Introduction. Introduction

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1 7 Pour le sportif, quelle que soit la modalité de sa pratique, compétition amateur, professionnalisme, loisir, etc., celle-ci est la quête d un plaisir qui exige un effet sur soi. C est une forme de thérapie physique et psychologique face aux difficultés sociales et/ou une quête de réalisation de soi en se valorisant individuellement ou dans un projet collectif (un groupe, une équipe, un club, une fédération). La pratique sportive est ainsi marquée par le pari individuel de réussir une action (postulat admis ici). Par contre, le système de références sociales sur lequel s appuient les responsables associatifs, publics, commerciaux ou autres pour présenter la pratique sportive comme une manifestation de la lutte pour le progrès humain est une idéologie qui mérite d être analysée. Elle sert de référence globale depuis un siècle pour tenter de construire un projet de sport monolithique, d abord dans le cadre de l univers fédéral associatif et officiellement apolitique, puis dans celui des politiques publiques du sport. Cette tentative de mettre tout le «sport en ordre» est l objet de l analyse proposée dans cet ouvrage. L approche est sociologique, tout en prenant en compte la dimension historique indispensable pour comprendre la situation actuelle. Avant 1918, passe-temps marginal souvent réservé au milieu aisé, le sport en France cherche son identité sociale et culturelle. Porteurs d une idéologie «humaniste», des dirigeants finissent par contrôler cette nouvelle activité sociale en créant un système fédéral. Le point de départ de l organisation de ce système est la création de sociétés locales, puis d associations dès la fin du XIX e et le début du XX e siècle. Ces associations se regroupent en fédérations. Dans les années 30 et 40, les structures fédérales s imposent auprès des pratiquants et des pouvoirs publics. Le modèle qui se développe s appuie sur deux références majeures: la croyance au progrès (le sport contribue au développement de l homme) et l autonomie vis-à-vis des pouvoirs publics (le sport est du domaine des acteurs privés). Il rejette l argent et la politique pour se donner le caractère d une communauté universelle. En s appuyant sur les références symboliques de l olympisme, il institutionnalise les activités sportives selon des normes et des règlements qui privilégient la compétition comme «règle d or». L objectif prioritaire est la création de clubs locaux et de fédérations nationales qui développent les valeurs de l effort corporel et de la performance sportive. Au départ, les associations sportives sont issues des initiatives d acteurs qui se placent en dehors des logiques institutionnelles existantes. Elles prétendent à un fonctionnement autonome au sein d un environnement simple, prévisible, et plutôt bienveillant. Elles ne remplissent pas une mission résiduelle laissée par l État, mais créent une nouvelle sociabilité considérée comme antinomique de la fonction de l État. Leur objectif est la

2 8 Idéologie sportive et service public en France compétition organisée au sein des fédérations. Ce mouvement sportif, dont une des stratégies les plus efficaces est la création de Jeux olympiques modernes à l initiative de Pierre de Coubertin, propose une éthique sportive qu il définit par un postulat simple : le sport trouve sa valeur en lui-même s il est enjeu d effort et de performance. Dans son domaine, chaque fédération obtient un monopole national, grâce à la conjonction de plusieurs paramètres : l adhésion d une seule fédération nationale auprès des Fédérations sportives internationales (FSI) ; l organisation centralisée de l État ; la dévalorisation culturelle des pratiques locales traditionnelles, qui ne répondent pas au modèle de la compétition institutionnalisée (comme les quilles, les joutes, les luttes régionales ). La logique d organisation du mouvement sportif est verticale, c est-à-dire orientée vers des relations privilégiées au sein de chaque fédération. Mais l évolution au cours du XX e siècle a entraîné le passage d une verticalité montante à une verticalité descendante. Les sportifs ont d abord obéi à la nécessité de se regrouper en fédérations pour développer la pratique d un sport, et ont créé un système de représentativité et de délégation de pouvoir. Ensuite, lorsque chaque fédération a réglementé de plus en plus son fonctionnement, le système est devenu celui d une organisation nationale. La fédération, à son tour, a délégué aux clubs la mission de répondre à des projets fédéraux, à partir d une réglementation technique, financière et statutaire, de plus en plus prégnante. Ainsi, lorsqu un dirigeant s appuie sur le principe fédéral, son argumentation fait appel à «l esprit-maison», aux traditions de la fédération, aux valeurs communes comme le montre la citation ci-après relevée dans l éditorial d un président de fédération. «Ce serait catastrophique, si cette conscience profonde qui doit animer tout affilié à un grand mouvement sportif comme le nôtre et que l on qualifie d esprit fédéral, disparaissait du cœur de nos dirigeants, n était plus forgée et communiquée à nos jeunes sociétaires. C est là un souhait fondamental que je forme que de voir se développer cet esprit fédéral qui s oppose à tout égoïsme si caractéristique de notre société actuelle : l on ne peut pas que recevoir, il faut aussi savoir ou apprendre à donner ce don de soi qui anime tant nos aînés, doit se pérenniser au travers des jeunes générations montantes, chez qui nous devons entretenir ces valeurs de coopération et d esprit mutuel, sans lesquels une discipline comme la nôtre ne saurait survivre et prospérer» (Bulletin officiel de la FFG n 91, 1987). La fédération est un lieu de «coopération et d esprit mutuel» qui crée un mouvement autonome et libre de ses choix. Pendant la période de guerre de 1939 à 1945, le gouvernement de Vichy s octroie la responsabilité du développement sportif et de la représentation nationale. La période qui suit permet la promulgation de textes qui rendent leur autonomie aux fédérations. Mais la réglementation conserve officiellement aux pouvoirs publics la responsabilité de la représentation sportive nationale et de la délivrance des titres sportifs de champion. L autonomie du système fédéral est partiellement mise en cause. Les évolutions sociales et culturelles des années 50 provoquent un «changement dans l approche républicaine par l État du domaine du sport» (Bonnes, 1987). À partir de 1958, le modèle sportif fédéral subit l influence des pouvoirs publics qui décident d une politique sportive nationale. Des statuts-types sont imposés aux fédéra-

3 9 tions pour contrôler leur fonctionnement. Une aide publique en personnels et en subventions est systématisée. L accès à l élite est pris en charge par les pouvoirs publics à l aide d un corps de cadres techniques et la mise en place de centres permanents d entraînements sportifs. La préparation olympique (budget, sélection, organisation de stages et des déplacements) est supervisée par une commission nationale. Un programme de construction d équipements sportifs est adopté. Ces dispositions sont à la fois une source d affaiblissement du pouvoir fédéral vis-à-vis de la puissance publique, et un renforcement du pouvoir fédéral vis-à-vis d autres modèles potentiels d organisation du sport, notamment par le rôle attribué au Comité national olympique et sportif français (CNOSF), regroupant la majorité des fédérations. Ce renforcement du rôle des fédérations se manifeste par l attribution d une mission de service public dévolue aux fédérations dans la loi de 1975 (organisation et promotion des activités physiques et sportives) qui conclut une longue série de textes réglementaires instaurant de fait une primauté des fédérations sur les associations locales. La mission éducative que sont supposées assurer les fédérations sportives est privilégiée. Les dirigeants fédéraux en tirent argumentation comme le montre cette prise de position d un dirigeant fédéral : «Les disciplines artistiques et sportives portent en elles de telles vertus éducatives (reconnues par les textes officiels de l Éducation nationale et du ministère Jeunesse et Sports) que nous devons, à la FFG, donner une image de marque de l enseignement de nos disciplines masculines et féminines. ( ) La FFG doit être présente dans la nouvelle orientation socio-éducative des loisirs sportifs pratiqués librement, sans grande contrainte. ( ) Les programmes (télévisés) pour la jeunesse contiennent de plus en plus de séquences montrant les enfants en dehors de l école et de la maison. Soyons prêts à fournir la matière technique car qui, en dehors de la FFG, peut mieux orienter ces documents? C est par la réalisation de films éducatifs passant dans les différentes chaînes de télévision que nous apporterons une réponse» (Bulletin officiel de la FFG, n 92, 1987). L objectif est celui qui prévaut à l école : rendre service aux citoyens en leur fournissant une matière technique qui doit être éducative. L action des pouvoirs publics nationaux au bénéfice du sport fédéral s est accompagnée d une politique de développement d installations sportives par l intermédiaire d aides financières et techniques aux communes. Ce système d aides de l État a entraîné les collectivités locales dans des dépenses importantes, et a provoqué la création de commissions municipales des sports (et parfois d Offices municipaux des sports), puis de services des sports communaux, chargé de gérer les actions et réalisations communales. Les collectivités locales sont devenues un lieu d expression de demandes d aides par les clubs fédéraux, qui ont adopté très facilement la notion de service public, évoquée dans les lois sur le sport. Ils considèrent donc que leurs exigences matérielles et financières sont un droit acquis. L institutionnalisation du sport fédéral et l instauration de relations privilégiées avec les instances politico-administratives nationales et locales ont induit l idée que les propositions fédérales correspondent à l intérêt général des citoyens. Le projet d un système unifié, autour des fédérations et des clubs, apparaît comme le seul objectif des lois successives cherchant à contrôler et développer la pratique sportive en France. Les fédérations reçoivent une forme de délégation de mission de service public. Au plan national, les

4 10 Idéologie sportive et service public en France pouvoirs publics contractualisent leurs aides aux fédérations en direction de la préparation du haut niveau et de la formation des cadres. Au plan local, les communes assurent le relais en privilégiant les clubs fédérés par la mise à disposition d installations et de subventions. La pratique sportive, conçue au départ comme un projet personnel d humanisme et de réalisation de soi par l idéologie fédérale, est devenue un enjeu public de valorisation nationale et d intégration citoyenne. Cependant, le principe même du système fédérations-état est ébranlé par le développement d intérêts différents. Dans les années 70, la transformation des mentalités à l égard du corps a entraîné un développement quantitatif des besoins, mais aussi une demande diversifiée en installations, encadrements, subventions. Cette transformation des pratiques sportives a débouché sur l augmentation du nombre de clubs sportifs, sur la modification de leurs actions, sur la création d autres organismes d animation (associations locales, clubs de 3 e âge, maison des jeunes, entreprises commerciales) et sur une forte augmentation du nombre de pratiquants hors association. Le label «sport pour tous» (le terme apparaît vers 1973), utilisé au départ, puis celui de loisir sportif recouvrent cette évolution de la forme des pratiques sportives qui se caractérise à la fois par un moindre engagement dans le système clubs-fédération et par un éclatement des besoins au niveau communal. Parallèlement, depuis les années 80, émerge l emprise accrue des groupes financiers et des médias télévisés. En favorisant la composante spectacle des manifestations sportives, ils affaiblissent le rôle des dirigeants fédéraux, et accélèrent le développement du professionnalisme sportif, dont les références idéologiques valorisent les règles des marchés financiers. Pourtant, le modèle fédéral est toujours la référence des discours publics. Les acteurs du monde politique et éducatif rejoignent les acteurs du système fédéral pour considérer que les clubs et les fédérations restent des institutions identificatrices «dont la fréquentation est ( ) le lieu primaire de définition de valeurs importantes, et partant de pôles possibles d identité» (Taylor, 1994). Alors que les évolutions des dernières décennies ont transformé les organisations sportives (clubs, fédérations, associations, sociétés) en institutions de services «dont le rapport à notre vie n est qu instrumental, même si le service qu elles offrent est très important» (Taylor, 1994). La question se pose ainsi de savoir si le type d organisation fédérale, mis en place à la fin du XIX e siècle et tout au long du XX e siècle, est adapté à la situation sociale et culturelle française actuelle. D un côté, les textes et les actions de l État privilégient nettement le modèle fédéral ; de l autre de nouveaux acteurs institutionnels sont présents : entreprises, télévisions, sponsors, commanditaires Des valeurs divergentes servent de références, conscientes ou inconscientes, aux actions engagées par les uns et les autres. La référence à l univers fédéral sous-tend une autonomie de conception et de responsabilité du sport en dehors des pouvoirs politiques et économiques. La référence au service public privilégie les valeurs de la citoyenneté, avec en arrière plan la valorisation de la représentation sportive nationale. Le professionnalisme sportif privilégie le spectacle, et de plus en plus le télé-spectacle, avec un objectif de rentabilité économique. La demande locale se structure à travers une dimension individualiste (le sport est conçu comme un comportement de

5 11 vie, fait de rencontres et valeurs partagées) et/ou une dimension commerciale (dans laquelle la pratique sportive est conçue sous la forme d un service à des clients). Au début du XXI e siècle, la notion de sport couvre ainsi des activités humaines qui ont peu de caractéristiques communes. La pratique est en apparence de même nature : courir, jouer, lancer, glisser, voler, rouler avec ou sans engins, seul ou avec d autres, contre un adversaire ou contre des éléments naturels. Les références sociales sont, elles, de nature totalement divergente. Pour les modalités sportives les plus institutionnalisées, soit par la normalisation fédérale, soit par la réglementation publique, l objectif des organisateurs et responsables est la mise en ordre de pratiques sportives répondant fondamentalement à l idéologie d une éthique compétitive mal définie mais unanimement proclamée. Les pouvoirs publics trouvent, depuis les années 60, un intérêt politique à faire concorder leurs actions avec les projets fédéraux. Un ordre sportif, assimilé au respect de l éthique olympique au sein de l univers fédéral et confondu avec la notion de service public dans le cadre des politiques publiques, domine l organisation du sport français. Comment s est-il mis en place et sur quelles références sociales s appuie-t-il? La réponse à cette double question est le but de ce livre. Un autre aura l ambition d analyser comment cet ordre sportif est en grande partie inadapté aux évolutions politiques, économiques et sociales du XXI e siècle (Le sport en désordre, sous presse, aux Presses Universitaires de Grenoble).