Bible et Liturgie. Card. Albert Vanhoye, S.J.

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1 Bible et Liturgie Card. Albert Vanhoye, S.J. En cette journée destinée à lancer la 2 e année de la Parole dans ce diocèse de Fréjus-Toulon, Monseigneur l évêque m a aimablement invité à vous parler des rapports qui unissent Bible et Liturgie, rapports extrêmement étroits, car la Liturgie chrétienne est toute nourrie de la Parole de Dieu qui nous est transmise par la Bible et réciproquement la Liturgie confère aux Paroles de la Bible toute leur force vivifiante. 1. Il convient toutefois de remarquer que pour les premières communautés chrétiennes la base principale de la Liturgie n a pas été la Bible, mais la Parole et les actes de Jésus. Les évangiles n avaient pas encore été composés ni publiés : les apôtres communiquaient aux croyants les enseignements de Jésus et les faits qui le concernaient, surtout son grand mystère pascal de la Passion et de la Résurrection. Les apôtres accomplissaient, d autre part, les rites qui continuaient l œuvre de Jésus et rendaient présent son mystère, à commencer par le baptême, car Jésus leur avait commandé de baptiser tous ceux qui accueilleraient avec foi la Bonne Nouvelle (Mt 28,19 ; Mc 16,16) ; Jésus, d autre part, avait institué le sacrement de son Corps et de son Sang et avait ordonné aux apôtres de le célébrer en sa mémoire (Lc 22,19 ; 1 Co 11,24.25). En conséquence les premiers chrétiens «se montraient assidus à l enseignement des apôtres et à la communion fraternelle, à la fraction du pain», c est-à-dire à la célébration de l eucharistie, «et aux prières» (Ac 2,42). On voit par là que notre religion chrétienne n est pas une «religion du livre», mais l adhésion à une personne, Jésus, le Christ, par la foi et par toute la vie. Cette adhésion ne se donne pas grâce à un livre, mais grâce à la parole vivante des témoins du Christ crucifié et ressuscité. Il est significatif, à ce sujet, que le titre qui a été donné à ces deux années n a pas été la 1 e et la 2 e année de la Bible,

2 2 mais la 1 e et la 2 e année de la Parole ; leur but, en effet, est d inciter les communautés chrétiennes à redécouvrir la place centrale de la Parole de Dieu», comme me l écrivait monsieur le vicaire général, Mgr Marc Aillet. C est ici le cas de citer ce que déclare l apôtre Paul dans sa Lettre aux Romains : Après avoir affirmé que «quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé», saint Paul demande : «Mais comment l invoqueront-ils, s ils ne croient pas en lui? et comment croiront-ils, s ils n ont pas entendu parler de lui? [ ] la foi vient lorsqu on entend, elle vient par la Parole du Christ» (Rm 10,13-17). J ai traduit la dernière phrase de façon un peu large. Littéralement, S. Paul a écrit : «La foi vient de l audition et l audition par la Parole du Christ.» Il s agit donc d entendre une Parole vivante et non de lire un texte fixé par écrit. Telle était la situation des premières communautés chrétiennes. Elles avaient la prédication des apôtres et de leurs collaborateurs, elles n avaient pas les textes du Nouveau Testament. Notre situation est différente : nous ne pouvons plus entendre la voix vivante des apôtres, mais seulement celles de leurs successeurs ; en compensation, nous avons les textes des évangiles, les lettres de plusieurs apôtres et les autres écrits du Nouveau Testament. Pour qu ils nous transmettent pleinement la Parole de Dieu, ces textes écrits ont besoin de redevenir Parole ; ils le redeviennent dans la prédication de l Église, prédication des missionnaires et prédication des pasteurs des communautés chrétiennes, et ils le redeviennent d une façon particulièrement forte dans la Liturgie. Entre la Liturgie et la Bible, les rapports sont réciproques : la Liturgie a besoin des textes de la Bible, les textes de la Bible ont besoin de la Liturgie. La Liturgie a besoin des textes de la Bible pour être assurée de son rapport fidèle avec la Parole transmise par les apôtres. Les textes de la Bible ont besoin de la Liturgie pour redevenir Parole vivante grâce au rapport liturgique de la communauté chrétienne avec le Christ et avec Dieu son Père dans l Esprit Saint. 2. La Liturgie est l un des aspects les plus importants de la Tradition chrétienne qui, avec l Écriture, nous transmet la Révélation divine. A ce propos, il

3 3 me semble utile de rappeler l enseignement du dernier Concile, Vatican II, sur les rapports entre l Écriture et la Tradition. Les Pères du Concile ont commencé par rejeter un premier schéma qui leur était proposé et qui avait pour titre «Les sources de la Révélation». Le pluriel «les sources» orientait vers une pluralité des sources de la révélation divine et, plus précisément, vers une dualité, Écriture et Tradition, conçues comme deux sources séparées et indépendantes l une de l autre. Dans cette optique, la Liturgie, qui fait partie de la Tradition, n aurait pas de rapport étroit avec l Écriture. A une très forte majorité, les Pères Conciliaires ont rejeté ce schéma et se sont prononcés pour une perspective unifiante. Ils se sont bien gardés, toutefois, d affirmer que la révélation n a qu une seule source, qui serait l Écriture, mais ils ont insisté sur l union étroite qui relie la Tradition et l Écriture. Si l Écriture était l unique source de la Révélation, la Liturgie n aurait pas valeur de révélation. Mais les Père Conciliaires ont déclaré que la Révélation Divine nous est transmise à la fois par la Tradition et l Écriture, sous l autorité du Magistère (Dei Verbum, 10). La phrase du Concile qui dit que le Magistère «n est pas au-dessus de la Parole de Dieu, mais est à son service» est facilement comprise comme exprimant un devoir de docilité envers la seule Écriture Sainte. Mais c est là une fausse interprétation, car la phrase précédente mentionne explicitement la Tradition avec l Écriture, en utilisant l expression «verbum Dei scriptum vel traditum», «la parole de Dieu écrite ou transmise par la Tradition». Le Concile déclare : «La charge d interpréter de façon authentique la Parole de Dieu écrite ou transmise par la Tradition a été confiée au seul Magistère vivant de l Église, dont l autorité s exerce au nom de Jésus Christ» (DV, 10). Lorsque le Concile parle de «la parole de Dieu [ ] transmise par la Tradition», l expression «la parole» doit être comprise dans le sens biblique du mot dabar, qui ne désigne pas seulement des mots, mais aussi des actions ou des événements. La Tradition ne transmet pas seulement des paroles ; le Concile précise qu «elle comprend tout ce qui contribue à conduire saintement la vie du peuple de Dieu et à en augmenter la foi ; ainsi l Église perpétue dans sa doctrine, sa vie et son culte, et elle transmet à chaque génération tout ce qu elle est ellemême, tout ce qu elle croit» (DV, 8). L Église est une communauté priante, une

4 4 communauté qui célèbre le culte chrétien, prière et sacrements. La Liturgie est une des composantes de sa Tradition. Elle est en rapport étroit avec les Écritures inspirées, dont l importance est fondamentale. Bien qu elles aient leur origine dans la Tradition, les Écritures lui sont supérieures en tant qu inspirées directement par Dieu et liées immédiatement, dans le Nouveau Testament, à la période fondatrice de l histoire du salut. Cette inspiration directe et ce lien immédiat ont pour conséquence selon le Concile, que les Écritures, «consignées une fois pour toutes par écrit, communiquent immuablement la parole de Dieu lui-même et font résonner, dans les paroles des prophètes et des apôtres, la voix de l Esprit Saint» (DV 21). «Elles contiennent la parole de Dieu et, parce qu elles sont inspirées, elles sont vraiment parole de Dieu» (DV, 24). Elles ne contiennent pas toute la Parole de Dieu, mais seulement la parole de Dieu écrite sous l inspiration et laissent donc une place pour la parole de Dieu transmise par la Tradition. La Liturgie chrétienne est en rapport à la fois avec la Tradition et avec les Écritures. Son origine est dans la Tradition antérieure aux écrits du Nouveau Testament, mais elle recourt désormais à ces écrits et les proclame aux communautés chrétiennes. Elle proclame aussi les écrits de l Ancien Testament en les éclairant à la lumière du Christ. La Constitution conciliaire sur la Liturgie n hésite pas à affirmer que «lorsque dans l Église on lit la Sainte Écriture, c est le Christ, lui-même qui parle» (Sacrosanctum Concilium, 8). La supériorité des Écritures s accompagne d une certaine infériorité, qui fait que les Écritures ont besoin de la Tradition et, en particulier, de l actualisation liturgique de la Tradition. Étant fixées de façon immuable, les Écritures offrent aux croyants un point d ancrage d une parfaite solidité, mais leur immutabilité comporte en même temps un inconvénient : elles risquent de rester lettre morte, comme le reconnaît le Catéchisme de l Église catholique (n 108). Pour que les Écritures redeviennent actuellement vivantes et vivifiantes dans l Église, pour qu elles fassent effectivement «résonner la voix de l Esprit Saint», il faut qu elles soient portées par le courant de vie de la Tradition, courant qui provient aussi de l Esprit Saint. «Privée de la Tradition ecclésiale, l Écriture serait un

5 5 corps mort et l unique fonction à laquelle elle pourrait prétendre serait d ordre documentaire» (A. Franzini, Tradizione e Scrittura, p. 211), comme les écrits des auteurs anciens. Après la fin de la période fondatrice, la Tradition ne produit plus de textes inspirés par l Esprit Saint, mais elle jouit de l assistance de l Esprit Saint, en particulier dans la Liturgie, pour actualiser les Écritures, au double sens d une actualisation de connaissance et d une actualisation d efficacité, c est-à-dire pour faire comprendre les Écritures dans le contexte actuel et pour les rendre opérantes dans le monde présent. La Tradition n est pas, comme l Écriture, un ensemble de textes «consigné par écrit une fois pour toutes» ; elle est un courant de vie, qui s adapte aux circonstances. Cela est vrai en particulier de la Liturgie, qui a pris des formes diverses en Orient et en Occident ainsi que dans les différents pays, par exemple la Liturgie ambroisienne à Milan ou la Liturgie mozarabe en Espagne. La Liturgie évolue aussi à travers les différentes époques, car, comme l affirme le Concile, la Tradition qui vient des apôtres, «progresse ( proficit ) dans l Église sous l assistance de l Esprit Saint» (DV, 8), ce qui signifie qu elle assimile des éléments nouveaux. Comme un organisme vivant, elle ne peut se maintenir dans l existence qu en se renouvelant continuellement. Le problème pour elle est alors de se maintenir fidèle à son dynamisme spécifique à travers tous les changements. Une exigence de discernement s impose à l Église au cours de sa continuelle progression. Sous l impulsion donnée par le Concile, la Liturgie s est beaucoup renouvelée depuis 40 ans. L authenticité de ce renouvellement a été contestée et continue à l être par des chrétiens qui sont restés attachés aux formes anciennes. Un des indices qui manifestent cette authenticité est que ce renouvellement a renforcé notablement les liens entre la Liturgie et l Écriture. 3. Le Concile a déclaré explicitement que «dans la célébration liturgique la Sainte Écriture a une importance extrême. C est d elle, en effet, qu on prend les lectures à proclamer et les psaumes à chanter ; c est de son esprit que sont imprégnées les prières, les oraisons et les chants liturgiques ; c est d elle que prennent leur sens les actions et les gestes liturgiques». Le Concile ajoute que

6 6 «pour promouvoir la réforme, le progrès et l adaptation de la Sainte Liturgie, il est nécessaire de favoriser la connaissance suave et vivante de la Sainte Écriture, dont témoigne la vénérable tradition des rites liturgiques de l Orient et de l Occident» (SC, 24). Le Concile a précisé que les lectures bibliques des célébrations eucharistiques doivent être expliquées dans l homélie ; il a ainsi provoqué un changement notable dans la prédication. Dans leurs sermons, les prédicateurs d autrefois ne se préoccupaient guère de commenter les textes bibliques qui avaient été proclamés ; ils traitaient plutôt des thèmes de doctrine ou de morale, ou même des questions sociales. La vie chrétienne des fidèles n était pas suffisamment nourrie de l Écriture. Elle l est davantage maintenant, et cela d autant plus que le Concile a ordonné que «dans les célébrations liturgiques, la lecture de l Écriture Sainte soit plus abondante, plus variée et mieux choisie» (SC 35). En conséquence de cette prescription du Concile, les lectionnaires liturgiques ont été considérablement enrichis. Au lieu de devoir entendre chaque année les mêmes textes en nombre réduit, les fidèles ont accès à un choix beaucoup plus large, parce que, d une part, chaque célébration dominicale comporte 3 lectures au lieu de 2. Avant la réforme liturgique, la messe du dimanche avait seulement une épître et un évangile ; la réforme liturgique a ajouté une première lecture, qui est le plus souvent d Ancien Testament et qui est en rapport avec l évangile, de sorte qu Ancien Testament et Nouveau Testament s éclairent mutuellement et manifestent leur profonde unité. D autre part, au lieu d être les mêmes chaque année, les lectures bibliques varient d une année à l autre selon un rythme ternaire qui donne accès à un plus grand nombre de textes et permet, en particulier, de lire successivement chacun des 3 évangiles synoptiques, le 4 e évangile étant surtout proclamé pendant le temps pascal. Le Concile recommande que «le ministère de la parole soit accompli fidèlement et qu il puise surtout aux sources de l Écriture Sainte et de la Liturgie, pour annoncer les œuvres merveilleuse de Dieu dans l histoire du salut et dans le mystère du Christ, qui est toujours présent et opérant en nous, spécialement dans les célébrations liturgiques.» (SC, 35).

7 7 4. La présence de la Bible dans les divers genres de célébrations liturgiques varie énormément. Le genre où elle est la plus insistante est la Prière des heures, et dans ce genre, c est l Ancien Testament qui est le plus utilisé, le Nouveau Testament n étant présent que par quelques courtes lectures et par une série limitée d hymnes et de cantiques, tandis que l Ancien Testament y offre tout un livre de 150 psaumes, auxquels s ajoutent, tirés des livres historiques et prophétiques, une série d hymnes, de cantiques et d oracles. L Église primitive a accueilli avec empressement le livre des psaumes, pour être guidé par lui dans sa prière. Ce livre, en effet, est extrêmement riche. Il comporte une grande variété de genres : hymnes qui louent le Seigneur, supplications, actions de grâces, psaumes royaux, psaumes messianiques, psaumes du règne de Dieu, psaumes didactiques, psaumes de sagesse. Saint Ambroise voyait le psautier comme une sorte de synthèse de tout l Ancien Testament et comme une prophétie qui prédit le Nouveau Testament. Effectivement, on trouve évoquées dans le psautier, les merveilles de la création et celles de l histoire du salut, la sortie d Égypte, la traversée du désert, l installation dans la Terre promise, les péripéties de l histoire d Israël, le choix de David et de sa dynastie, celui de Jérusalem et de Sion comme lieu du repos de Dieu, l exil aussi et le retour joyeux des exilés. Mais on trouve surtout dans le psautier d admirables expressions de sentiments religieux, de très belles aspirations à l union à Dieu et à la conformité aimante à sa volonté. Il faut toutefois reconnaître que le psautier n a pas sur tous les points l esprit de l évangile. On n y trouve jamais une invitation à aimer les ennemis ; on y trouve, au contraire, de terribles imprécations. Le Ps 62, par exemple, qui exprime au début un intense désir de Dieu en disant : «Dieu, tu es mon Dieu, je te cherche dès l aube, mon âme a soif de toi ; après toi languit ma chair», ce psaume se termine par d impitoyables imprécations : «Ceux qui pourchassent mon âme, qu ils descendent au profond de la terre! Qu on les livre au tranchant de l épée, qu ils deviennent la part des chacals!». Le Ps 136, psaume des exilés, qui exprime un intense amour de Jérusalem, se termine par la plus cruelle expression de haine contre Babylone : «Heureux qui saisira et fracassera tes petits enfants

8 8 contre le roc!» Le Ps 149, qui se présente au début comme une louange de Dieu : «Chantez au Seigneur un chant nouveau, louez-le dans l assemblée de ses fidèles!» ce psaume est en réalité un chant guerrier qui célèbre une victoire et donne libre cours à l esprit de vengeance. C est en «tenant en main l épée à deux tranchants» que les Israélites «proclament les éloges de Dieu» et ils veulent «tirer vengeance des nations, infliger aux peuples un châtiment, charger de chaînes les rois, jeter les princes dans les fers». Les communautés chrétiennes ne peuvent pas prendre à leur compte ces imprécations. L exégèse patristique se tirait d affaire en suggérant d appliquer aux démons ce que les psaumes profèrent contre les ennemis. On s inspirait pour cela d un passage de la Lettre aux Éphésiens qui déclare : «Ce n est pas contre des adversaires de chair et de sang que nous avons à lutter, mais contre les Principautés, contre les Puissances, contre les Régisseurs de ce monde de ténèbres, contre les Esprits du mal qui habitent les espaces célestes. C est pour cela qu il vous faut endosser l armure de Dieu» (Ep 6,12-13). Dans cette perspective, «l épée à deux tranchants» n est pas une arme en métal, une arme matérielle, mais c est «le glaive spirituel, c est-à-dire la Parole de Dieu» (Ep 6,17), qui, selon la Lettre aux Hébreux, est «plus tranchante qu une épée à deux tranchants» (He 4,12). Cette explication patristique rend possible l utilisation dans la Liturgie chrétienne des psaumes qui contiennent des imprécations remplies de haine. Mais la Liturgie d après le Concile a adopté une solution plus radicale : elle a omis dans les Psaumes 62, 137 et autres les versets d imprécation. Au lieu de se terminer par de terribles imprécations, qui contrastent avec son début, la lecture du Ps 62 se termine ainsi par une affirmation de belle union à Dieu : «Mon âme s attache à toi, ta main droite me soutient», affirmation qui est en parfaite harmonie avec le début. Semblablement, la lecture du Ps 136 se termine sur des mots très positifs : «Jérusalem au sommet de ma joie». Par contre, les expressions vindicatives du Ps 149 ont été maintenues. Un cas analogue concerne les expressions guerrières des psaumes royaux et messianiques. Dans le Ps 109 où le Roi-Messie est invité à s asseoir à la droite de Dieu, le verset 6 dit que le roi «entasse les cadavres et brise les têtes au loin

9 9 sur la terre» ; ce verset est omis dans la lecture liturgique. Le Ps 44 a des expressions analogues ; la Lettre aux Hébreux applique explicitement au Christ le passage de ce psaume qui dit : «Tu as aimé la justice, tu as détesté l iniquité» ; dans le contexte du psaume, cette détestation de l iniquité s est manifestée en «courant au combat» avec «l épée» et en «frappant en plein cœur les ennemis». L auteur de la Lettre aux Hébreux s est bien gardé de citer ce contexte ; il sait trop bien que Jésus a refusé qu on le défende avec l épée ; il sait trop bien que le combat de Jésus contre le mal a été complètement différent et a consisté à souffrir et à mourir pour les pécheurs. Dans la Prière des heures, le psaume est toutefois lu intégralement ; il était trop difficile de l expurger de ses expressions militaires. Qui participe à la Liturgie ne peut donc l appliquer au Christ, mais seulement aux guerres des rois d Israël, en se disant que le combat du Christ a été d un tout autre genre. Un autre secteur où les expressions des psaumes suscitent des difficultés dans la Liturgie chrétienne est celui où les psaumes parlent de la mort comme d une rupture complète et définitive avec Dieu. Le psalmiste dit à Dieu : «Des morts tu ne te souviens plus, ils sont exclus et loin de ta main» (Ps 87,6) ; la rupture est réciproque : «Personne, dans la mort, n invoque ton nom ; au séjour des morts, qui te rend grâces?» (Ps 6,6). «Ce ne sont pas les morts qui louent le Seigneur» (Ps 113B,17). Après la résurrection du Christ, on ne peut plus en rester là. Ce qui rend possible la lecture liturgique de ces textes, c est qu ils s expriment souvent de façon interrogative ; la réponse suggérée par le psalmiste est négative, mais une question laisse toujours la possibilité d une réponse différente. Quand le psalmiste demande à Dieu : «Fais-tu des miracles pour les morts? leur ombre se dresse-t-elle pour t acclamer?» (Ps 88,11) il suggère une réponse négative, mais après la résurrection du Christ, la réponse est positive : Dieu a fait un grand miracle pour un mort, il a ressuscité Jésus, et cette résurrection en annonce d autres, car le Christ est «le premier-né d entre les morts» (Col 1,18), «tous revivront dans le Christ» (1 Co 15,22). La triste perspective de l Ancien Testament est désormais dépassée.

10 10 Une autre perspective du psautier reste, au contraire, pleinement ouverte. Je veux parler de l universalisme qui s exprime en plusieurs psaumes. Le petit peuple d Israël n hésitait pas, dans sa prière, à s adresser à toutes les nations pour les inviter à louer avec lui le Seigneur Dieu. «Louez le Seigneur, tous les peuples ; fêtez-le, tous les pays» (Ps 116,1). «Acclamez le Seigneur, terre entière ; servez le Seigneur dans l allégresse» (Ps 99,1-2). «Que les peuples, Dieu, te rendent grâce : qu ils te rendent grâce, tous ensemble» (Ps 66,4.6). Le motif de louange exprimé dans le Ps 116 est que «son amour envers nous s est montré le plus fort, éternelle est la fidélité du Seigneur» (Ps 116,2). Ce motif n est pas compris de la même façon dans la prière juive et dans la liturgie chrétienne. Dans la prière juive, toutes les nations (kol goyim) sont invitées à louer le Dieu d Israël, parce qu il s est montré généreux et fidèle envers son petit peuple. On trouve la même idée dans le Ps 125 : «Quand le Seigneur ramena les captifs à Sion [ ] alors on disait parmi les nations : quelles merveilles fait pour eux le Seigneur» (Ps 125,1.2). Dans la liturgie chrétienne, toutes les nations sont invitées à louer le Dieu d Israël, parce qu elles ont été admises elles-mêmes à avoir part aux privilèges de son peuple. Comme le dit la Lettre aux Éphésiens en s adressant aux païens devenus chrétiens : «Vous n êtes plus des étrangers ni des hôtes de passage ; vous êtes concitoyens des saints, vous faites partie de la maison de Dieu» (Ep 2,19) ; d Israël et des nations païennes, le Christ «a fait un seul peuple, détruisant la barrière qui les séparait» (Ep 2,14), «les nations sont admises au même héritage, membres du même corps, bénéficiaires de la même promesse, dans le Christ Jésus» (Ep 3,6). Le mystère pascal du Christ a donné à l universalisme de l Ancien Testament une consistance nouvelle. La Liturgie lit l Écriture à la lumière de ce mystère. 5. Les célébrations liturgiques les plus importantes sont celles des sacrements. Les textes de la Bible y exercent une fonction essentielle. C est évident pour le baptême, car celui-ci s administre en reprenant mot pour mot la phrase de l évangile de S. Matthieu où Jésus prescrit à ses apôtres de baptiser «au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit» (Mt 28,19) ; les autres rites du baptême

11 11 ont tous des rapports plus ou moins étroits avec les textes de l Écriture, en particulier le rite de l Effata qui reprend un mot araméen prononcé par Jésus pour la guérison d un sourd-muet ; ce mot signifie : «Ouvre-toi» (Mc 7,34) ; le prêtre refait aussi le geste de Jésus décrit dans l évangile. Pour le sacrement de la confirmation, le rite utilisé est celui dont parlent les Actes des Apôtres à propos de la conversion des Samaritains. Ceux-ci «avaient seulement été baptisés» (Ac 8,16). Venus de Jérusalem, les apôtres Pierre et Jean «prièrent pour eux, afin que l Esprit Saint leur soit donné», puis «ils se mirent à leur imposer les mains et ils recevaient l Esprit Saint» (Ac 8,15.17). Le même rite est pratiqué par S. Paul à Éphèse selon un autre passage du Livre des Actes (Ac 19,6). Pour la célébration du sacrement de la réconciliation, les liens avec le Nouveau Testament ont été beaucoup renforcés par la réforme liturgique. Le confesseur doit commencer la célébration par une citation biblique qui parle de la miséricorde du Seigneur. Ensuite, la nouvelle formule de l absolution fait allusion à plusieurs passages du Nouveau Testament, dont elle emploie certains termes. Elle parle de la miséricorde de Dieu notre Père, comme la 2 e Lettre aux Corinthiens (2 Co 1,3) et la Lettre aux Éphésiens (Ep 2,4-5), ensuite, elle reprend une affirmation de la 2 e aux Corinthiens pour dire que «Dieu a réconcilié le monde avec lui par le Christ» (2 Co 5,18-19) et elle fait allusion aux paroles de Jésus ressuscité rapportées dans le IV e évangile : «Recevez l Esprit Saint ; ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis» (Jn 20,22-23). Cette nouvelle formule est donc d une grande richesse scripturaire. 6. C est évidemment pour la célébration de l Eucharistie que les rapports entre la Liturgie et la Bible sont les plus étroits et les plus complexes. Commençons par remarquer qu ici se vérifie ce que j ai dit dans la première partie de cette conférence : la Liturgie a précédé la Bible ; elle lui a fourni son texte. L Eucharistie a été célébrée bien avant la publication des évangiles et, dans ceuxci, le récit de l institution de l Eucharistie est visiblement un texte qui vient de la Liturgie. Ce n est pas, en effet, une libre narration des événements mais un récit

12 12 schématique conçu pour une célébration. Nous n y trouvons aucun détail sur le déroulement du repas, mais seulement deux textes très brefs, construits de façon parallèle ; Jésus prend le pain, puis la coupe ; chaque fois il prononce une prière d action de grâces ; il rompt le pain et le donne en disant : Ceci est mon corps ; il donne la coupe en disant : Ceci est mon sang. Le texte de Paul et de Luc précise que c est «après le repas» que Jésus a pris la coupe, mais il ne dit rien sur ce qui s est passé dans l intervalle ainsi indiqué. Le texte de Matthieu et de Marc ne signale même pas cet intervalle, car on n en tenait pas compte dans la célébration. Tout cela confirme que les évangélistes ont reçu ces textes de la Liturgie. Il s agit d une célébration liturgique extrêmement originale, parce que Jésus, à la Dernière Cène, a réalisé une œuvre qui n a pas de précédent, une œuvre qui diffère énormément du culte sacrificiel de l Ancien Testament. Jésus a transformé en sacrifice d alliance un événement qui, selon les conceptions de l Ancien Testament, n avait rien de sacrificiel et surtout rien d un sacrifice d alliance. Nous sommes habitués à considérer comme un sacrifice l événement du Calvaire, rendu présent à l avance dans l institution de l eucharistie. Mais du point de vue du culte de l Ancien Testament, le caractère sacrificiel de la mort de Jésus n était aucunement perceptible. Cette mort se présentait plutôt comme le contraire d un sacrifice rituel, parce qu elle était l exécution d un condamné à mort. Peine légale, une exécution de condamné est tout le contraire d un sacrifice. Selon la conception de l Ancien Testament, un sacrifice est un acte rituel qui rend sacré et unit à Dieu. La victime est offerte dans un lieu saint, au cours de cérémonies solennelles qui la sanctifient, la glorifient, la font monter vers Dieu ; le feu de l autel la transforme en fumée d agréable odeur qui s élève vers le ciel et est respirée par Dieu (cf. Gn 8,20-21). Une peine légale, au contraire, est un acte juridique et non rituel, infamant et non glorifiant, qui ne sanctifie nullement, mais rejette, au contraire, de la sphère de la sainteté divine ; elle n est pas infligée dans le lieu saint, ni même dans la ville sainte, mais en dehors d elle : loin d être une consécration, c est une

13 13 exécration, au sens étymologique du mot, une situation d abandon de la part de Dieu, de sorte que Jésus cria d une voix forte : «Mon Dieu, mon Dieu, en vue de quoi m as-tu abandonné?» (Mt 27,40 ; Mc 15,34). Vu de l extérieur, l événement du Calvaire n a donc rien eu de liturgique ni de sacerdotal ; il a plutôt établi une énorme distance entre la mort de Jésus et la liturgie ancienne. Jésus, cependant, à la Dernière Cène, lui a donné à l avance une valeur sacrificielle ; il en a fait un sacrifice d un genre complètement nouveau, et a fondé ainsi une Liturgie complètement nouvelle. A propos de l institution de l eucharistie, on peut faire une constatation analogue à celle que nous venons de faire à propos du Calvaire : le contexte n a rien de sacrificiel ; on n est pas dans le lieu saint ; la victime n est pas offerte sur l autel du Temple ; on est simplement à table, le contexte est celui des relations humaines. Ce qui change tout, ce sont les paroles prononcées par Jésus sur le pain et plus encore sur le vin. Ces paroles opèrent une transformation et même plusieurs transformations. La plus manifeste est celle qui transforme le pain en corps de Jésus et le vin en son sang ; on l appelle la transsubstantiation. Mais il y a eu en même temps une transformation sacrificielle, car Jésus a fait de son sang un «sang d alliance», un sang de sacrifice d alliance. Sur la première transformation, il y a lieu de se demander quelle efficacité il faut attribuer aux paroles de Jésus : «Ceci est mon corps Ceci est mon sang» Pour répondre à cette question, nous ne pouvons pas nous contenter d une réflexion humaine, nous devons chercher la lumière dans l Écriture Sainte. La réflexion simplement humaine porte certains chrétiens à une interprétation faible. Ils estiment que Jésus présente le pain comme une représentation symbolique de son corps et le vin comme une représentation symbolique de son sang. Le pain continue à être du pain, et le vin, du vin, mais les paroles de Jésus leur donnent une signification nouvelle, un peu comme dans le cas d un cadeau offert à une personne. Si j offre à un ami un livre comme cadeau pour son anniversaire, le livre ne change pas de nature, c est toujours un livre, mais il acquiert en plus le sens d une démonstration d amitié. La réflexion

14 14 humaine irait dans ce sens pour l interprétation des paroles de Jésus. Mais ici, la réflexion humaine ne suffit pas, il faut chercher à voir quelle force l Écriture Sainte attribue ailleurs aux paroles de Jésus. La Liturgie doit être éclairée par la Bible. Dans l évangile de Marc, la première chose qui est dite sur le ministère de Jésus lorsqu il «se mit à enseigner» (Mc 1,21), c est qu «on était vivement frappé de son enseignement, car il les enseignait en homme qui a autorité, et non pas comme les scribes» (Mc 1,22). L évangile de Matthieu contient la même affirmation après le discours sur la montagne (Mt 7,28-29) et celui de Luc après la visite de Jésus à Nazareth (Lc 4,32). Il ne s agissait pas seulement d assurance dans la manière d enseigner, mais aussi d efficacité de la parole, car Jésus commande alors à un esprit impur et en libère l homme qui en était possédé. «Tous furent effrayés, de sorte qu ils se demandaient les uns aux autres : Qu estce que cela? Voilà un enseignement nouveau, donné avec autorité! Il commande même aux esprits impurs et ils lui obéissent» (Mc 1,27). Luc insiste davantage ; au mot «autorité», il ajoute celui de «puissance» (Lc 4,33). Les évangiles continuent ensuite à souligner que les paroles de Jésus sont efficaces. Lorsque Jésus répond au fonctionnaire royal venu le supplier de guérir son fils moribond : «Va, ton fils vit», cette parole, dite à grande distance, se réalise aussitôt (Jn 4,49-53). Jésus commande même aux éléments de la nature, et sa parole est efficace. En pleine tempête sur le lac de Génésareth, Jésus se lève dans la barque, il réprimande le vent et dit à la mer : «Silence, calme-toi». De nouveau, sa parole se réalise à l instant même. «Le vent tomba et il se fit un grand calme» (Mc 4,39-41 ; cf. Mt 8,26-27 ; Lc 8,24-25). Les évangiles nous enseignent donc que les paroles de Jésus sont douées d une force divine ; elles réalisent ce qu elles expriment. Lorsque Jésus dit sur le pain : «Ceci est mon corps», le pain devient réellement son corps, et lorsqu il dit sur la coupe : «Ceci est mon sang», le vin devient réellement son sang. Cette interprétation trouve un appui très ferme dans la Première aux Corinthiens, déjà dans le ch. 10, où l apôtre discute la question des viandes provenant des sacrifices offerts aux idoles et affirme l incompatibilité complète

15 15 entre l eucharistie et la participation aux rites païens, parce que l eucharistie est corps du Christ et sang du Christ. Il ordonne aux chrétiens : «Fuyez l idolâtrie [ ] La coupe de bénédiction que nous bénissons, n est-elle pas communion au sang du Christ? Le pain que nous rompons n est-il pas communion au corps du Christ? [ ] Vous ne pouvez pas boire à la coupe du Seigneur et à la coupe des démons ; vous ne pouvez pas participer à la table du Seigneur et à la table des démons» (1 Co 10, ). Ensuite, dans le ch. 11, après avoir rappelé l institution de l eucharistie, l apôtre manifeste clairement sa foi en l efficacité des paroles de Jésus, lorsqu il conclut en disant : «Ainsi donc, quiconque mange le pain ou boit la coupe du Seigneur indignement sera coupable envers le corps et le sang du Seigneur» (1 Cor 11,27). Saint Paul affirme qu il est nécessaire d examiner sa propre conscience avant de recevoir la communion, parce que, ditil, «celui qui mange et boit sans reconnaître le Corps, mange et boit sa propre condamnation «(1 Co 11,28-29). Ce sont là des paroles très fortes, qui donnent toute sa valeur à la Liturgie eucharistique, où le pain est transformé en Corps du Christ et le vin en son sang. 7. A cette transformation sacramentelle s ajoute la transformation sacrificielle, qui n est pas moins stupéfiante, ni moins importante. On peut même la dire plus importante, parce que c est elle qui donne toute sa valeur au sacrement. Il est donc juste que dans les prières eucharistiques, la Liturgie exprime explicitement cet aspect sacrificiel, qui n est pas manifeste dans le contexte du repas de la Dernière Cène et moins encore dans la mort de Jésus sur le Calvaire. Le mot «sacrifice» n apparaît aucunement dans ces récits. A la Dernière Cène, l aspect sacrificiel de la mort de Jésus est exprimé dans les paroles qu il dit sur la coupe de vin. Ces paroles ne sont pas identiques dans les deux récits. Selon les évangiles de Matthieu et de Marc Jésus dit : «Ceci est mon sang de l alliance qui est versé pour une multitude» ; dans Matthieu, il ajoute : «en rémission de péchés» (Mt 26,28 ; Mc 14,14). Selon la 1 e aux Corinthiens et l évangile de Luc, Jésus dit : «Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang» ; dans Luc, il ajoute : «Elle est versée pour vous.» Les deux

16 16 rédactions ont en commun les mots «sang» et «alliance». Ceux-ci nous révèlent que Jésus, à la Dernière Cène, a effectué une transformation sacrificielle : il a fait de son sang un sang de sacrifice d alliance. Le rapport avec le sacrifice d alliance du Sinaï est évident. Moïse a pris le sang des animaux immolés, en a aspergé le peuple en disant : «Voici le sang de l alliance que le Seigneur a conclue avec vous sur la base de toutes ces paroles» (Ex 24,8). Le rapport n est pas de simple ressemblance ; il est en même temps de radicale différence. L alliance fondée par Jésus est d un genre profondément nouveau, car le sang de l alliance n y est pas du sang d animaux immolés, c est le sang humain d une personne qui s offre ellemême pour le salut de ses frères et sœurs en humanité. Il s ensuit que le rapport de la Liturgie chrétienne avec le culte de l ancienne alliance est un rapport d accomplissement, qui comporte nécessairement trois dimensions : une dimension de continuité avec l intention fondamentale du culte ancien, qui était d établir un rapport avec Dieu, une dimension de rupture avec les aspects insuffisants et inefficaces du culte ancien et une dimension de réalisation parfaite. La rédaction de Paul et de Luc exprime explicitement l aspect de nouveauté de l alliance fondée à la Dernière Cène, aspect présent implicitement, nous l avons vu, dans la formulation de Matthieu et de Marc. La rédaction de Paul et de Luc emploie l expression «nouvelle alliance» et ajoute ainsi un rapport avec l oracle de Jérémie où Dieu annonçait qu il fonderait une «nouvelle alliance» différente de celle du Sinaï (Jr 31,31-34). Du même coup, cette rédaction révèle que l initiative prise par Jésus n est pas une nouveauté privée de racines et apparue sans aucune préparation ; elle correspond, au contraire, au dessein de Dieu annoncé par le prophète. Dans la rédaction de Matthieu, la précision «en rémission des péchés», qui s y trouve ajoutée, correspond à l un des aspects de la nouvelle alliance selon l oracle de Jérémie. Dieu y promettait : «Je vais pardonner leur crime et ne plus me souvenir de leur péché» (Jr 31,34). Jésus a donc effectué, à la Dernière Cène, une transformation sacrificielle en faisant de son sang un sang d alliance. Cette transformation, rendue présente dans la Liturgie eucharistique, a été extrêmement différente de celles qui étaient effectuées dans le culte de l ancienne alliance, car elle a consisté à faire d un

17 17 événement de rupture un moyen pour fonder une parfaite alliance. Il y a là quelque chose de stupéfiant, dont on ne prend pas assez conscience en participant à la Liturgie eucharistique. Les récits de la Dernière Cène mettent tous l institution de l eucharistie en rapport avec la Passion de Jésus et, en premier lieu, avec la trahison de Judas. C est «dans la nuit où il était livré» que Jésus institua le sacrement de son corps et de son sang. Jésus était pleinement conscient de cette circonstance. A ses apôtres, il déclara : «En vérité je vous le dis, l un de vous me trahira» (Mt 26,21). L enchainement des événements qui le porteront à la condamnation et à une mort infâme s est déjà mis en mouvement. Jésus sait que son ministère de complet dévouement à Dieu et aux hommes va être brutalement interrompu par une trahison, la faute la plus odieuse et la plus contraire à un dynamisme d alliance. Il prévoit qu il sera renié par Pierre, abandonné par les autres apôtres, arrêté comme un criminel, accusé par des faux témoins, condamné injustement, maltraité, exécuté. Quelle est alors sa réaction? Il surmonte sa profonde tristesse et au lieu de renoncer à son attitude généreuse, il la pousse à l extrême : «Ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu à la fin» (Jn 13,1), jusqu à verser son sang. Jésus anticipe sa propre mort, il la rend présente à l avance dans le pain rompu, qui devient son corps martyrisé, dans le vin versé, qui devient son sang, et il transforme sa propre mort en sacrifice d alliance pour le bien de tous. Il n est pas possible d imaginer une générosité plus grande que cette-là, ni une transformation plus radicale de l événement lui-même, transformation d un événement de rupture de toutes les relations en moyen d établir de parfaites relations, transformation d une mort de condamné en dynamisme de communion. Pour l Ancien Testament, la mort était un événement de rupture complète de toutes les relations, avec les hommes et avec Dieu. Nous maintenant, nous ne pouvons plus la percevoir de cette façon complètement négative, parce que, précisément, Jésus, à la Dernière Cène, a changé radicalement le sens de la mort, la sienne et la nôtre.

18 18 La mort brise les liens entre les personnes. On ne peut plus communiquer avec un mort, on ne peut plus lui parler, on ne peut plus échanger des services. Mais, à cause de la Dernière Cène, nous savons, nous chrétiens, que les liens les plus importants ne sont pas détruits par la mort ; l union spirituelle se maintient dans le Corps du Christ. Dans l Ancien Testament, au contraire, la séparation semblait totale et il s agissait, en même temps, de la rupture des relations avec Dieu, comme nous l avons constaté dans les psaumes. Entre le Dieu vivant et l homme mort, aucune relation ne semblait possible. La corruption de la mort empêchait tout contact avec la sainteté divine. L aspect de rupture avec les hommes vivants et avec Dieu devenait encore plus tragique dans le cas de la mort d un condamné, rejeté par la société et maudit par Dieu. Telle était la situation de rupture complète que Jésus devait affronter le soir du Jeudi-Saint. Saint Paul n hésite pas à dire que le Christ «est devenu pour nous malédiction, car il est écrit : quiconque pend au gibet est maudit» (Gal 3,13). Jésus affronte cette horrible situation, il la rend présente à l avance et il en fait l occasion d un amour extrême, qui inverse complètement le sens de l événement et le transforme en source inépuisable de communion dans l amour. L institution de l eucharistie est une stupéfiante victoire de l amour sur toutes les forces du mal et de la mort. En instituant l eucharistie, Jésus a fait de sa mort une mort victorieuse, une mort qui triomphe de la mort et produit la résurrection. Dans l eucharistie, ce n est pas son cadavre que Jésus nous donne à manger, mais c est «le Pain vivant», comme il le dit dans le IV e évangile (Jn 6,51), pain vivant et vivifiant produit par sa victoire sur la mort par la mort. Telle est la lumière que l Écriture Sainte projette sur notre Liturgie eucharistique. Il me semble que nous n en sommes pas assez conscients et qu en conséquence nous n accueillons pas en nous comme il le faudrait tout le dynamisme de l eucharistie. Lorsqu on participe à la Liturgie eucharistique et qu on reçoit la communion on reçoit le dynamisme d amour vainqueur mis en action par Jésus à la Dernière Cène et ce dynamisme devrait rendre facile la victoire sur tous les obstacles à l amour, offenses subies, injustices, difficultés de toute sorte. Grâce à

19 19 l eucharistie, tous les obstacles à l amour doivent devenir autant d occasions de faire triompher l amour. Conclusion Il y aurait encore bien des choses à dire, en particulier sur l action de grâces dans la Bible et dans la Liturgie. La Bible exprime souvent l action de grâces et insiste sur l importance de l action de grâces à rendre continuellement à Dieu. A la Dernière Cène, Jésus, à deux reprises, a rendu grâces. La Liturgie eucharistique est Liturgie d action de grâces. Son nom même l indique, car, en grec, eucharistia veut dire action de grâces. Mais il est temps de conclure. J espère avoir montré suffisamment qu entre la Bible et la Liturgie les rapports sont très étroits et que les liens sont réciproques. La Liturgie a besoin de la Bible et la Bible a besoin de la Liturgie. La Liturgie a besoin des textes de la Bible pour être assurée de son rapport fidèle avec la Parole de Dieu. Si on veut vivre pleinement la Liturgie, il est indispensable de méditer la Bible. D autre part, les textes de la Bible ont besoin de la Liturgie pour redevenir Paroles vivantes proclamées par le Christ dans l assemblée de son Église. Si on veut comprendre correctement et profondément les textes de la Bible, il est indispensable de vivre profondément la Liturgie, en particulier la Liturgie eucharistique. Toutes les communautés chrétiennes devraient être animés de cette double conviction et la mettre en pratique. Dans ce diocèse, la 2 e année de la Parole y contribuera magnifiquement La Castille, 6 octobre 2007