Nom propre. Claudia Iddan

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1 Nom propre Claudia Iddan Le sujet que j'ai choisi pour cette rencontre est Le nom propre. La première association qui vient à l'esprit est bien entendu la plus simple, à savoir que le nom propre c'est le nom qui nous a été donné par nos parents et qui apparait dans tous les documents officiels. Cela met en valeur la nomination, le fait d'être nommé et ceci implique la dimension du désir de l'autre. Mais du moment que dans la clinique on parle aussi du nom de jouissance, la question centrale qui se pose est de savoir s'ils ont la même valeur. Quand on parle du nom propre est-ce qu'on parle aussi du nom de la jouissance? J'essayerai de développer cette question, afin d'éclaircir ce dont on parle quand il s'agit du nom propre, quel est le rôle qu'il joue dans la vie psychique? et j'essayerai également de mettre en valeur les relations entre le nom propre et la jouissance. Cette relation nous rapproche de la dimension du symptôme d'un sujet, en effet, quand Lacan se réfère finalement au symptôme, non seulement en tant qu'effet de la signification, mais aussi comme la façon dont chacun jouit de l'inconscient tel que l'inconscient le détermine [RSI, ], il rapproche le domaine du nom propre a celui de la jouissance qui on découle. De cette manière et à partir de l'analyse que Lacan fait sur la place que l'écriture acquiert pour Joyce, le sinthome devient le nom propre du sujet, ce qui dénote le plus singulier d'un sujet, ce qu'il a nommé: Joyce le sinthome. Tout au long de son enseignement, on retrouve dans les textes de Lacan la question du nom et sa relation au sujet de l'inconscient. Cette question est mise en valeur par la place qui a été attribuée d'abord au Nom du Père et après au Nom propre et a la pluralité des Noms du Père en incluant ce que Lacan a nommé sinthome. Les deux sont des éléments dans la théorie générale du nom en linguistique et en mathématiques. Même si les deux appartiennent au même ensemble de noms, le Nom du père, tel que Lacan le définit représente la métaphore du désir de la Mère, c'est le nom d'une fonction qui donne a un sujet la possibilité d'entrer dans un discours, c'est-à-dire d'établir des relations sociales, tandis que le nom propre est relié avec la singularité du sujet,. Cette paire met en valeur, dirait on schématiquement, une sorte d'opposition, Le NdP, accentue le côté universel alors que le nom propre accentue le côté singulier. En général, on peut considérer le nom propre comme quelque chose qui ne se traduit pas dans la langue, qui ne cherche pas à avoir un équivalent. Face à un nom propre on ne se demande pas ce qu'il veut dire, quelle est sa signification mais par contre on peut se poser la question en ce qui concerne la référence de ce nom, en ce qui concerne l'être, c'est-à-dire ce qu'il dit, ce qu'il fait, etc. En effet, si je prends mon nom en exemple, je m'appelle Claudia où que ce soit, en Argentine, en Israël ou à Paris et si certaines personnes pour une question de prononciation ou d'habitude dans leur langue, déforment mon nom je n'arrive pas a m'y reconnaître. C'est 1

2 bien entendu la même chose pour chacun d'entre nous. Un exemple qui illustre cette problématique était la politique d'intégration pratiquée en Israël, au début de son existence. Elle consistait à traduire systématiquement le prénom de tout nouvel immigrant dans le bout de créer le "nouveau juif" et de le couper entièrement de son histoire précédente et parfois même de sa culture d'origine, de le déconnecter de tout ce qui s'associe à la diaspora. Ainsi on trouve certaines traductions de prénoms qui correspondent à la signification du nom d'origine, ou à un nom qui présente d'une similarité phonétique. Cette attitude a sans doute causé des difficultés subjectives, et elle a en particulier contribué à approfondir la sensation d'aliénation subjective. Aujourd'hui cette pratique est devenue presque inexistante. En français quand on parle de nom on fait référence à l'ensemble du prénom et du nom, je me référerai de manière plus générale à cette question. Lacan dit dans le séminaire IX, inédit, que le nom propre en effet ne se traduit pas, qu'il se transfère, et que dans l'énonciation le sujet, c'est-à-dire le sujet de l'inconscient élide quelque chose qui est ce qu'il ne peut pas savoir, le nom de ce qu'il est en tant que sujet de l'énonciation [IX, ]. De ce point de vue le nom propre énonce quelque chose qui ne se traduit pas et qui en même temps fait ressortir le manque de quelque chose au niveau de l'énonciation, ce qu'il est en tant que sujet de l'énonciation. En d'autres mots, ce qui manque et que le sujet ne peut pas savoir c'est le nom de ce qu'il est au niveau de la jouissance, c'est-à-dire le "se jouit" acéphalique impliqué. Au fur et à mesure que le sujet parle, il élide le nom du sujet de l'inconscient, de ce signifiant original tout seul qui se referme sur lui-même comme une lettre. Un nom absent pour toujours. Le nom propre remplit le manque du nom du sujet de l'énonciation qu'on ne peut pas savoir, sauf en tant que produit du savoir élaboré dans le travail analytique. Dans la psychanalyse le nom propre est une question qui a préoccupé les analystes depuis l'époque de Freud qui en a fait l'expérience lui-même sur l'oubli d'un nom propre: Signorelli, jusqu'à la question que se pose Lacan de comment un sujet peut se faire d'un nom, et cette fois-ci par la voie du rôle du sinthome qui a rempli l'écriture dans le cas de James Joyce. Une ligne qui relie le nom propre et le symptôme, symptôme dans le sens que Lacan lui donne de "note propre de l'être humain" [conférences aux E.U., ], ce qui est propre, singulier à chaque être humain, ce qui le fait devenir un être humain. Je vais me servir de certaines références données par Lacan afin de souligner la spécificité du nom propre, les références appartiennent à quatre textes: Subversion du sujet, dans les Ecrits, Séminaire IX, sur l'identification, inédit, Séminaire XII, sur Les problèmes cruciaux de la Psychanalyse, aussi inédit et Séminaire XXIII, Le sinthome. 2

3 J'ai déjà mentionné auparavant que Lacan en se référant au cas de James Joyce, donne au symptôme, plus précisément au sinthome le statu de nom propre du sujet, de ce qui dénote sa singularité, donc notre premier point sera: Se faire un nom propre Je vais commencer par vous présenter une petite vignette où précisément le nom propre pose une difficulté accentuée, c'est un nom qui fait symptôme. Il s'agit d'une jeune femme qui vient de finir son année de stage dans un bureau d'avocats. Elle est l'aînée de la famille. Les motifs qui l'ont poussé a venir en consultation, il y a déjà un an et demi, étaient le stress qu'elle éprouvait en vue des examens, sa sensation d'être perdu sans savoir dans quelle direction se diriger et aussi les difficultés qu'elle éprouvait dans les relations amoureuses avec les hommes, telle que le fait d'être déchirée entre ses parents et le copain du moment. Dès le début il apparait clairement que presque chaque pas dans sa vie est conditionné par les interventions de ses parents et en particulier de celles de sa mère. Il s'agit d'une mère très intrusive qui exige de tout savoir et qui a un pouvoir de conviction et une influence extrêmement marquée sur sa fille. Elle parlait de ses parents avec admiration en les considérant comme le bien le plus précieux dans sa vie et de ce fait elle ne se sentait pas capable d'envisager l'éventualité de leur disparition. Ils sont aussi décrits comme ceux qui savent tout, les intellectuels par excellence, plusieurs fois elle a présenté sa mère presque comme sa psychologue, en effet elle appartient au champ de la psy. Ses parents sont très exigeants vis-à-vis d'elle, en particulier dans le domaine des études sous prétexte qu'il est nécessaire de réussir afin d'obtenir une position sociale et économique grâce à sa carrière. Elle se présente comme quelqu'un qui ne possède rien financièrement et présente ses parents comme des gens qui ne peuvent pas lui assurer son futur. Dans ses relations avec les hommes elle se trouve dans la plupart de cas déchirée entre les exigences de sa mère, type bouche de crocodile, tel que Lacan se réfère au désir de la mère, et ses copains qui lui exigent de limiter les interventions et les exigences de la mère. Par exemple cette mère peut aller jusqu'à demander aux copains de sa fille, de lui parler, de maintenir un contact permanent avec elle qui serait indépendant de la relation qu'il entretient avec sa fille. Dans le passé il lui est même arrivé de mettre fin à une relation amoureuse importante à cause de la position de sa mère. La chose qui m'a le plus frappé dès le début était son prénom, elle porte comme prénom le pronom de la première personne du pluriel, c'est-à-dire Nous. Son prénom est devenu un prénom partagé. Le deuxième point frappant était sa voix. Elle parlait sur un ton qui ressemblait à des cris, dévoilant ainsi l'angoisse que l'envahissait. C'est un nom exceptionnel, unique. Il a été choisi par sa mère. Pendant l'enfance et la puberté elle a beaucoup souffert à cause de ce nom et parfois elle s'est présentée aux autres avec un faux prénom. Contrairement aux apparences de sa conduite sociale et de sa verbosité ce prénom l'a condamnée à ne pas être comme tout le monde, à devenir une 3

4 outsider. C'est à travers d'un rêve qu'elle a fait qu'elle découvre un trait d'identification avec son père basé sur un secret partagé: "son père et elle courent ensemble dans les collines, ils sont persécutés et ils cachent un secret ". Le rêve lui a permis d'interpréter que ce trait auquel elle s'identifie est le fait: d'être un outsider. Elle est prête à aider ses amis et collègues même si elle doit annuler sa personne et ses désires afin d'être aimée et acceptée socialement. Malgré sa soumission apparente elle se dispute fréquemment avec sa mère et ses copains. Récemment elle s'est séparée de son copain après une relation qui a duré deux ans. Elle lui reprochait de ne pas lui donner assez de signes d'amour, de ne pas parler assez avec elle et d'avoir réduit leur relation, à cause de son type de travail, à une simple cohabitation. En fin de compte, chacun d'eux vit dans son propre monde. Le "pas Nous" était fortement présent. Chaque fois que la séparation se concrétise elle souffre d'une attaque d'angoisse majeure, peut-être parce que cette séparation ne lui permet plus de continuer à se cacher derrière lui. Son existence ou plutôt le fait de savoir qu'il est là fonctionne d'après elle, comme une "carte de visite dans sa poche", celle-ci lui donne de la sensation de sécurité et lui offre la possibilité d'accéder a de nouvelles relations. La question centrale qui se pose à mon avis, est de savoir comment pourrait-elle se faire d'un nom propre, je proposerai de transformer son nom propre en un symptôme de sorte qu'elle puisse à la fois trouver ce qu'elle veut et soutenir son désir dans une relation sans que cette relation se transforme entièrement en un Nous constant et qui l'enferme, qui n' expulse pas seulement les autres, ou réduit ses possibilités sociales, mais qui annule aussi son Je dans la relation même. Poser la question de cette manière fait écho à ce que Lacan dit sur Joyce: "Joyce a un symptôme qui part de ceci que son père était carent, radicalement carent que c'est de se vouloir un nom que Joyce a fait la compensation de la carence paternelle" 94. Et en plus, Lacan le nomme "Joyce le sinthome": "rien de moins que son nom propre, celui ou je crois qu'il se serait reconnu dans la dimension de la nomination." Nous savons que Lacan a déplacé l'accent du Nom du père au père qui nomme en donnant cette place de nomination aussi au sinthome, c'est-à-dire à un quatrième rond qui maintien le nœud uni entre l'imaginaire, le symbolique et le réel chez l'être parlant. En d'autres mots c'est le quatrième rond qui fait exister le sujet et qui détermine sa relation au langage. Joyce réussit à se faire un nom par la voie de l'écriture, de l'art, dans son cas il s'agit de se faire un ego, qui n'est pas soutenu par l'image spéculaire mais par l'écriture. [il réussi à faire un nœud entre le symbolique et le réel, c'est-à-dire à produire un effet sur le réel, une manière de cerner la jouissance envahissante qui lui a permis de construire un Ego]. Son symptôme, à savoir, les mots imposés, les mots de son père, se tempère, justement par la déconstruction des mots qui mettent en valeur la dimension de jouissance dans le langage, lalangue hors sens. 4

5 Si nous retournons à notre vignette, la question qui se pose, à mon avis, est de savoir qu'est ce qui pourrait chez ce sujet névrotique, bien resoudre, modifier ce "Nous" asphyxiant et inoubliable qui lui a été impose dans chaque relation et qui fait qu'elle se cache derrière lui, en alimentant de plus en plus une vision romantique autour de lui, pour réussir à se faire d'un autre nom propre. On a déjà souligne qu'être nommé implique le désir de l'autre, tel que nous l'avons vu dans ce cas. Le désir de l'autre soulève une question plus précise au niveau du sujet de l'inconscient: que veut l'autre de moi? Che vuoi? ou Que suis-je? Le phantasme fondamental est la réponse que le sujet trouve ou s'invente à cette question qui concerne le désir de l'autre. "Dans Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien", page 819, Lacan dit en se référant a ce qui se produit chaque fois qu'un nom propre est prononcé: "Son énoncé s'égale à sa signification". On peut dire que la signification se fige dans l'énonce même, ce qui annule le mouvement même de la signification. En plus si on tient compte de ce que Lacan met en relief dans autre texte, dans "La signification du phallus", "que le sujet ne désigne son être qu'à barrer tout ce qu'il signifie" (page 693), alors on peut en déduire que le nom propre en effet ne signifie rien et qu'il ne désigne que l'être, il soulève la question de la désignation de l'être. D'abord la désignation de l'être est traitée par la voie de l'annulation de la signification, je dirais même par l'annulation de l'effet mortifère du symbolique parce que en particulier selon le premier enseignement de Lacan le NdP comme le Nom propre ne permettent pas de nommer ce qu'il y a de vivant dans le sujet. Dans un deuxième temps dans le même texte, Lacan souligne le fait que l'être apparaît "en défaut dans la mer de noms propres", que l'être se désigne à partir d'un défaut, d'une absence, et c'est à ce moment là qu'il introduit la notion de la jouissance comme un nouvel élément fondamental pour designer l'être du sujet en tant que vivant. Si l'on revient à la citation précédente, c'est-à-dire que le sujet ne sait pas son nom comme sujet de l'énonciation, on peut dire qu'au niveau de l'énonciation, le sujet ne sait pas s'il est vivant ou mort, c'est-à-dire au niveau du Je du sujet, du sujet de l'inconscient, pas du moi, il ne sait pas. Donc la question fondamentale qui se pose est: "Que suis-je"? et la réponse que Lacan présente dans le même texte est, je la simplifie: "Je suis à la place de la jouissance". C'est la place qui désigne l'être. On peut dire que dans l'analyse chacun d'entre nous cherche finalement son nom de jouissance et cela est sans doute en rapport avec le mode de jouissance préféré de chacun. Trouver l'objet de la jouissance, cerner la satisfaction impliquée dans notre être, nommée par Lacan l'objet a, en tant qu'objet plus de jouir. J.A.Miller nous dit que l'objet petit a n'est pas le nom mais qu'il est sa matrix, presque le nom, étant donné qu'il désigne une constante, identique à lui même et en opposition aux variables du sujet, dans les termes de Lacan on pourrait dire que cette constante équivaut à ce que "le nom s'égale à sa signification". Si on prendre le cas de l'homme aux loups, on peut distinguer entre son nom 5

6 propre Sergei Pankejeff, nom donné par ses parents et son nom de jouissance: l'homme aux loups, cette fois ci donné par Freud. Je m'arrête maintenant en ce qui concerne ce cas mais on y retournera plus tard. Je veux revenir à l'articulation du nom propre et du symptôme, et le prochain point sera: L'oubli d'un nom propre et sa fonction volante Lacan dit que ce qui distingue le nom propre, n'est pas seulement qu'il ne se traduit pas mais que d'une langue à l'autre on conserve sa relation avec la trace de son écriture, pas de sa sonorité, mais de son écriture, ainsi la structure se maintient. Lacan présente cette idée dans le séminaire IX, cours du 20 décembre Dans celui-ci Lacan met en valeur la relation existante entre le nom propre et l'écriture, précisément au moment où il parle de l'identification, sur le deuxième type d'identification d'après Freud, c'est-à-dire l'identification avec le trait unaire ou la marque: Einziger Zug, un trait dans le champ de l'autre à partir duquel le sujet divisé nait. Il arrive à relier la question du nom propre au surgissement du sujet de l'inconscient et à la lettre. En se basant sur l'évolution de langues antiques, primaires, Lacan met en valeur la transformation effectuée dans la relation du sujet à la langue jusqu'à l'apparition de l'écriture d'un alphabet. On a en premier lieu ce qui s'appelle en général l'idéogramme, afin de simplifier on parlera du dessin d'un objet, c'est-à-dire un certain signe qui dénote un objet déterminé, un signe qui fait référence à l'objet et qui corresponde à une sonorité particulière, en d'autres mots qui était nommé. Un signe à lire avant l'utilisation de l'écriture. En second lieu il y a une dissociation du signe de sa référence ou de son objet et ce qui est resté était le signe parfois simplifié et associé à une sonorité, à un phonème. La relation s'inverse et l'association des phonèmes et sa lecture nous donne l'écriture. A partir de ce moment il s'agit de phonèmes qui n'ont rien à voir avec leurs premiers objets de référence. Ceci fait ressortir et nous renvoie une fois de plus à l'idée du signifiant en tant que tel et met en relief l'élément phonématique. Mais cette marque originaire devient indispensable pour la constitution de l'ensemble des phonèmes, des signifiants qui représentent le sujet, sujet qui est extérieur à l'ensemble, c'est-à-dire sans aucune identité et en opposition a la marque initiale. C'est une marque que le sujet porte sur le corps comme l'esclavage messager sous sa chevelure, qui le condamne à mort mais dont il ne sait "ni le sens, ni le texte, ni en quelle langue il est écrit, ni même qu'on l'a tatoué sur son cuir pendant qu'il dormait". Écrits, page 803. Lacan appellera plus tard cette marque le signifiant maître, le signifiant Un, en tant que signe du réel hors du sens, opposé au sens. Par exemple le signifiant "Loups", être regarde par les loups, est un signifiant sans sens, un pas de sens, c'est une expression de Lacan, une équivoque, d'une part cela veut dire sans sens et d'autre part, un pas au de-là du sens, c'està-dire un point d'arrêt, une rupture avec tout sens, sous laquelle le sujet "disparait". Cette 6

7 rupture exerce une fonction déterminante en ce qui concerne ses symptômes et s'enchaine aussi aux scènes principales de son enfance. Dans la même ligne de pensée, cette fois ci dans le séminaire sur les problèmes cruciaux de la psychanalyse, séminaire XII, Lacan met en valeur la fonction volante du nom propre, qui est similaire selon lui à la fonction volante de la partie personnelle de la langue, qui ne désigne pas un individu mais qui obture, tamponne un trou et lui donne une apparence de suture. Une fonction volante, cela veut dire une fonction qui peut se déplacer et qui du fait de ce déplacement tamponne le trou de ce qui était originairement réprimé, c'est-à-dire que le nom propre remarque une absence, que la nomination suggère le niveau du manque, le niveau du trou "le nom ira recouvrir un autre manque"[6-1-65]. C'est justement la manière de procéder pour recouvrir le trou, du moment que le nom donne seulement l'apparence d'une suture, la raison pour laquelle le nom n'arrive pas à remplir le manque, il révèle donc ce qu'il y a d'irremplaçable, ce qui manque, ce qui est spécifique au nom propre. Je trouve que c'est une version similaire à celle présentée dans le séminaire sur l'identification a propos du sujet de l'énonciation. La première version accentue ce que le sujet de l'inconscient ne peut pas savoir et la deuxième accentue l'apparence de suture du manque. D'après Lacan le nom propre est le nom qui occupe la place qui a été laissé par un autre nom propre. Cette fonction volante est illustré par l'oubli d'un nom propre, par un acte manque, un acte symptomatique, d'après le fameux exemple de Freud sur Signorelli. Dans une conversation avec un étranger Freud en vient à parler sur un voyage qu'il avait fait en Italie et il demande à son interlocuteur s'il avait été à Orvieto et s'il avait vu les fresques de ici se produit l'oubli du nom du peintre: Signorelli. Le sujet précédent de la conversation avait porté sur des costumes masculins typiques des turcs de Bosnie, en se basant sur un commentaire d'un collègue. En s'adressant au médecin par Herr doctor, Signor, ces hommes ont voulu manifester leur confiance au médecin d'avoir fait tout son possible pour sauver le malade. Ce commentaire qui fait allusion à la mort était en rapport avec le fait d'un autre commentaire évoqué par les turcs en rapport avec le sexe et plus précisément avec le fait que sans sexe la vie perd tout son sens. Freud avait en effet réprimé ce commentaire. En ce période Freud était sous l'influence de la nouvelle qu'il avait reçue concernant l'un de ses patients qui s'était suicidé à cause d'une perturbation sexuelle. On constate que l'articulation mort-sexualité était en cause, c'est-à-dire la position face à la castration. Freud voulait oublier la nouvelle reçue mais ou lieu de cela il a oublié le nom du peintre. A la place de Signorelli les noms qui lui viennent à l'esprit étaient: Boltraffio et Botticelli. Lacan dit que la place du nom propre est précisément de manquer, d'être oublié. D'une certaine manière le nom propre est toujours sur le point de nous échapper et il y a toujours un autre nom propre prêt à prendre la place de celui qui manque. On peut considérer que le nom propre donné au sujet par ses parents, un nom imposé, comme celui qui tamponne, qui remplit le vide laissé par un autre nom, le nom propre de la jouissance qui le sujet ne savait pas. En plus, si le propre du nom propre 7

8 est d'être oublié, nous pouvons nous poser la question de savoir s'il n'y avait pas dans l'exemple cité un autre oubli, on pourrait même dire qu'il y a un deuxième oubli qui manque, car dans Sig-norelli il y a aussi Sig, qui renvoie peut-être à Sigmund, à son propre nom. On pourrait supposer que l'articulation mort-sexualité touche sa propre position en tant qu'homme face à la castration, sa position sexuée. Mais d'après Lacan ce que Freud ne voit pas, c'est que cet oubli est en rapport avec une identification personnelle de Freud. Un point d'identification avec le personnage de Herr doctor, une identification qui porte sur le point de vue à partir duquel il a été regardé. C'est à ce moment là que la substitution se produit, mais ici elle ne crée pas un sens nouveau. C'est une substitution qui entraine une perte, un trou et ce trou est le reflet de ce point de vue dans le champ de l'autre, de cette marque qui du fait de l'identification divise le sujet, cette marque originairement réprimé. Le troisième point nous amène à réfléchir sur la place d'une image en tant qu'image symptomatique liée au nom propre: Le nom propre et l'image du moi Si l'on revient au cas de l'homme aux loups, on sait que le rêve central de ce cas est lié à ce que Freud a appelé la scène primitive basée sur la contemplation du coït a tergo entre ses parents par le sujet a l'âge de 1 an et demi. La contemplation de la scène implique, bien entendu, la pulsion scopique et aussi la pulsion anale. Au niveau de la pulsion scopique l'acte de la contemplation du coït trouve la fermeture du circuit pulsionnel, c'est-à-dire le circuit entre regarder et être regardé, par la voie du rêve des loups qui fait ressortir clairement l'objet regard. C'est au moyen de l'image des loups qui le regardent fixement, fascinés que celle-ci lui renvoie son propre regard fasciné et qui cette fois-ci apparait, retourne, en tant que extime, c'est-à-dire quelque chose de très intime qui lui appartient et qui en même temps vient de l'extérieur. Du côté de la pulsion anale, c'est la contemplation du coït a tergo et sa relation avec la question de la castration et de la différence sexuelle, qui génère un moment d'excitation anale majeur mis en relief par sa déposition excrémentielle qui a interrompu finalement la relation entre les parents. Donc le nom L'Homme aux loups est son nom de jouissance et il répond d'une certaine manière à la question Que suis-je? au niveau de la satisfaction condensée dans le rêve, en d'autres mots: être regardé. Il faut aussi prendre en compte l'aspect de la fascination impliqué dans le rêve, l'image du rêve qui reflète la position subjective d'être arborifie, dit Lacan [séminaire X 301], pétrifié par l'effet de Méduse, par l'effet du regard comme défense vis-à-vis de la castration. Mais cette question "Que suis Je?" peut être traitée aussi du côté de l'identification, et dans le sens de l'identification il faut différencier l'identification imaginaire de l'identification symbolique. A propos de cette question, on trouve, à mon avis, une forte ambigüité dans ce cas en ce qui concerne la valeur qu'on pourrait attribuer aux identifications principales. Lacan se focalise 8

9 sur les deux identifications principales et établit une différencie entre l'identification imaginaire au niveau de l'inconscient et une identification symbolique au niveau du moi. La première place le sujet dans une position féminine face à la scène primitive en s'identifiant avec la mère et dans la deuxième, elle le met dans une position masculine vis-à-vis de la scène avec Grouscha, cette fois-ci en s'identifiant avec l'homme qui séduit [Écrits, page 264]. Mais je trouve en plus, en ce qui concerne la scène avec Grouscha, qu'il y a aussi une identification imaginaire à Grouscha, qui est en rapport avec le nom propre de l'homme aux loups et qui en même temps met en relief une formule métonymique dont je voudrais parler brièvement cette fois-ci. En premier lieu il faut prendre en compte que Freud nous enseigne que ce sujet ne voulait rien savoir en termes de répression, et de ce fait il introduit le terme de Verwerfung, de rejet à la place du Verdrangung ou répression. Lacan a choisi de le traduire par le mot forclusion. Ce concept nous rapproche du domaine de la psychose. D'abord je vais me référer aux principaux éléments impliqués dans le cas pour arriver à cette formule. Nous avons déjà mentionne la scène primitive, la contemplation du coït a tergo. Comme deuxième élément il faut ajouter, la scène avec Grouscha, scène dans laquelle l'enfant exhibe son membre et se met à uriner devant elle alors qu'elle est agenouillée et dans une position qui met en relief son derrière. Face à son attitude, Grouscha se moque de lui. On pourrait dire que l'enfant adopte cette attitude en s'identifiant avec la position du père dans la scène primitive, un acte de séduction. On sait que ce trait est devenu pour lui ultérieurement la condition érotique essentielle dans ses relations avec des femmes. Cette scène reste pour lui associée à la scène primaire. En outre, on pourrait ajouter un troisième élément, c'est un souvenir du sujet qui réapparait à plusieurs reprises tout au long de l'analyse et que Freud mentionne dans le récit de ce cas. Le sujet se souvient d'avoir persécuté un jour un papillon qui avait des ailes avec des rayures jaunes et au moment où le papillon s'est posé sur une fleur il a éprouvé une peur extrême, il était envahi par la peur et il s'est échappé en criant et en pleurant. [Un détail qui mériterait d'être souligner au sujet de ce souvenir, c'est le fait que ce qui l'a effrayé c'était justement le mouvement d'ailes associé au mouvement des jambes d'une femme, la forme de V, mais je voudrais me focaliser sur la formule métonymique que le sujet a, à mon avis, créée.] À partir de la peur du papillon, qui representait pour lui une créature associée à l'idée de la femme, la scène avec Grouscha apparaît comme une association dans l'analyse. Cette association s'est produite quand il s'est souvenu d'une espèce de dépôt annexé à la maison où l'on mettait les fruits récoltés et que parmi ces fruits il y avait des poires avec des rayures jaunes. Dans sa langue d'origine le mot poire se dit Grouscha, comme le nom de la jeune femme. L'autre aspect relié à la scène s'est révélé par un autre rêve, dont l'interprétation a été fournie par le patient même, et c'est notre quatrième élément. Le rêve raconté est le suivant -"j'ai rêvé qu'un homme arrachait les ailes a une 'Espe'". Au lieu d'utiliser le mot Wespe qui veut dire guêpe en allemand, il a prononcé "Espe". Un insecte avec des rayures 9

10 jaunes. En élucidant la confusion entre les deux langues, le sujet ajoute à la fin que le Espe c'est lui-même S.P. Espe est homophone à ses initiales: Serguei Penkejeff. Dans la pensée de l'homme aux loups il y a donc une chaine métonymique qui crée la formule Grouscha=poire=papillon=Espe-Wespe=S.P. Freud nous dit que l'homme aux loups se venge de Grouscha par le moyen du rêve face à sa menace de castration. Lacan souligne que la disparition de la lettre W, fonctionne comme un acte imaginaire de punition symbolique vers Grouscha, que le mot Wespe a subi un effet de castration [Écrits, page 301]. En s'identifiant avec une position masculine au niveau du moi, l'homme aux loups, s'identifie à une fonction comme nom propre qui lui permet d'obtenir une identité qui le stabilise. Je dirais que l'inclusion de son nom propre dans la formule a une fonction sinthomatique. Mais comme conséquence de sa propre interprétation je trouve aussi qu'on peut en déduire bien plus de cette formule, à savoir qu'il y a une identification à Grouscha. C'est l'interprétation que je propose, je crois qu'à partir de cette formule on peut conclure qu'il y a aussi une identification imaginaire à la femme. L'image de Grouscha, de son derrière, cache la castration féminine au sujet de laquelle il ne veut rien savoir. Quand il découvre la différence sexuelle, au moment où il voit deux filles uriner, il interprète cela comme "le derrière par devant" et cette idée de derrière par devant lui permet de rejeter la castration, la possibilité de perte, elle lui permet aussi de rejeter l'idée d'un l'objet comme détachable incarne par le pénis, et donc d'affirmer ainsi son existence. La fixation sur cette image renferme à mon avis, un trait particulier. C'est précisément l'interprétation que le sujet fait du rêve, qui fait que l'inclusion de son nom propre soit un reflet de cette image: une image spéculaire, l'objet c'est le "moi" du sujet. Dans "L'interprétation des rêves" Freud en se référant au rêve a conceptualisé un type de conservation, de rétention de l'image d'un objet sous le terme de Festhaltung, cette conservation de l'image agit comme une opération psychique qui consomme toute la fonction psychique, toute la libido chez l'objet désiré et qui conduit sans exception à la satisfaction hallucinatoire. Par conséquent je situerais cette fixation sur l'image condensée dans la formule métonymique, dans le domaine d'une Festhaltung, d'une conservation de l'image de l'objet propre aux phénomènes hallucinatoires. A propos de ce cas Freud fait ressortir le Durchbruch Zum Weib ou l'irruption violente vers la femme. Par rapport à ce concept se pose la question s'il faut le distinguer de celui que Lacan appelle "pousse à la femme" parce que d'après Freud dans ce cas il ne s'agit pas d'être une femme, d'être la femme de Dieu dans la copulation, selon le délire de Schreber, mais d'être aimé par le père comme une femme. Je laisse la question ouverte. Si nous prenons en compte cette conservation de l'objet qui conduit a la satisfaction hallucinatoire, on peut considérer la fixation sur l'image du derrière féminin comme une image corporelle qui reflète son moi, et sur laquelle il me semble se base aussi cette irruption vers la femme. Je fais allusion à cette fixation sur l'image parce qu'elle crée un circuit pulsionnel qui commence par l'image de Grouscha et se ferme sur le nom propre du sujet, circuit plein de satisfaction. Il se voit dans 10

11 cette image et par la voie de l'identification imaginaire son nom propre devient le reflet de cette image qui lui captive entièrement. Nous savons que l'homme aux loups ne trouvait pas de satisfaction avec les femmes à l'exception de l'état amoureux en soi dont la condition dépendait de cette image. J'imagine que la question du diagnostique de l'homme aux loups vous a déjà été posé, puis que ce sujet est traité cette année. L'identification symbolique tel que Lacan la présente et aussi l'aspect imaginaire dont je parlais toute à l'heure situerait le cas plutôt dans le domaine de la psychose ordinaire. J'ai voulu mettre en relief le lien entre l'aspect imaginaire de cette identification et la place de l'imagination visuelle ou dimension visuelle. Par la voie de trois exemples autour du nom propre, j'ai essayé de vous présenter quelques points de l'articulation entre celui-ci et la jouissance irremplaçable de chaque sujet qui nous amène au symptôme ou sinthome. Chacun des cas cités auparavant soulève une question différente en ce qui concerne cette articulation, dans le premier, le nom propre agit en tant qu'incarnation de Que suis Je?, dans le deuxième le nom propre agit comme celui qui nous fait remarquer ce qui manque, ce qu'il y a d'irremplaçable au niveau de l'énonciation et dans le troisième le nom propre apparaît comme celui qui condense une identification symbolique et imaginaire qui sert de soutien au moi du sujet. Ce parcours peut aussi nous fournir des raisons pour lesquelles pendant une analyse le nom propre, celui qui nous a été donné par nos parents, en général ne se prononce pas, ne se mentionne pas. Je crois qu'on peut en déduire que l'action analytique s'abstient "d'intimer la fonction subjective" [Écrits, page 300] et s'abstient aussi de recouvrir ce que le sujet est en tant que sujet de l'énonciation. 11