Anesthésie du patient coronarien 95 QUE DEMANDE L ANESTHESISTE AU CARDIOLOGUE? P. Albaladejo. Département d Anesthésie-Réanimation, CHU de Bicêtre, 78 rue du Gal Leclerc, 94275 Le Kremlin Bicêtre. INTRODUCTION La consultation préopératoire de cardiologie est une démarche quasi rituelle dès lors que le patient, candidat à un acte chirurgical, présente un facteur de risque cardiaque. Cette démarche automatique conduit certainement à un surcoût dans l évaluation préopératoire au même titre que la prescription systématique d examens biologiques. Elle est néanmoins la conséquence d une confusion dans le rôle de chacun des intervenants (anesthésiste et cardiologue). Ainsi, l anesthésiste ne doit pas attendre un blanc seing cardiologique pour une intervention chirurgicale : «Il n y a pas de contre-indication à l anesthésie» puisqu une telle réponse de la part du cardiologue ne dégage certainement pas la responsabilité de l anesthésiste lors de la survenue péri-opératoire d événement cardiaque. La traditionnelle réponse du cardiologue: «oxygène, éviter l hypotension» [1] peut être interprétée de deux façons : peut être n y a t-il pas d enseignement spécifique des problèmes cardiaques péri-opératoire en cardiologie ou bien la question posée par l anesthésiste n était pas la bonne : «Je vous adresse ce patient pour bilan.». Une enquête réalisée par la Société Française d Anesthésie et de Réanimation montre que les sujets de plus de 54 ans représentent 39 % des anesthésies en 1996 contre 26% en 1980 [2]. L évaluation préopératoire de ces patients pose évidemment le problème du risque de survenue d un évènement cardiovasculaire inhérent à l intervention chirurgicale en sachant que l ischémie myocardique péri-opératoire conditionne le pronostic à court mais aussi à long terme [3, 4]. Le risque d ischémie myocardique peropératoire est maîtrisé par la mise en place d une surveillance et de techniques d anesthésie bien codifiées. En revanche, c est dans la période postopératoire que la majorité des ischémies myocardiques se produisent [5]. Elles sont le plus souvent secondaires à une augmentation de la consommation myocardique en oxygène liée à une stimulation sympathique exagérée. La prise en charge optimale de la douleur (morphiniques ou analgésie locorégionale) ne prévient que très partiellement cette réaction sympathique. Dans ces conditions, le cardiologue doit être consulté, non pas pour discuter des techniques à employer pendant la période peropératoire [6], mais pour évaluer le risque péri-opératoire et optimiser le traitement pour permettre à ce patient de surmonter la période postopératoire [7].
96 MAPAR 2001 1. INDEX CLINIQUES ET STRATIFICATION DU RISQUE A la question : «Quel est le risque de survenue d une ischémie péri-opératoire?», il est important de distinguer le risque lié au patient et le risque lié à la chirurgie. Plusieurs index cliniques parfois difficiles à intégrer dans une stratégie diagnostique et thérapeutique sont proposés [8]. Ils permettent néanmoins d utiliser un langage commun avec le cardiologue. Les recommandations de l American Heart Association [6] stratifient les risques liés au patient et à la chirurgie. La première étape consiste à définir un risque chirurgical, un risque clinique et une capacité à l effort selon les critères décrits dans le tableau I : Tableau I Risque chirurgical, risque clinique, capacité à l effort RISQUE LIE AU PATIENT RISQUE LIE A LA CHIRURGIE Marqueurs cliniques Majeur Angor instable. Chirurgie d urgence chez la IDM récent. personne âgée. Insuffisance cardiaque décompensée. Vasculaire (aorte). Arythmie significative. Vasculaire (périphérique). - BAV de haut grade. Interventions longues, associées - Symptomatique avec maladie à de grandes variations des cardiaque sous jacente. compartiments liquidiens - Arythmie SV avec rythme et/ou pertes sanguines. ventriculaire non controlé Maladie valvulaire sévère. Intermédiaire Angor stable. Endarteriectomie. ATCD d IDM. Neurochirurgie. Insuffisance cardiaque compensée. Chirurgie digestive (intra- Diabète. péritonéale). Thoracique. Orthopédie. Chirurgie de la prostate. Mineur Age avancé. Endoscopie. ECG anormal. Chirurgie superficielle. Rythme autre que sinusal. Cataracte. Capacité fonctionnelle faible. Sein ATCD d AVC. HTA non contrôlée. Capacité fonctionnelle Activité limitée Manger, s habiller, marcher autour de la maison, faire la vaisselle Actif Monter 1 étage, marcher à plat à 6,4km.h -1, courir sur une courte distance, laver le sol, faire un golf Au terme de cette classification, un algorithme permet de proposer pour chaque association de risque une démarche diagnostique qui passe par la réalisation d un test dynamique (Tableau II) [6, 9, 10]. Le choix de ces tests (scinti myocardique, ECG d effort, Echo Dobu ) dépend de la disponibilité de ces examens et du choix du cardiologue.
Anesthésie du patient coronarien Tableau II Algorithme 97 Risque lié au patient Risque lié à la chirurgie Actif Peu actif Actif Peu actif Mineur Intermédiaire Majeur 0 Mineur 0 0 0 Intermédiaire 0 0 0 0 Majeur Reporter? Traiter? Explorer? Reporter? Traiter? Explorer? Reporter? Traiter? Explorer? Le patient doit être adressé au cardiologue à qui 3 types de question peuvent être posées : 1- «Ce patient dont le risque chirurgical est X, le risque clinique est X, la capacité à l effort est X justifie t-il d examens complémentaires non invasif (épreuve d effort, scinti myocardique ou échographie de stress)?» (Tableau II) 2- «Peut-on optimiser le traitement médical de ce patient (sur des critères cliniques ou paracliniques)?» 3- «Ce patient peut-il bénéficier d un geste de revascularisation (angioplastie, pontage) pour le long terme?» si oui, il paraît logique que ce geste soit réalisé avant l intervention chirurgicale. Cependant, l efficacité d un geste de revascularisation préopératoire pour réduire la morbi-mortalité est controversée. D une part, la gestion des anticoagulants et des antiagrégants plaquettaires après une angioplastie coronaire peut être problématique. En effet, après une angioplastie coronaire avec mise en place de stent, le risque de thrombose est majeur dans le premier mois suivant le geste, justifiant un traitement antiagrégant qui entraîne un risque hémorragique péri-opératoire non négligeable [11]. D autre part, le risque cumulé du geste de revascularisation (angioplastie) et de la chirurgie non cardiaque semble être au moins aussi importante dans les 3 premiers mois que celui de la chirurgie seule [12]. L ensemble de ces problèmes justifie que la chirurgie soit le plus possible retardée par rapport au geste de revascularisation. En conséquence, plusieurs textes de consensus et auteurs recommandent qu un geste de revascularisation ne doit pas être indiqué uniquement pour faire passer le cap de l intervention. [13-15]. Les résultats des tests non invasifs, s ils sont négatifs, feront entrer le patient dans une classe de risque moins élevé. En effet, la valeur prédictive négative de ces examens est très bonne, mais ce résultat doit avoir une valeur décisionnelle [16]. L indication d une intervention dont l objectif est fonctionnel (prothèse totale de hanche par exemple) chez un patient à risque clinique élevé peut dépendre d un tel résultat. La positivité de ces examens doit aussi aboutir à une démarche thérapeutique. La séquence coronarographie-angioplastie-chirurgie ne doit pas comporter plus de risque que la chirurgie seule [1, 13]. Une telle décision doit avoir pour but d améliorer le pronostic à long terme, indépendamment de la chirurgie pour laquelle le patient a été adressé [6, 9, 10].
98 MAPAR 2001 2. PLACE DES BETA-BLOQUANTS DANS LA PREVENTION DE L ISCHEMIE MYOCARDIQUE PERI-OPERATOIRE «Peut-on optimiser le traitement médicamenteux de ce patient?» reste la question la plus importante. «Le traitement peut-il être optimiser pour le long terme (c est-à-dire indépendamment de la chirurgie)?» ou bien «un traitement spécifique à visée préventive péri-opératoire est-il indiqué?». En d autres termes, «doit-on proposer un traitement par bêta-bloquants?». En effet deux études récentes montrent que le traitement par atenolol ou bisoprolol peut diminuer le risque d ischémie péri-opératoire chez les patients à risque intermédiaire ou élevée pour une chirurgie à risque élevée [17-18]. La justification de ce traitement préventif peut entrer en contradiction avec les algorithmes d évaluation du patient à risque d ischémie péri opératoire. En effet, doit-on proposer un tel traitement aux patients ayant un risque clinique élevé? intermédiaire?, aux seuls patients ayant un examen non invasif positif (c est à dire à la place de la séquence coronarographie etc.)? pour une chirurgie à risque élevé? intermédiaire?. En pratique, la justification d un traitement préventif par bêta-bloquants et ses modalités d administration doivent certainement être discuté avec le cardiologue au terme des examens non-invasifs ou à la place de ceux-ci [19]. Deux protocoles d administration peuvent être proposés en respectant les contre-indications. Ces deux protocoles correspondent aux deux articles sus cités : celui de Mangano et al (anesthésistes) [17] s applique à la période péri-opératoire (J0 à J7), celui de Poldermans et al (cardiologues) [18] faisant abstraction de la période peropératoire. Cependant, d autres bêtabloquants ou d autres modalités d administration peuvent être proposés [20-24] : Aténolol : (Mangano et al, JEJM 1996;335:1713-1720 Sous contrôle d un scope, FC > 55.min -1 PAS > 100 mmhg, pas d insuffisance cardiaque, pas de bronchospasme. - 1 heure avant Aténolol 5 mg IV en 5 min, renouvelée si FR > 55.min -1. - Immédiatement après l acte opératoire : si FC > 55.min -1, Aténol 5 mg IV en 5 min, renouvelée une fois si FC > 55.min -1. - De J1 à J7 postopératoire : (attention élimination rénale) soit Aténolol IV selon les mêmes critères si NPO, soit Aténolol PO : 100 mg.j -1 si FC > 65.min -1 et PAS > 100 mmhg, 50 mg.j -1 si FC < 65.min -1 et > 55.min -1 et PAS > 100 mmhg, rien si FC < 55.min -1 ou PAS < 100 mmhg. Bisoprolol : (Poldermans et al, NEJM 1999;341:1789-94 Traitement débuté au moins une semaine avant et continué 30 jours après l intervention, 5 à 10 mg.j -1 per os, le but à atteindre étant une FC à 60.min -1. En postopératoire, en l absence de voie orale, le métropolol peut être proposé, le but étant d obtenir une FC intérieure à 80.min -1. 3. GESTION DES ANTIAGREGANTS PLAQUETTAIRES DANS LA PERIODE PERI-OPERATOIRE La gestion des antiagrégants plaquettaires doit faire l objet d une discussion entre l anesthésiste et le cardiologue. Il s agit de la gestion d un double risque : d une part le risque d une thrombose artérielle, d autre part celui d un saignement dont les conséquences peuvent être vitale (neurochirurgie), fonctionnelle (orthopédie), ou liée à la transfusion. Si les situations extrêmes telles que l angor instable ou la chirurgie à haut potentiel hémorragique posent peu de problème quant au maintien ou à l arrêt des antiagrégants plaquettaires, les situations intermédiaires doivent faire l objet d une discussion.
Anesthésie du patient coronarien 99 4. PACE MAKER ET ANESTHESIE La consultation préopératoire d un patient porteur d un pace maker (PM) est une nou-velle occasion d adresser ce patient au cardiologue pour poser plusieurs questions spécifiques [25-27] : Quel est l indication du PM et en particulier le patient est-il dépendant du PM? Quel type de PM, quel mode? En effet, depuis le début des années 80, la majorité des PM sont en mode DDD permettant une meilleure adaptation à l activité physique. S agit-il d un PM asservi? Peut-on déconnecter l asservissement? En effet, pour permettre une meilleure adaptation à l effort, les PM peuvent être asservis à un paramètre d activité physique tel que les vibrations, la fréquence respiratoire, la ventilation minute, la température etc. Or, la prise en charge du patient ou l environnement du bloc opératoire peuvent entraîner une augmentation de la fréquence cardiaque inappropriée en réponse à une vibration (succinylcholine, frisson, trépan) une augmentation de la fréquence respiratoire ou de la ventilation minute etc Quelles sont les conséquences de l application d un aimant sur ce PM? En effet, si la majorité des PM répondent en mode asynchrone à l application d un aimant, certaines réponses peuvent être inattendue. Quelle est la longévité du PM? Pouvez-vous contrôler et/ou reprogrammer le PM en postopératoire? Réadresser le patient au cardiologue permet en effet de recontrôler le PM en postopératoire, en effet, l environnement du bloc opératoire peut entraîner des modifications des paramètres voir des reprogrammations. CONCLUSION Qu attend l anesthésiste lorsqu il demande un avis cardiologique en vue d une intervention chirurgicale? Une évaluation de la pathologie cardiaque, de sa gravité, de sa stabilité. Une optimisation du traitement médical. Une aide à l évaluation du risque péri-opératoire par la réalisation d examens diagnostiques. Cette démarche devant aboutir à une discussion de l indication ou de la technique chirurgicale. La prescription éventuelle d un traitement préventif de l ischémie myocardique périopératoire par un bêta-bloquant par exemple. Une réponse à des questions spécifiques telle que la gestion des anticoagulants, antiagrégants plaquettaires, ou d un PM. REFERENCES BIBLIOGRAHIQUES [1] Lee TH. Reducing cardiac risk in noncardiac surgery. N Eng J Med 1999;341:1838-1840. [2] SFAR. L anesthésie en France en 1996. La Lettre de la SFAR 1997;20. [3] Mangano DT, Browner WS, Hollenberg M, Li J, Tateo IM. Long term cardiac prognosis following noncardiac surgery. JAMA 1992;268(2):233-239. [4] Charlson M, Perterson J, Szatrowski TP, Mackenzie R, Gold J. Long term prognosis after perioperative cardiac complications. J Clin Epidemiol 1994;47(12):1389-1400. [5] Warltier DC, Pagel PS, Kersten JR. Approaches to the prevention of perioperative myocardial ischemia. Anesthesiology 2000;92:253-9. [6] Guidelines for perioperative cardiovascular evaluation for noncardiac surgery. Circulation 1996;93:1278-1317.
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