JULIE DU FAY DE LAVALLAZ SUR UN FIL

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1 JULIE DU FAY DE LAVALLAZ SUR UN FIL

2 Julie du Fay de Lavallaz Savoy, rue de Lausanne 24, 1950 Sion, Suisse, 2013 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L et suivants du Code de la propriété intellectuelle. ISBN

3 CHAPITRE 1 Genève, appartement de Charles, mardi 13 avril 2010 Charles époussette une nouvelle fois son oreiller, lisse le duvet du plat de la main et jette un regard comblé à son œuvre. Les draps de satin blanc s étendent libres de tout pli. Il déplace son réveil de quelques millimètres et quitte la chambre pour la salle de bain. Son visage rasé, il s approche du miroir à la chasse au poil oublié. Il rince minutieusement le lavabo et asperge son cou d un discret after-shave. Un dernier coup d œil dans la glace l assure de la perfection. Ses yeux d un vert émeraude scrutent son reflet. Une corolle jaune cercle son iris, lui donnant des airs de félin. Sa tignasse noire accentue l intensité de son regard. Les pommettes et la mâchoire saillantes équilibrent parfaitement son visage allongé. Ange et démon se côtoient dans les traits du trentenaire, un vrai piège à filles. Charles collectionne d ailleurs les conquêtes, mais

4 s arrange pour ne pas s encombrer de femmes. Trop envahissantes, trop contraignantes, trop imprévisibles. Il ne les ramène jamais chez lui, griffonne leur numéro histoire de donner le change, mais les billets rejoignent rapidement les ordures. Debout dans la cuisine, il presse un citron et une orange, enclenche la cafetière et allume son ordinateur portable. Sirotant son jus de fruits frais, il passe en revue les dernières nouvelles en ligne. Il grimace à plusieurs reprises, sourit parfois. Il déplore le rejet de produits toxiques dans le Gange, se réjouit de l inculpation d un médecin trafiquant d organes. Le clignotant de la cafetière s immobilise, Charles insère une capsule foncée dans la machine et observe le filet de café s écoulant dans la tasse. Il inspire à pleins poumons l odeur envoûtante qui s en dégage. Un brouhaha assourdissant rompt le silence. Un énorme juron lui parvient du palier. Il tend l oreille ; un tambourinement secoue sa porte : - Bonjour! S il vous plaît, ouvrez-moi. J ai franchement besoin d aide, là!

5 Charles ne bouge pas d un pouce, il retient même sa respiration. «Faire le mort, la tornade finira bien par passer.» Nouveau tambourinement. «Vas sonner ailleurs, bon sang!» - Allez, soyez sympa! Ne jouez pas à celui qui n est pas là, je vois la lumière sous votre porte. Piégé, Charles bat en retraite et déverrouille la serrure. Un instant encore hésitant, il finit par céder et entrebâille la porte. Un petit bout de femme se dresse devant lui. Il la dévisage de la tête aux pieds, sans un mot. Malgré sa tignasse ébouriffée et sa dégaine de déménageuse, elle dégage un charme certain. Vêtue d un vieux jean troué et d un t-shirt trois fois trop grand pour elle, elle plonge son regard perçant dans celui de Charles. - Bon, maintenant que vous m avez reluquée de haut en bas, vous pourriez m ouvrir, s il vous plaît? Il se sent perdre pied, une goutte de sueur roule entre ses omoplates. Cette sensation l horripile. - Qui êtes-vous? lâche-t-il froidement. - Zoé Tagliani, votre nouvelle voisine! répond-elle en lui tendant la main.

6 Charles regrette déjà la vieille dame d en face. Veuve et nonagénaire, elle ne quittait que très rarement son environnement. Il la croisait épisodiquement et appréciait ce voisinage discret. Zoé lui apparaît tout autre. Cette impétueuse nana risque de se révéler bien plus envahissante. Il referme la porte, ôte la chaîne et ouvre cette fois en grand. À contrecœur, il saisit la main toujours tendue. - Charles Stanson. - Enchantée, Charles Stanson. Auriez-vous l amabilité de me prêter quelques instants vos bras musclés? Le bloc de marbre que je transportais a glissé du diable. - Un bloc de marbre? À peine sa consternation exprimée, il déplore son emportement. Il s est donné pour règle de toujours garder la tête froide et d étouffer ses émois. - J emménage aujourd hui, j ai donc tout mon barda à installer. Pour le bloc, je suis sculptrice et un commanditaire désire une œuvre en marbre. Il y a effectivement moins lourd et encombrant comme matériau, lance-t-elle un large sourire aux lèvres.

7 Charles la suit dans le couloir, les dents serrées. Zoé bloque les roues du diable et tous deux unissent leurs forces pour soulever la lourde charge. Il sent le souffle de la jeune femme contre son visage. Un dernier effort pour le hisser et le bloc regagne sa place initiale. Zoé s approche des poignées du chariot, mais Charles la précède et entame de le pousser. Elle lui jette un coup d œil en biais et sourit. La masse de marbre, en équilibre précaire, vacille. Elle tente de la stabiliser d une main alors qu elle ouvre la porte de l autre. Le convoi traverse le hall, Charles interroge Zoé du regard. - La chambre du fond, à gauche. Je vais en faire mon atelier. L apprenti déménageur suit docilement les directives. Il slalome entre les cartons éparpillés et pénètre dans la pièce élue. L emplacement du bloc désigné, ils déchargent prudemment le diable. Zoé a recouvert le sol d un épais revêtement. «Pour assourdir les bruits sans doute», songe Charles. Elle devine ses pensées : - La sculpture peut être un peu bruyante Cette couverture a fait ses preuves, elle m a déjà évité des querelles de voisinage!

8 Il se contente d un hochement de tête pour toute réponse. - Je vous offrirais bien un café, mais ma machine n est pas encore déballée. Je me rachèterai un de ces jours, promis. - De toute manière, je suis pressé. J ai déjà pris du retard sur mon programme. Zoé perçoit le ton de reproche et ne le retient pas plus longtemps. - Encore merci, Charles Stanson. De retour chez lui, Charles boucle à double tour et se précipite à la salle de bain. Le jet d eau froide sur son visage l aide à reprendre un peu de contenance. «Ça ne va pas, mais alors pas du tout! Je sens que c en est une à fouiner. Je vais devoir l avoir à l œil cette artiste au rabais.» Il soulève sa manche, 8h30 déjà. «Et elle me met en retard!» Sa fureur lui noue l estomac. Il déteste les contretemps et les imprévus. Il fourre prestement la vaisselle dans la machine, enfile ses chaussures et s empare des clés. Sur le pas de porte, il fait demi-tour en bougonnant et se dirige vers son bureau. «Je perds la tête avec tout ça!» Il déplace deux livres sur l étagère et cette dernière pivote de 30, libérant l accès au coffre-fort

9 encastré dans le mur. Charles compose fébrilement le code, la lourde porte s entrouvre. D épais dossiers, un sac de sport et une imposante boîte en acajou cohabitent dans la cache. Il saisit un fichier, vérifie le nom qui y figure et referme. La bibliothèque vire pour revenir s appuyer au mur. Il glisse les papiers dans son porte-documents et traverse le séjour au pas de charge. «8h35!