JUST ANOTHER BRICK? LA COUR EUROPÉENNE DE JUSTICE SE PRONONCE SUR L'INTERFACE ENTRE LE DROIT EUROPÉEN DE LA CONCURRENCE ET LE DROIT
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- Joel Bordeleau
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1 DOCTRINE ET OPINIONS JUST ANOTHER BRICK? LA COUR EUROPÉENNE DE JUSTICE SE PRONONCE SUR L'INTERFACE ENTRE LE DROIT EUROPÉEN DE LA CONCURRENCE ET LE DROIT DE LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE (IMS Health c. NDC Health, 29 avril 2004) Dr. Thomas Ramsauer* SOMMAIRE I. Le contexte...2 II. III. La décision de la Cour européenne de justice La première question Les deuxième et troisième questions...5 Commentaire La CJCE et la question de l'interface Le champ d application du droit d'auteur national n'est pas en cause Des "circonstances exceptionnelles" dans l'affaire IMS Health...8 (a) Trois conditions cumulatives...9 (b) (c) L'interprétation de la troisième condition relative à un marché dérivé...9 L'interprétation de la première condition relative à l'apparition d'un nouveau produit...10 Original : anglais
2 Par la décision préjudicielle très attendue qu'elle a rendue le 29 avril dans l'affaire IMS Health c. NDC Health, la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) a donné des repères sur l'équilibre à maintenir entre droits de propriété intellectuelle (DPI) et droit européen de la concurrence (articles 81 et suivants du Traité instituant la Communauté européenne, CE). En définissant dans les grandes lignes les circonstances dans lesquelles un détenteur de droit peut être contraint d'accorder une licence à des concurrents, cet arrêt pourrait se révéler particulièrement important pour le différend en cours entre Microsoft et la Commission européenne. I. Le contexte La société IMS Health rassemble et vend des données relatives aux ventes régionales de produits pharmaceutiques en Allemagne. Les sociétés pharmaceutiques achètent ces données, sur lesquelles elles fondent leurs stratégies de produits. Les données sont formatées selon une structure dite "modulaire". Les modules correspondent à des aires géographiques données déterminées dans un pays pour y analyser les ventes de médicaments. Pour l'allemagne, la structure modulaire d'ims comprend modules 2. Théoriquement, n'importe qui peut élaborer sa propre structure modulaire en définissant différemment les limites géographiques des modules. Cependant, quand NDC Health, une société concurrente d'ims, a tenté de s implanter sur le marché, elle a constaté que ses données n'étaient pas commercialisables à moins d être formatées selon la structure à modules. La plupart des sociétés pharmaceutiques s'étaient habituées aux modules et y avaient conformé leurs systèmes de distribution. Les tribunaux nationaux ont établi que IMS ne faisait pas que commercialiser ses structures modulaires, mais qu'elle les distribuait aussi gratuitement aux pharmacies et cabinets médicaux. Pour les tribunaux nationaux, cette pratique contribuait à faire de ces structures la norme du secteur, à laquelle les clients avaient adapté leurs systèmes d'information et de distribution. De plus, IMS avait constitué quelques années auparavant un groupe de travail auquel participaient certains de ses clients. L'étendue de la contribution du groupe de travail à la définition de la segmentation du marché est un sujet de litige entre les parties. Quand finalement NDC a regroupé ses données selon une structure très similaire à celle des modules d'ims, cette dernière a demandé et obtenu des tribunaux locaux allemands, en , une injonction interlocutoire. Lors de cette procédure, la structure d'ims a été considérée comme une base de données (ou une partie de base de données) protégeable au titre du droit d'auteur allemand. Confronté à l'imminence de la première injonction provisoire, NDC a tenté d obtenir d'ims la concession d'une licence d'utilisation de sa structure à modules. Le refus * Programme de formation Robert Bosch aux affaires internationales , Berlin-Paris. 1 Arrêt de la Cour (cinquième chambre) du 29 avril 2004, IMS Health GmbH & Co. OHG c. NDC Health GmbH & Co. KG, affaire C-418/01. Non paru dans le rapport de la Cour européenne (ECR). 2 Ci-après dénommée la "structure à modules". Ces modules ont été créés sur la base de divers critères, tels que limites de communes, codes postaux, densité de population, réseaux de transports et répartition géographique des pharmacies et des cabinets médicaux. 3 Le Landgericht (Tribunal de grande instance) Frankfurt am Main a rendu le 27 octobre 2000 une injonction interlocutoire, qui a d'abord été confirmé par un jugement du Landgericht Frankfurt am Main du 16 novembre 2000 puis par un jugement du Oberlandesgericht Frankfurt am Main (Cour d'appel régionale) du 12 juillet
3 d IMS d'accorder une quelconque licence à NDC a eu pour résultat une suite complexe de décisions, tant au plan national qu au plan européen 4. En particulier, à la suite d'une plainte déposée par NDC, la Commission européenne a ordonné à IMS, à titre de mesure provisoire, d'accorder à ses concurrents une licence de son droit d'auteur, considérant à première vue son refus comme un abus de position dominante au sens de l'article 82 du Traité CE 5. La Commission a considéré que la structure à modules créée par IMS était devenue la norme du secteur pour le marché concerné. Refuser l'accès à cette structure, sans justification objective, éliminerait probablement toute concurrence sur le marché en question car, sans cette structure, il serait impossible de s'y maintenir 6. Dans une procédure engagée par IMS devant le Tribunal de première instance (TPI) rattaché à la Cour de justice pour obtenir des mesures provisoires, le TPI a, cependant, ordonné le sursis à exécution de la décision de la Commission, suggérant qu'elle était peut-être trop écartée de la jurisprudence communautaire existante pour les besoins d'une demande de mesures provisoires 7. Dans la procédure qui est à l'origine du présent arrêt de la CJCE, IMS poursuit devant les tribunaux allemands l'objectif consistant à interdire à NDC l'utilisation de sa structure à modules. Quant aux conclusions de la Commission, le Landgericht (tribunal de grande instance) Frankfurt am Main a entre-temps considéré qu'ims ne peut pas exercer son droit d'obtenir une injonction si elle agit de façon abusive au sens de l'article 82 CE, en refusant d'octroyer une licence à NDC à des conditions raisonnables. Il a par conséquent décidé de surseoir à statuer et de renvoyer à la CJCE trois questions préjudicielles concernant l'interprétation de l'article 82 CE Dans une autre procédure devant les tribunaux allemands, sans lien avec la présente affaire, l'oberlandesgericht (OLG) Frankfurt am Main dans un jugement du 17 septembre 2002 a considéré IMS et les membres de son groupe de travail comme co-auteurs et a rejeté pour des motifs de procédure la demande de la société, de protection au titre du droit d'auteur. Au lieu de cela, le tribunal a recherché une solution fondée sur le droit de la concurrence déloyale (Loi allemande sur la concurrence déloyale). L'article 82 CE est ainsi libellé : "Est incompatible avec le marché commun et interdit, dans la mesure où le commerce entre États membres est susceptible d'en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci. Ces pratiques abusives peuvent notamment consister à : (a) imposer de façon directe ou indirecte des prix d'achat ou de vente ou d'autres conditions de transaction non équitables ; (b) limiter la production, les débouchés ou le développement technique au préjudice des consommateurs ; (c) appliquer à l'égard de partenaires commerciaux des conditions inégales à des prestations équivalentes, en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence ; (d) subordonner la conclusion de contrats à l'acceptation, par les partenaires, de prestations supplémentaires qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux, n'ont pas de lien avec l'objet de ces contrats". Voir la décision 2002/165/EC de la Commission relative à une procédure d'application de l'article 82 du Traité CE, Affaire COMP D3/ NDC Health c. IMS Health : mesures provisoires, JO 2002 L 59, 18. Par ordonnance du 26 octobre 2001, affaire T-184/01, IMS Health c. Commission [2001] ECR II-3193, le Président du Tribunal de première instance a ordonné le sursis à l'exécution de la décision 2002/165. Le pourvoi formé contre cette ordonnance a été rejeté, par ordonnance du Président du Tribunal de première instance dans l'affaire C-481/01 NDC Health c. IMS Health et Commission P(R) [2002] ECR I Dans l'intervalle, la Commission a retiré sa décision 2002/165, en se fondant sur le fait qu'il n'y avait plus urgence à imposer des mesures, dans l'attente de la décision de la Commission clôturant la procédure administrative ; voir décision 2003/741/EC du 13 août 2003 relative à une procédure d'application de l'article 82 du traité CE (affaire COMP D3/ NDC Health c. IMS Health : mesures provisoires, JO 2003 L 268,
4 Dans sa première question, la principale, la juridiction nationale a demandé si et dans quelles circonstances le refus, par une entreprise en position dominante sur un marché et titulaire d'un droit de propriété intellectuelle sur un produit indispensable pour opérer sur ce même marché, d'accorder une licence d'utilisation de ce produit est susceptible de constituer une pratique abusive au sens de l'article 82 CE. Par sa seconde question, le tribunal national a cherché à établir dans quelle mesure la participation des utilisateurs au développement de la base de données à modules a une incidence sur la question du comportement abusif. La troisième question enfin a trait à l'incidence de l'effort d'adaptation que devraient consentir les utilisateurs potentiels pour pouvoir acquérir des produits reposant sur une structure différente. II. La décision de la Cour européenne de justice 1. La première question La Cour rappelle d'abord que selon une jurisprudence bien établie, le droit exclusif de reproduction fait partie des prérogatives du titulaire des droits de propriété intellectuelle, de sorte que le refus d'accorder une licence, même si c'est le fait d'une entreprise en position dominante, ne saurait constituer un abus de position dominante que dans des circonstances exceptionnelles 8. Se référant aux arrêts Bronner 9 et Magill 10, la Cour cite les trois conditions cumulatives qui suffisent pour établir l'existence de circonstances exceptionnelles : le refus doit faire obstacle à l'apparition d'un produit nouveau pour lequel il existe une demande potentielle des consommateurs ; il doit être dépourvu de justification ; et il doit être de nature à exclure toute concurrence sur un marché dérivé 11. Pour ce qui est de l'application de ces principes à la présente affaire, le premier et le troisième élément font l'objet d'un examen détaillé. Au sujet de l'apparition d'un produit nouveau, la Cour met en exergue que cet élément tient compte du fait que, dans la mise en balance de la protection des droits de propriété intellectuelle et de la protection de la libre concurrence, cette dernière ne saurait l'emporter que dans le cas où le refus d'accorder une licence empêche le développement d'un marché dérivé, au détriment des consommateurs. Dès lors, le refus d'accorder l'accès à un produit protégé par le droit d'auteur ne peut être considéré comme abusif que dans le cas où la demande ne vise pas, pour l'essentiel, à reproduire des biens ou des services qui sont déjà offerts sur le marché dérivé par le titulaire du droit de propriété intellectuelle. Il revient à la juridiction nationale de déterminer si tel est le cas 12. Quant à la nécessité de l'existence d'un marché dérivé au sens de la troisième condition, la Cour estime qu'il suffit qu'un marché potentiel, voire hypothétique, puisse être identifié. Tel est le IMS Health c. NDC Health, op cit., paragraphe 34. Oscar Bronner c. Mediaprint, affaire C-7/97, [1998] ECR I-7791 ; voir infra III. Radio Telefis Eireann (RTE) et Independent Television Publications Ltd (ITP) c. Commission, affaires jointes C-241/91 P et C-242/91 P, [1995] ECR I-0743 ; en appel de RTE c. Commission, affaire T-69/89, [1991] ECR II-0485 et ITP c. Commission, affaire T-76/89, [1991] ECR II-0575 ; voir infra III. IMS Health c. NDC Health, op. cit., paragraphe 37. IMS Health c. NDC Health, op. cit., paragraphes 49 à
5 cas selon la CJCE dès lors que ces produits ou services sont indispensables à l'exercice d'une activité donnée et correspondent à une demande réelle. Selon la Cour, il est donc fondamental de pouvoir identifier deux stades de production distincts, avec un produit élaboré en amont indispensable à la fourniture du produit d'aval. La juridiction nationale est donc invitée à établir si la structure à modules constitue, en amont, un facteur indispensable à la fourniture, en aval, de données sur les ventes régionales en Allemagne de produits pharmaceutiques. De même, il appartient à la juridiction nationale d'examiner si le refus par IMS d'accorder une licence est de nature à empêcher toute concurrence sur ce marché Les deuxième et troisième questions Pour la Cour, les deux questions suivantes concernent le postulat sur lequel repose la première question, puisqu'elles visent, en substance, à connaître les critères pertinents pour apprécier si l'utilisation de la structure à modules est indispensable à un concurrent potentiel pour accéder au marché. Ç'est pourquoi elles sont traitées ensemble dans la décision 14. La Cour déduit de l'arrêt Bronner que, pour déterminer si un produit ou un service est indispensable à l'activité d'une entreprise sur un marché particulier, la juridiction nationale doit examiner s'il existe des solutions alternatives. Pour pouvoir admettre l'existence d'obstacles économiques, il doit à tout le moins être établi que la création de ces produits ou services ne serait pas économiquement rentable pour une échelle de production comparable à celle de l'entreprise qui contrôle le produit ou le service existant 15. Dans ce contexte, la juridiction nationale se voit priée de prendre en considération le fait qu'un haut degré de participation des laboratoires pharmaceutiques à la mise au point de la structure à modules, à supposer qu'il soit établi, a créé une dépendance des utilisateurs, notamment sur le plan technique. Dans ces conditions, les juges européens estiment probable que ces laboratoires auraient à consentir un effort financier et d'organisation considérable pour pouvoir acquérir un produit reposant sur une autre structure. Le fournisseur de cette structure alternative pourrait ainsi être contraint d'offrir des conditions excluant toute rentabilité économique 16. III. Commentaire En Europe comme aux États-Unis, la question de l'interface entre le droit de la concurrence et le droit de la propriété intellectuelle a pris de plus en plus d'importance au cours de la dernière décennie. Bien que ces deux branches du droit visent l'une et l'autre à promouvoir l'innovation et la satisfaction du consommateur, des conflits surgissent lorsque le monopole limité conféré par un droit de propriété intellectuelle menace d'entraver la concurrence sur un marché donné. Les rapports entre les règles de concurrence de l'union européenne et la protection des droits de propriété intellectuelle sont encore compliqués par le fait que la réglementation de la propriété intellectuelle relève de la législation nationale 17. Le présent arrêt a donné à la CJCE l'occasion de consolider sa IMS Health c. NDC Health, op. cit., paragraphes 44 à 47. IMS Health c. NDC Health, op. cit., paragraphe 24. IMS Health c. NDC Health, op. cit., paragraphe 28. IMS Health c. NDC Health, op. cit., paragraphe 29. Voir l'article 295 CE : "Le présent traité ne préjuge en rien le régime de la propriété dans les États membres"
6 position concernant la question de l'octroi obligatoire de licences et de mieux préciser les circonstances dans lesquelles celui-ci peut être autorisé La CJCE et la question de l'interface Les premières décisions de la CJCE, qui portaient principalement sur la prévention des pratiques restrictives au sens de l'article 85 du traité instituant la Communauté européenne (devenu l'article 81 CE) 19, cherchaient à préciser le champ des règles de concurrence de l'ue en même temps que la démarcation des compétences entre la Communauté européenne et les législations nationales. Ç'est dans ce contexte qu'a été établie 20 la distinction théorique entre l'existence et l'exercice d'un DPI, à laquelle la Cour se réfère dans le présent arrêt. De plus, la Cour a recouru à la notion de "droits essentiels" selon laquelle le droit européen doit laisser intacte "la substance spécifique" d'un DPI mais peut affecter des droits adjacents. À l'origine, ces deux concepts ont trouvé leur application dans des affaires d'interférence entre des droits de propriété intellectuelle et les règles de libre circulation des marchandises 21. Les affaires Volvo c. Veng 22 et CICRA c. Renault 23 ont été les premières affaires ayant fait jurisprudence sur la question qui est également au centre du procès IMS Health, à savoir : est-ce qu'un refus de concession de licence d'un DPI peut être abusif? Les constructeurs automobiles détenaient le droit de propriété intellectuelle (un modèle déposé) sur des éléments de carrosserie de leurs voitures et refusaient d'accorder des licences à des fabricants de pièces détachées indépendants qui voulaient imiter leurs modèles. Quand la CJCE a déclaré, dans l'affaire Volvo, que le droit d'un titulaire de DPI d'interdire à des tiers toute utilisation non autorisée constitue "la substance de son droit exclusif", et qu'en conséquence, le fait d'imposer une concession de licence non volontaire affecterait "la substance" du droit en question, beaucoup conclurent que les DPI étaient à l'abri des règles de concurrence de l'ue D'autres questions touchant l'interface PI/concurrence concernent le cloisonnement géographique des marchés (cf. les affaires Sirena S.r.l. c. Eda S.r.l. et autres, affaire 40-70, [1971] ECR 0069, et Van Zuylen Frères c. Hag AG, affaire 192/73, [1974] ECR 731) ou, s'agissant de développements récents, la concession de licences collectives de droits d'auteur dans le domaine musical (cf. la procédure en cours de la Commission COMP/ du contre l'activité concertée de société de gestion collective de droits d'auteurs à propos de l'exécution publique d'œuvres sur l'internet), ainsi que la validité d'accords de transfert technologique (cf. Règlement (CE) n 772/2004 de la Commission du 27 avril 2004). L'article 81 CE interdit tous accords entre entreprises, toutes décisions d'associations d'entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché commun. Pour la première fois, voir Établissements Consten et Grundig c. Commission, affaires 56 et 58/64, [1966] ECR 429. Articles 30 à 36 du Traité instituant la Communauté européenne (articles actuels CE). Voir Centrafarm c. Winthrop, affaire 16-74, [1974] ECR 1183 ; Centrafarm c. Sterling Drug, affaire 15-74, [1974] ECR AB Volvo c. Erik Veng (UK) Ltd, affaire 238/87, [1988] ECR CICRA c. Renault, affaire 53/87, [1988] ECR Volvo c. Veng, op. cit., paragraphe 8. Ce point de vue, cependant, n a pas tenu compte du fait que la Cour, dans le paragraphe 9 suivant, laissait expressément la porte entrouverte à la possibilité de conclure à un comportement abusif dans d'autres circonstances
7 Sept ans plus tard, l'affaire Magill 25 montra clairement qu'un tel point de vue était trop schématique. Les chaînes de télévision de Grande-Bretagne et d'irlande publiaient séparément leurs grilles de programmes de la semaine suivante dans leurs guides hebdomadaires respectifs. Lorsque Magill, un magazine TV, a voulu éditer un guide complet présentant tous les programmes de toutes les chaînes côte à côte, les sociétés de télévision ont essayé de l'en empêcher en excipant de leurs droits d'auteur respectifs. La CJCE trancha en faveur de Magill. Elle rejeta explicitement l'argument selon lequel les DPI ne tombaient pas sous le coup du droit de la concurrence, en soulignant que l'exercice d'un droit exclusif pouvait, dans des circonstances exceptionnelles, se traduire par un comportement abusif 26. C'est pour apprécier la présence de ces "circonstances exceptionnelles" que les juges ont introduit les trois conditions sur lesquelles le présent arrêt est également fondé. L'affaire IMS Health a donné à la Cour l'occasion de confirmer l'approche adoptée dans l'affaire Magill 27. Il est significatif qu'elle ne fasse plus référence à la "substance" du DPI en cause. De plus, s'étant déjà référée à l'affaire Magill dans son arrêt Bronner, concernant une affaire où il n'était pas du tout question de propriété intellectuelle, la Cour a démontré que les critères qui y étaient énoncés ne se limitaient pas à l'interface DPI/concurrence 28. Par conséquent, la CJCE semble être en voie d'adopter une vue globale de l'abus de position dominante dans les cas de "refus de traiter", que les droits aient un contenu matériel ou immatériel. À cet égard, il faut reconnaître que l'application constante qui est faite de la distinction "existence/exercice" n'est pas d'une grande aide, comme le déplorent d'innombrables commentateurs. Cependant, elle permet de déplacer l attention d une question inappropriée, celle de savoir si un droit de propriété intellectuelle peut être assujetti à des mesures fondées sur le droit de la concurrence, vers celle des circonstances dans lesquelles ce peut être le cas. Sur ce point, l'arrêt IMS Health a apporté des éclaircissements. 2. Le champ d application du droit d'auteur national n'est pas en cause Il convient de noter que, comme dans l'affaire Magill, la CJCE n'a pas expressément remis en question le maintien d'un droit d'auteur national sur l'objet en cause, c'est-à-dire sur la structure à modules d'ims. La législation allemande sur le droit d'auteur protège les ensembles de données qui, de par le choix ou l'agencement de leurs éléments, constituent une création intellectuelle personnelle en tant qu'œuvres indépendantes 29. Cette disposition donne effet à l'article 3, paragraphe 1, de la Directive européenne sur les bases de données, qui vise à rendre le critère d'originalité moins rigoureux 30. C'est la raison pour laquelle les tribunaux allemands ont déclaré que la structure à modules pouvait bénéficier de la protection du droit d'auteur Radio Telefis Eireann (RTE) et Independent Television Publications Ltd (ITP) c. Commission, affaires jointes C-241/91 P et C-242/91 P, [1995] ECR I-0743 ; en appel de RTE c. Commission, affaire T-69/89, [1991] ECR II-0485 et ITP c. Commission, affaire T-76/89, [1991] ECR II Radio Telefis Eireann (RTE) et Independent Television Publications Ltd (ITP) c. Commission, affaires jointes C-241/91 P et C-242/91 P, [1995] ECR I-0743, op. cit., paragraphe 48. Auparavant, le TPI s'était déjà référé à l'arrêt Magill, sans autre appréciation, dans l'affaire Tiercé Ladbroke SA c. Commission, affaire T-504/93, [1997] ECR II Oscar Bronner c. Mediaprint, affaire C-7/97, [1998] ECR I M. Bronner, propriétaire d'un petit quotidien, avait introduit une action au titre de l'article 82 CE contre Mediaprint, le principal éditeur de journaux quotidiens en Autriche qui lui avait refusé l'accès à son système national de livraison à domicile. Voir article 4, paragraphe 2, de la Loi allemande sur le droit d'auteur (Urheberrechtsgesetz). Directive 96/9/CE du Parlement européen et du Conseil du 11 mars 1996 concernant la protection juridique des bases de données, JO 1996 L 77, pages 20 à 28. Voir également le paragraphe 15 du préambule de la Directive, qui souligne que "cette protection vise la structure de la base". Le droit d'auteur proprement dit protégeant les bases de données en raison de la disposition des matières, - 7 -
8 Pourtant, des critiques font valoir que le découpage d'un pays en unités peut être considéré comme une simple méthode de recueil et de présentation de données 31. Or, un principe courant du droit de la propriété intellectuelle veut que de simples méthodes ne puissent pas être admises au bénéfice du droit d'auteur 32. De ce point de vue l'arrêt IMS Health montre à quel point la protection des bases de données a élargi le champ du droit d'auteur. En même temps, il devient manifeste que la possibilité de s'assurer le monopole de méthodes de sélection, conjuguée au besoin croissant de normalisation des industries, est de nature à porter atteinte à la concurrence 33. L'affaire IMS Health a donc été pour certains l'occasion de considérer que les règles européennes de concurrence offraient un outil commode pour restreindre les DPI nationaux ayant un contenu discutable. Ainsi, les mesures ordonnées par la Commission ont été interprétées comme destinées à jouer un rôle correcteur face à une application nationale aberrante du droit d'auteur 34. Des points de vue similaires s'étaient déjà exprimés lors du procès Magill à propos de la protection par le droit d'auteur de simples grilles de programmes de télévision au Royaume-Uni 35. La question de savoir dans quelle mesure ces considérations ont influé sur la décision de la CJCE, ainsi que sur celle du TPI, dans la présente affaire comme dans l'affaire Magill, est ouverte à la spéculation. Les juges européens ont décidé qu'il ne leur appartenait pas de se prononcer sur la pertinence des DPI nationaux. Cependant, leur silence absolu sur la question ne permet pas de comprendre comment la recherche d'un équilibre entre l'effort créatif du titulaire de droit d'un côté, et les avantages économiques découlant du droit en cause de l'autre, pourrait être intégrée de façon cohérente à l'appréciation des "circonstances exceptionnelles" constitutives du comportement abusif selon l'article 82 du Traité CE 36. En dernière analyse, il reste à voir comment la Cour statuerait dans des circonstances analogues s'il s'agissait d'une œuvre ou d'une invention technologique moins sujette à controverse. 3. Des "circonstances exceptionnelles" dans l'affaire IMS Health La présente décision préjudicielle concerne exclusivement la question de savoir dans quelles circonstances il peut y avoir abus d'une position dominante présumée au regard de l'article 82 CE. La définition sous-jacente du marché concerné et le point de savoir si IMS y occupait une position dominante de par son droit d'auteur sur la structure à modules n'étaient pas en cause et conformément à l'article 3, paragraphe 1, de la Directive sur les bases de données, ne doit pas être confondu avec la protection sui generis prévue à l'article 7 de cette même directive. Voir par exemple Heinemann, in: Baudenbacher/Simon (dir. publ.), Neueste Entwicklungen im europäischen und internationalen Immaterialgüterrecht (2003), page 207. Comme il est dit expressément par exemple à l'article 9, paragraphe 2, de l'accord sur les ADPIC. La Directive sur les bases de données, au paragraphe 47 de son préambule, reconnaît que la protection sui generis des bases de données non originales peut avoir des effets défavorables sur la concurrence mais ne contient pas de disposition analogue en ce qui concerne la protection par le droit d'auteur au sens de l'article 3, paragraphe 1. Par exemple Forrester, Compulsory licensing in Europe: a rare cure to aberrant national intellectual property rights? (2002), page 25. Ces opinions sont cependant contrées par Heinemann, op. cit., page 217. La Commission notamment a contesté dans ses observations devant le TPI la valeur intrinsèque d'un droit d'auteur pour des listes de programme de télévision, voir RTE c. Commission, affaire T-69/89, op. cit., paragraphe 45. Heinemann, op. cit., à la page 218, propose, en dernière analyse, de mettre en balance l'ensemble des intérêts en jeu, ce qui permettrait de prendre en considération la valeur intrinsèque du DPI concerné
9 relèvent en dernière analyse de l'appréciation de la juridiction nationale 37. Ciblant ainsi son examen sur un aspect limité, la Cour a pu préciser davantage son approche telle qu'exposée dans l'arrêt Magill. (a) Trois conditions cumulatives L'arrêt Magill avait laissé pendante la question de savoir si les trois conditions exposées dans cette décision doivent être remplies cumulativement ou non, contrairement à l'opinion émise par la Commission européenne et par NDC ainsi que par de nombreux commentateurs 38, la Cour a désormais conclu par l'affirmative. Cette approche est particulière dans la mesure où elle combine deux critères qui concernent des formes d'abus différentes selon l'article 82 CE. L'apparition d'un nouveau produit est un facteur pertinent pour déterminer si une pratique limite la production, les débouchés ou le développement technique au préjudice des consommateurs au sens de l'article 82, paragraphe 2, alinéa (b) du Traité CE. Par contre, l'exploitation d'une position dominante pour se réserver un marché d'aval constitue une infraction distincte au regard de l'article 82 CE, infraction non expressément visée dans la liste du deuxième paragraphe de cet article. Comme c'est le maintien de la concurrence sur le marché dérivé qui est en question dans ces affaires, il semble que l'on puisse se passer de toute condition supplémentaire concernant l'apparition d'un produit nouveau. C'est notamment le point de vue soutenu par les partisans de la doctrine dite des «biens essentiels» (essential facilities) 39 à laquelle la Commission 40, comme l'avocat général, ont fait allusion dans l'affaire IMS Health 41. Cependant, les juges européens ont cherché à établir un contrepoids supplémentaire, de peur que l'application pure et simple de la notion de «biens essentiels» ne mène trop loin. À cet égard, il convient de noter que ni la CJCE ni le TPI ne s'étaient jusqu'ici référés explicitement à cette doctrine et qu'ils ne l'ont pas fait non plus cette fois encore. En fin de compte, la décision de la Cour a fait de la condition relative à l'empêchement de l'apparition d'un produit nouveau un élément crucial, créant ainsi un besoin de clarification ultérieure 42. (b) L'interprétation de la troisième condition relative à un marché dérivé Dans l'affaire Magill, les chaînes de télévision étaient accusées d'exploiter leur monopole de reproduction de leurs grilles de programmes pour s'assurer un monopole sur le marché distinct des guides hebdomadaires. IMS et sa concurrente NDC, au contraire, opéraient toutes deux sur le même marché, et la première cherchait seulement, apparemment, à protéger son activité principale. Invoquant cette différence, IMS a soutenu que la troisième condition posée dans l'arrêt Magill, concernant la monopolisation d'un marché dérivé, n'était pas remplie, du fait qu'il ne s'agissait pas en l'espèce de deux marchés distincts. La Commission et NDC, en revanche, sans contester la Pour que l'article 82 s'applique, les éléments suivants doivent être réunis (voir : United Brands c. Commission, affaire 26/76, [1978] ECR 207 ; Hoffmann-La Roche c. Commission, affaire 85/76, [1979] ECR 461) : - une position dominante à l'égard d'un produit concerné et un débouché géographique à l'intérieur du marché commun ; - un comportement abusif ; et - des répercussions potentielles appréciables sur les échanges entre États membres. Voir par exemple Cour d'appel (Royaume-Uni), Intel/Via Technologies, 20 décembre 2002, paragraphe 47 et suivants, et Heinemann, op. cit., page 215. Voir Heinemann, op. cit., page 212 et suivantes. COMP D3/ NDC Health c. IMS Health, op. cit., paragraphe 63 et suivants. Opinion de l'avocat général Tiziano du 2 octobre 2003, affaire C-418/01, paragraphe 35 et suivants. Voir infra III.3 (c)
10 différence existant entre les affaires Magill et IMS Health, ont soutenu qu'il suffisait que l'entreprise en position dominante dispose d'un monopole sur une infrastructure indispensable, n'ayant pas nécessairement à être sur un autre marché, pour éliminer toute concurrence. La Cour a vu l'affaire sous un angle complètement différent. D'abord, elle a indiqué clairement que la notion de marché dérivé exige que deux marchés soient en cause. Ensuite, la Cour a eu l'occasion de souligner que l'identification d'un marché d'amont simplement hypothétique suffit déjà à satisfaire à la condition de deux marchés distincts. Par conséquent, il n'est pas nécessaire que l'infrastructure en question ait été effectivement commercialisée jusque-là. Dès lors, la différence configuration perçue entre les affaires Magill et IMS Health devient moins évidente : on peut soutenir que le découpage d'un territoire en modules est une activité distincte de celle qui consiste à rassembler et traiter des données, de même qu'établir des grilles de programmes de télévision n'est pas la même chose qu'éditer un guide de télévision hebdomadaire. L'arrêt IMS Health éclaire par conséquent le raisonnement de base de la démarche de la CJCE, à savoir que le caractère abusif particulier du comportement observé dans une affaire telle que celle-ci tient à la tentative faite par le titulaire du droit de porter atteinte à la concurrence sur un autre marché. Sinon, la simple propriété de l'infrastructure en cause obligerait automatiquement le propriétaire à la partager, même en l'absence de tout comportement répréhensible 43. Dès lors, l'identification précise des marchés pertinents concernés devient décisive. L'affaire a montré que s'attacher simplement au domaine d'activité effectif des parties serait négliger l'essentiel. Enfin, s'agissant de la réponse aux deuxième et troisième questions du tribunal qui a renvoyé l'affaire à la CJCE, la décision est plus précise quant aux éléments à prendre en considération pour déterminer si une infrastructure donnée est indispensable pour opérer sur un marché dérivé particulier. La CJCE se montre favorable à une approche économique globale prenant en compte tous les aspects qui pourraient contribuer à la viabilité de solutions alternatives, en particulier l'effort d'adaptation des clients potentiels ainsi que leur participation antérieure aux travaux de développement. (c) L'interprétation de la première condition relative à l'apparition d'un nouveau produit Comme indiqué ci-dessus, la détermination de ce qui constitue un produit nouveau devient dorénavant décisive. Les juges européens ont laissé cette tâche plutôt ingrate à la juridiction nationale. Il y a lieu de penser cependant qu'avec d'autres affaires, telles que le procès Microsoft, se profilant à l'horizon, cette question pourrait bientôt revenir devant la CJCE 44. D'après la CJCE, la notion de produit nouveau suppose que l'on ne demande pas la concession d'une licence dans l'intention de "reproduire en substance" les biens et services déjà offerts par le titulaire du droit. En l'espèce, NDC prétendait que ses compilations étaient obtenues par une technologie différente et qu'elles capturaient davantage de données. Il reste à voir si ces éléments seront admis comme suffisants Ce point est particulièrement mis en exergue, notamment, par Heinemann, op. cit., page 212. Voir la décision de la Commission du 24 mars 2004 relative à une procédure engagée en vertu de l'article du Traité 82 CE, affaire COMP/C-3/37.792, Microsoft. D'après la Commission, la société Microsoft a eu un comportement abusif au sens de l'article 82 CE en s'appuyant sur son quasi-monopole sur le marché des systèmes d'exploitation de PC pour faire pression sur les marchés des systèmes d'exploitation (OS) pour serveurs de groupe de travail et des lecteurs multimédias. La question de savoir dans quelle mesure ce comportement est susceptible d'empêcher l'apparition d'un produit nouveau reste à examiner. Voir aussi Vinje/Morfey, Abuse of dominance Microsoft: The European Commission takes a stand (2004), pdf/microsoft.pdf
11 La justification de la doctrine des «biens essentiels», telle qu'exposée ci-dessus, suppose que l'on ne se place pas dans une perspective trop étroite 45. De plus, puisque la condition relative à l'apparition d'un produit nouveau a été explicitement instaurée en tant que garde-fou supplémentaire au bénéfice du droit de propriété intellectuelle concerné, l'application de ce critère pourrait être l'occasion de tenir compte de l'étendue de la protection que ce droit était destiné à offrir Voir supra III.3 (a). Voir supra III
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