre à la dépression et trouver dans son environnement social et familial d autres modes d être et de vivre. Dans le récit romanesque, l île peut alors être, comme dans l ordre mythologique, le lieu d une renaissance : À partir de l île déserte ne s opère pas la création elle-même mais la re-création, non pas le commencement mais le re-commencement. Elle est l origine mais l origine seconde. A partir d elle tout recommence 7. Le désir de vivre lance les héros dans une lutte quotidienne, au jour le jour, pour trouver des ressources dans un milieu hostile. Il faut tout d abord qu ils se bâtissent ou se trouvent un abri, sorte d île dans l île, une maison, représentation de la construction de soi. Et il faudra l aménager, qu il soit un tronc d arbre creux pour Abel qui s y installera jusqu à y mettre des rideaux, un garde-manger pour Alex dans la cuisine suspendue de l appartement éventré, une grotte sommaire au début pour Michaël en attendant le havre de paix et d art de vivre que sera plus tard celle de Kensuké, la citadelle de Robinson chez Tournier ou encore une hutte sommaire pour Tikta Likta. L île est en elle-même un monde à l intérieur duquel les héros auront à (se) construire pour une durée indéterminée, comme l est toute existence humaine, un lieu de vie et de survie. Ils vont devoir reconstruire le monde perdu avec leurs propres moyens et en n ayant recours qu à leurs seules forces. Et quand cette reconstruction s amorce, elle est source d une joie intense et l espoir renaît. La vie et le désir de vivre reprennent leurs droits. C'est ainsi que l enfant de la période de latence espère ardemment être grand, pour en finir définitivement avec la dépendance de l enfance et pouvoir accéder enfin à tout ce à quoi il a dû renoncer. Croire en soi-même A partir de ce qu il est, du peu qu il a, le héros va devoir, c est inévitable, s adapter et donc changer. Mais il doit surtout, comme les enfants, faire preuve de confiance en lui-même, se croire capable de progresser et d apprendre. On sait que l enfant acquiert cette estime de soi, dans le regard positif que ses éducateurs, ses parents surtout, portent sur lui. Les héros doivent, c est une question de survie, avoir confiance en eux-mêmes. Ils invoquent pour cela une puissance tutélaire, représentant sans doute la protection parentale. C est le cas d Alex qui convoque le souvenir de sa mère qui aimait dire que son fils était né coiffé pour pouvoir croire en sa chance, donc croire en lui-même. Abel regarde la cataracte le long de laquelle il est tombé sans mourir et pense que : Le destin lui était certainement favorable et Tikta Likta regarda longuement la mer qu il avait enfin réussi à traverser et, dans un élan de gratitude, remercia les divinités marines qui l avaient protégé. Le discours sous-jacent pour le lecteur est ici de l ordre de la réassurance : les enfants sont sous la protection de leurs parents qui, mêmes absents, les soutiennent. Le Robinson dans les moments difficiles, quand il ne sait quelle décision prendre par exemple, se relie en pensée aux siens et cherche dans sa vie passée des réponses aux questions qui le préoccupent. Robinson sort de la souille et met fin ainsi à l épisode régressif qui l entraînait vers la folie parce qu il a vu au cours d une hallucination sa propre sœur, Lucy, morte plusieurs années avant son départ à bord d un voilier fantôme. C est cette image, d une personne de sa famille, 6 André Green, L enfant modèle, in Nouvelle Revue de Psychanalyse n 1, Gilles Deleuze, op. cit.

5 5 qui lui permet de reprendre pied dans le réel. Le galion imaginaire était un sérieux avertissement. Il fallait se ressaisir, travailler, prendre son propre destin en main. La pensée de leurs parents et l espoir voire la certitude, de les revoir représente le soutien le plus efficace pour les héros et peut-être bien, au bout du compte, ce qui leur permet de survivre. Alex en prend conscience au moment où il retrouve son père : Je voulais courir et me jeter dans ses bras. Pourquoi est-ce que je restais là sans faire un geste? C était très simple : je ne croyais pas qu il viendrait. Je n y croyais plus depuis longtemps déjà. Mais j avais refusé de l admettre, je ne m étais pas laissé aller au doute un seul instant. Grâce à cette certitude, je n avais pas désespéré. pour changer. Pourtant, les héros imaginent que leurs familles les croient morts, ce qui est d ailleurs exact pour Michaël par exemple : Mon père aussi, il le reconnut plus tard, avait perdu espoir et pensait que j étais mort, alors que sa mère, elle, n a jamais désespéré. Les parents de Tikta Liktak aussi ont perdu l espoir de revoir leur fils vivant. Ce dernier, au moment où il rejoint le campement familial, prend mille précautions avant de s approcher des siens pour ne pas les effrayer car ils risquent de le prendre pour un esprit. Le héros va devoir changer profondément. Ce changement est présenté de manière cryptée, comme la disparition de celui qu il était auparavant. Les parents de Tikta au moment même où il rentre enfin s apprêtent à se débarrasser de ses vêtements, les oripeaux d une ancienne vie. Et le père d Alex croit lui aussi son fils mort, abattu par les Allemands comme on le lui a rapporté : Alex! Il ne cria pas, mais il avait une voix très bizarre, comme lorsqu on rencontre un fantôme. Le héros est donné pour mort, ce qui est la représentation onirique du changement intérieur : devenir un autre et néanmoins rester soi-même. Pour que ce changement s opère, le héros, comme l enfant qui grandit devra mobiliser dans un milieu donné les forces et les ressources nécessaires. Le récit souffle alors au lecteur par la métaphore celles qui sont à sa portée puisqu à la portée du robinson. 3) L île, lieu de re-construction Pour vivre dans la solitude l attente d être retrouvé, le héros de la robinsonnade va devoir puiser des ressources en lui-même et dans un environnement qui se révèle plus riche qu il ne le laissait paraître dès l abord. L acceptation de son destin dans toute sa difficulté va déterminer sa manière de vivre et son mode d être au monde. Un discours édifiant Résigné à sa situation et contraint de l accepter pour survivre, il s inscrit dans un temps proche. A chaque jour suffit sa peine pouvant résumer sa nouvelle philosophie de l existence, chaque journée achevée est une victoire en soi. Le récit s emploie alors à mettre en lumière les bénéfices que le héros va pouvoir tirer de l acceptation de son destin. Le discours judéo-chrétien invite de manière pressante à accepter la condition terrestre pénible, en vue du salut de la vie éternelle. Il vise à faire supporter les frustrations, voire à les accepter avec reconnaissance. Ce discours, très prégnant dans l œuvre de Daniel Defoë ( il n est point de condition si misérable où il n y ait quelque chose de positif ou de négatif dont on doit être reconnaissant, remarque Robinson Crusoë) n est pas si éloigné dans les robinsonnades modernes destinées à la jeunesse dont les héros découvrent que relativiser le malheur permet d'espérer.

6 L'injonction consolatrice A toute chose malheur est bon qui surgit entre les lignes à maintes reprises dans les récits peut apparaître comme relevant d une morale simple voire simpliste. Mais ce discours est doublé d un autre, plus propice à la transmission des valeurs, un discours éducatif qui propose des modèles auxquels le jeune lecteur va pouvoir adhérer ou qu'il va, pour le moins, pouvoir mettre en perspective et réfléchir ainsi à sa situation personnelle. Le fait d être démuni de tout, fait prendre conscience au naufragé qu il a l essentiel c est-à-dire la vie, et qu il accordait jusque-là une valeur surfaite à certains éléments de son existence. Ce réajustement des valeurs s effectue par la prise de conscience du héros qu il passait à côté de joies simples. Comme le plaisir de se laver pour Alex : Je détestais tellement me laver lorsque j étais à la maison. Je me disputais chaque fois avec maman et maintenant, c était si agréable, ou celui de profiter du soleil printanier pour Abel qui se plaisait maintenant à s étendre au soleil, à participer de près au réveil de la nature, ou encore d'admirer la beauté du monde pour Tikta Liktak qui redécouvre la nuit arctique : Emerveillé, il contempla les aurores boréales.... Attelé à la reconstruction de son existence, le robinson va également, mettre de l ordre dans ses priorités. Sa lutte pour survivre l amène à prendre conscience de la vanité de la propriété. L exemple d Alex est très parlant et renvoie bien à l avidité de posséder, caractéristique de l enfance. Les premiers jours de sa solitude, le garçon récupère une quantité d objets dans les appartements vides du ghetto pour les porter dans la cave où il s est d abord réfugié. Puis, il réalise l inutilité des objets qu il avait rassemblés et renonce à s en encombrer. Ensuite, au moment où il s installe sur son île, il se dépouille encore davantage et n y transporte que l'essentiel. Après l explosion du fortin provoquée par Vendredi, Robinson opère le même changement et, lui, de façon radicale. Le héros moderne de la robinsonnade réserve ses forces. Le texte sonne alors comme un discours moral : il faut apprendre à distinguer l essentiel du superflu pour savoir accorder leur juste valeur aux choses. Le message en arrière-plan des robinsonnades actuelles - Contente-toi de ce que tu as, car tu as beaucoup plus que tu ne le penses - s avère alors plus édifiant que réparateur. Il relève davantage de la mise en garde que de l expression du fantasme et vise à consoler, à atténuer la frustration. Il se rapproche du discours moralisateur que les adultes réservent quotidiennement aux enfants et dont les proverbes se font l expression ( Ne pas avoir les yeux plus gros que le ventre ; Un tiens vaut mieux que deux tu l auras ; Faire contre mauvaise fortune bon cœur ) et que les robinsons mettent en pratique de façon incessante dans le récit. Ce message qui infiltre le roman est structurant certes mais sans doute vain, car il ne concerne pas la source véritable de la frustration qui est toujours à l âge des lecteurs de ces robinsonnades, d ordre affectif. Ce que l enfant peut en recevoir néanmoins en s identifiant au personnage du jeune robinson est plutôt une mise en perspective d interrogations sur sa propre existence que le roman va lui permettre de relativiser. Dans la situation périlleuse où le héros est contraint, règne l ordre de l essentiel, qui s oppose à celui des rêves et des désirs irréalisables. L enfant lecteur reçoit un message structurant en écho à sa situation propre qu il peut toujours estimer insatisfaisante et peu enviable. A l instar d Alex qui, dans le plus grand des dénuements, vit un moment d intense bonheur 6

7 7 quand il s'installe dans un lieu sûr : J allais dormir avec un sentiment de contentement, comme si j étais très riche, l enfant lecteur peut se découvrir luimême plus privilégié qu il ne l imaginait. Des ressources Le récit souffle également au lecteur que des centres d intérêt, qui sont autant de ressources culturelles et éducatives que de modes d expression personnelle, peuvent aider à vivre dans des situations difficiles. Le robinson chante, lit, crée Mais le soutien dont le héros a surtout besoin est d ordre affectif et, dans les romans récents, l animal familier est présenté comme un recours précieux. L animal familier, substitut de l autre qui fait défaut, permet au naufragé de se sentir moins abandonné. Le héros a ainsi près de lui un être vivant dont il faut prendre soin, - et auquel surtout il est possible de parler. Car l animal est une aide puissante pour supporter la solitude. Il représente un substitut affectif efficace et un soutien et, dans ces romans, il joue ce rôle pleinement, comme il le joue dans la réalité pour l enfant. Pour ne pas perdre pied et rester au plus près de son humanité, parler avec l autre est essentiel. L'apprentissage, les apprentissages L île représente l opportunité de l initiation au monde réel qui passe par des épreuves provoquant ou imposant des conquêtes. D abord, les héros réalisent qu ils en savent plus long qu ils ne le croyaient. Des apprentissages anciens ou méprisés jusque-là se révèlent essentiels et parfois même salvateurs. Tikta Liktak par exemple aura recours au souvenir de sa mère apprenant à coudre à sa sœur pour assembler des peaux de phoques et construire l embarcation qui lui permettra de quitter l île. Grâce à la technique des nœuds que lui avait patiemment enseignée le vieux Barouch, Alex pourra construire l échelle de corde qui lui donnera accès à l île où il sera en sécurité. Abel pourra trouver à se nourrir grâce à des connaissances en botanique acquises dans les livres. La figure du maître qui transmet les savoirs essentiels est omniprésente. Pour Tikta Liktak le récit insiste continûment sur le fait que sans avoir pu mobiliser les techniques ancestrales de la chasse et de la pêche transmises par son père, l enfant n aurait pu survivre. Dans Le Royaume de Kensuké, l image est d'autant plus claire que la relation d apprentissage s établit entre un vieil homme sage et un enfant. La figure du maître est celle du vieux japonais qui a choisi son destin de solitaire. Un discours sur l apprentissage infiltre ainsi le récit. Des qualités : la pugnacité, la persévérance, l entêtement, la patience sont prônées précisément parce qu elles sont mises à rude épreuve, avancées comme les moyens de survivre et donc indispensables. Le héros découvre ou redécouvre le bonheur d apprendre. Il éprouve, après avoir longuement attendu de maîtriser un savoir-faire, la joie de la conquête sur soi, l une des plus belles sensations au monde!, dit Michaël. Les règles que l on se donne, comme Alex dans l appartement du ghetto Je traçais une ligne que je m interdis de dépasser en station debout, les tâches et devoirs auxquels on s astreint de son propre chef, une discipline de vie, sont avancés comme essentiels pour la survie mais aussi comme sources de sécurité et de satisfaction. L'apprentissage est présenté comme une école de la patience et de la persévérance et comme la source de profondes satisfactions : celles que l on éprouve lors d une conquête sur soi-même.

8 8 Conclusion La robinsonnade actuelle, si on se réfère aux cinq romans qui ont été explorés ici, semble trouver un équilibre entre lecture édifiante et lecture propice à la fantasmagorie roborative. Elle propose à l enfant, dans un récit qui lui parle de luimême et des aléas de son développement psychoaffectif, sans qu il le sache bien sûr tout lecteur, qu il le sache ou non lit autre chose que ce qu il pense lire, joue symboliquement mais véritablement avec des données qui lui échappent en partie comme s il avait souscrit une sorte de contrat de méconnaissance préalable et nécessaire à son investissement à l illusion et à la force de ses émotions 8. des ouvertures dans un horizon qui peut lui paraître limité voire bouché du fait de sa situation sociale ou familiale. Il lui apporte la consolation et le rêve : définition peut-être de ce que doit être la fonction de la littérature dans la formation humaine de l enfant. Les romans Tikta Likta, James Houston, Flammarion Castor poche, 1982 (1ère édition 1965; dernière 2001) Tikta Likta de James Houston appartient au genre du roman d aventure dans le Grand Nord. Le roman raconte la dérive d un jeune Inuit sur une masse de glace détachée de la banquise alors qu il chassait pour venir en aide à sa famille souffrant d une période de grande famine. Il atteint enfin une île rocheuse et parviendra, après une lutte archarnée et courageuse pour survivre au froid, à la faim et au désespoir, à trouver les moyens de rejoindre la terre ferme et sa famille qui le croit mort. 8 plutôt que de le dévorer ce qui permet de suggérer au lecteur que l avi dité, caractéristique de la petite enfance, gagne parfois à être contrôlée.

9 9 L île d Abel, William STEIG, Gallimard Folio Junior, 1982 Un souriceau heureux et comblé par la vie harmonieuse, tranquille et aisée qu il mène avec sa jeune femme Amanda est emporté au cours d une promenade par une tornade. Il se retrouve seul, au milieu d un fleuve, sur une île déserte. Les mois s écoulent. Abel puise dans son environnement et en lui-même les forces et les moyens de survivre en attendant de pouvoir enfin traverser la rivière qui le sépare de son ancienne vie. Vendredi ou la vie sauvage, Michel Tournier, Galimard Folio junior, 1977 (dernière édition 2001) Est-il nécessaire de raconter ce best-seller, réécriture du Robinson Crusoé de Daniel Defoë, que l auteur se plaît à présenter comme une version plus aboutie du roman Vendredi ou les limbes du pacifique, foisonnante parabole de la construction de soi qui lui valut le Prix Goncourt en Le roman opère un déplacement radical dans la figure de Vendredi le bon sauvage qui révélera à Robinson sa véritable nature, affranchie de l influence de la culture et de la civilisation.

10 10 Une île, rue des oiseaux, Uri Orlev, Stock Mon bel oranger, 1987 (dernière édition Hachette Le livre de poche jeunesse 2001 En Pologne, Alex a vu son père emmené par les soldats SS qui déportent les juifs d un ghetto. Aidé par un vieil homme ami de la famille, il a pu permettre à son fils d échapper à la raffle et lui demander de l attendre dans leur ancienne maison, rue des oiseaux. L enfant dans les ruines, vit comme sur une île, Une île, rue des oiseaux, dans ce qui reste d un appartement suspendu dans le vide. Il trouvera les moyens de survivre et d attendre, en compagnie de sa souris blanche Neige, que son père, des mois plus tard vienent le rechercher. Le royaume de Kensuké, Michaël Morpurgo, Gallimard jeunesse, 2000 Le royaume de kensuké est une île déserte sur laquelle depuis la seconde guerre mondiale vit, retranché du monde un vieux japonais, robinson volontaire, qui croit sa famille entièrement disparue au cours du bombardement nucléaire de Nagasaki, sa ville natale. Il consacre sa vie à l art et à la protection des gorilles. Mickaël, 12 ans, qui fait le tour du monde en voilier avec ses parents, tombe du bateau une nuit de tempête et atteint l île en compagnie de son chien Stella,où Kensuké, après l avoir tenu à distance l initiera.