UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE

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1 UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE IV «Civilisations, cultures, littératures et sociétés» Laboratoire de recherche : IRICE UMR 8138 T H È S E pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE Discipline : Etudes Germaniques Présentée et soutenue par : Béatrice LE MEEC-COLSON le : 10 décembre 2011 Des «réminiscences» aux «tableaux poétiques» : Sturm und Drang et tendance sentimentale dans l œuvre de Karl Philipp Moritz Sous la direction de : Monsieur Roland Krebs Professeur émérite, Paris-Sorbonne-Paris IV JURY: Monsieur Gérard LAUDIN Professeur, Paris-Sorbonne Paris IV Monsieur Jean MONDOT Professeur, Michel de Montaigne Bordeaux III Monsieur Rolf WINTERMEYER Professeur, Sorbonne Nouvelle Paris III Monsieur Roland KREBS Professeur émérite, Paris-Sorbonne Paris IV

2 Position de thèse Comme George Steiner l a si bien formulé dans Eloge de la transmission : «Ce que vous avez appris par cœur change en vous et vous changez avec, pendant toute votre vie». Cette phrase nous a semblé s appliquer parfaitement à Karl Philipp Moritz ( ), passionné de lecture qui, dans sa jeunesse, a appris «par cœur» (ou presque) bon nombre d écrits édifiants, mais aussi bien des passages d œuvres du Sturm und Drang et de la tendance sentimentale. Le récit de sa découverte de cette littérature tient une place essentielle dans son roman autobiographique Anton Reiser, la personnalité d Anton Reiser, «double» du jeune Moritz, se construisant à partir de cette expérience littéraire. Il nous a donc paru légitime de considérer la découverte du Sturm und Drang et du courant sentimental (allemand et anglais) comme un événement déterminant non seulement pour le jeune Moritz, mais aussi pour l écrivain que celui-ci devient dès le début des années Comme le piétisme et le quiétisme de son enfance, le Sturm und Drang et la tendance sentimentale sont susceptibles d avoir exercé une influence durable sur son parcours tant personnel que littéraire. C est pourquoi nous avons entrepris de rechercher les «traces» laissées dans l œuvre de Moritz (publiée entre 1776 et 1794) par le Sturm und Drang et la tendance sentimentale (surtout par les œuvres de ces courants devenues essentielles pour Moritz adolescent ou considérées ultérieurement comme des chefs-d œuvre par l auteur). Moritz «change-t-il» effectivement «avec» ces œuvres qu il a lues avec enthousiasme dans sa jeunesse et qu il connaît pour la plupart (presque) par cœur? Comment changent-elles «en lui» et donc dans ses écrits, tout au long de sa carrière? Quels aspects de cette littérature Moritz sera-t-il peut-être amené à critiquer, voire à condamner? Une pratique de l intertextualité permet-elle à l auteur de transformer de simples «réminiscences» littéraires dues à une connaissance approfondie des ouvrages dont elles sont issues en procédés maîtrisés relevant d une stratégie d écriture adaptée à la composition d un texte précis, voire même de «tableaux poétiques»? La question des relations entretenues par Karl Philipp Moritz avec la littérature sentimentale et le Sturm und Drang, si elle a parfois été posée, n a jamais été véritablement traitée. La recherche sur Moritz ne cesse pourtant de s intensifier depuis la fin des années 1980, surtout en Allemagne, en France et en Italie, mais aussi dans les pays anglosaxons et au Japon. Les chercheurs s intéressent désormais à des écrits longtemps négligés, voire ignorés. Le développement de la recherche sur l autobiographie profite à Anton Reiser, qui est également replacé dans le contexte anthropologique des «Lumières tardives» 2

3 (développement de la psychologie empirique et critique de la mélancolie et de la Schwärmerei) et rapproché du Magazine pour une science expérimentale de l âme, dirigé par Moritz. Plusieurs ouvrages apportent une contribution de qualité à l analyse de la théorie du Beau élaborée par Moritz, qui est étudiée dans le cadre des discussions esthétiques de l Aufklärung. Par ailleurs, depuis le début des années 1990, est prônée une nouvelle approche des écrits de l auteur : une approche interdisciplinaire, qui seule peut rendre compte de la diversité de son œuvre. De nombreux colloques internationaux ont été organisés depuis 1993, et le dernier, consacré au Magazine, a eu lieu en janvier 2010 à l Académie des Sciences de Berlin, où une édition critique des œuvres complètes de l auteur («Kritische Karl Philipp Moritz-Ausgabe») est actuellement en cours de publication. Mais en dépit de la richesse de la recherche sur Moritz, rendant justice aux diverses «facettes» de l œuvre d un auteur qui semble «inclassable» (ayant été présenté comme un Stürmer, un Aufklärer, un écrivain «sentimental», préromantique, romantique, classique ou néoclassique), il n existe que très peu de littérature critique traitant de la réception du Sturm und Drang ou de la tendance sentimentale par Moritz. Depuis la fin du XIX e siècle, seuls trois chercheurs ont abordé directement ce sujet, mais de manière superficielle ou partielle. Il a été question des rapports «conflictuels» que Moritz aurait entretenus avec le Sturm und Drang (et l Empfindsamkeit) mais aucune définition de ces concepts littéraires n a été proposée 1, mise au point préalable pourtant indispensable que nous ferons au début de notre travail d autant qu elle devrait permettre, par la suite, de mieux situer Moritz dans le «champ littéraire» des «Lumières tardives». Ni la réception du Sturm und Drang par le jeune Moritz-Reiser, ni les différents aspects de la critique de ce mouvement par Moritz n ont été analysés en détail. De plus, il ne nous paraît pas justifié de fixer a priori une limite temporelle à l importance de ce mouvement pour l auteur et d affirmer que celui-ci lui tourne définitivement le dos après son séjour en Italie ( ). Peut-être l importance du Sturm und Drang (et de la tendance sentimentale) pour K. Ph. Moritz traverse-t-elle à des degrés différents et sous différentes formes l ensemble de son œuvre. Par ailleurs, Anton Reiser a été interprété comme une œuvre «représentative» du Sturm und Drang (et son auteur comme un Stürmer) 2, ce qui nous semble erroné. De nombreux thèmes chers aux jeunes «génies» ont été mis en évidence dans le roman, mais la forme de l œuvre (qui n a jusqu ici fait l objet d aucune analyse intertextuelle approfondie), n est pas étudiée et la dimension critique du texte d Anton Reiser à l égard du Sturm und Drang et du courant sentimental «affecté» a été 1 Eckart Moritz : Karl Philipp Moritz und der Sturm und Drang, Marburg, Irmgard Seil Immel : Storm and Stress in Anton Reiser, Michigan,

4 là totalement ignorée. Enfin, Blunt oder der Gast, l unique pièce de théâtre de Moritz, a été lue comme «l un des derniers drames du Sturm und Drang» 3 ce que nous vérifierons en proposant à notre tour une analyse de Blunt. Ce sont surtout les travaux sur le thème de la lecture et du théâtre dans Anton Reiser (et, plus généralement, sur les pratiques des lecteurs et sur la «théâtromanie» dans la seconde moitié du siècle des Lumières, ainsi que l iconographie de l époque) qui nous ont apporté le plus d éléments de réflexion pour notre étude des relations du jeune Moritz avec le Sturm und Drang et la tendance sentimentale. Nous avons aussi lu avec intérêt les rares articles qui portent sur la réception des Souffrances du jeune Werther, non par Anton Reiser, mais par K. Ph. Moritz comme auteur d Anton Reiser (et d essais de théorie littéraire), et qui posent la question de la signification et de la fonction de «réminiscences littéraires» pour la structure d une œuvre (surtout d un roman autobiographique) question essentielle qu il nous faudra approfondir. Dans les écrits de Moritz, nous rechercherons donc, notamment, des expressions et des motifs (voire des schémas descriptifs) qui doivent être considérés comme des «réminiscences» d œuvres du Sturm und Drang ou de l Empfindsamkeit retravaillées par l écrivain, et que nous mettrons en évidence grâce à un examen attentif des phénomènes d intertextualité intervenant dans les œuvres de l auteur. Une fois «l intertexte» identifié, nous devrons retourner au «texte origine» pour déterminer la nature du rapport qui l unit au texte de Moritz, et interpréter le rôle de la «trace» qu il y laisse. Nous aurons à distinguer, à la suite de Gérard Genette dans Palimpsestes, la relation de co-présence effective entre deux ou plusieurs textes, établie par le biais de la citation (marquée ou non) et de l allusion ; la relation de métatextualité, unissant un texte et un autre dont il parle, qu il commente ou qu il critique ; et enfin la relation d hypertextualité, désignant toute relation d un texte B (hypertexte) à un texte A (hypotexte), dont il dérive par imitation, traduction, transformation ou réécriture. S il ne nous est pas possible, dans le cadre de notre enquête, d étudier l ensemble de l œuvre de Moritz, compte tenu de son ampleur et de notre volonté d approfondir l analyse de certains de ses écrits, nous souhaitons toutefois, en retenant un corpus aussi large que possible 4, en donner une «vue d ensemble» et en examiner (parfois à la loupe) les principaux 3 Matthias Luserke : «Der Abgesang auf den Sturm und Drang: Plädoyer für eine neue Lektüre von Moritz' Drama Blunt oder der Gast», in : Text + Kritik, 118/119, 1993, p Nous excluons toutefois les écrits portant sur la «science du langage», la mythologie et l Antiquité, la plupart des poèmes et des textes maçonniques, ainsi que les écrits «académiques» de l auteur. Par ailleurs, nous n avons finalement pas retenu le récit du voyage en Angleterre, qui ne peut être interprété comme une 4

5 aspects, depuis la «perspective» qui est la nôtre : la recherche de «traces» et «d empreintes» laissées par le Sturm und Drang et la tendance sentimentale. La première partie de notre travail est consacrée à Anton Reiser. Nous étudions de manière approfondie la réception «enthousiaste» du Sturm und Drang et de la tendance sentimentale par Anton Reiser («double» littéraire du jeune Moritz), comme lecteur, auteur de poèmes et spectateur, mais aussi les différentes manières dont l auteur «met en scène» sa découverte de cette littérature et son ambivalence. Nous recherchons les différents procédés littéraires utilisés par l autobiographe (mise en place d une symbolique particulière, intertextualité) pour rendre compte, avec réalisme et sens critique, de l influence parfois excessive que certaines œuvres de ces courants littéraires exerçaient sur lui autrefois, faussant sa perception du réel et risquant de renforcer son état mélancolique. Dans une deuxième partie, nous examinons la critique par l auteur, entre 1780 et 1790, de certains aspects de ces courants littéraires, et le regard «éclairé» que Moritz, depuis son point de vue d écrivain, de critique littéraire et de psychologue empirique, pose sur la littérature du «temps des génies». Nous analysons tout d abord Blunt oder der Gast. Nous tentons ensuite de déterminer ce qui incite Moritz à condamner l outrance dans le tragique et la représentation des affects au théâtre, dans des recensions publiées dans le Vossische Zeitung ( ) et une contribution au Magazine pour une science expérimentale de l âme 5. De plus, nous recherchons quel rôle la littérature de la tendance sentimentale et du Sturm und Drang joue dans la critique de la Schwärmerei (religieuse et littéraire) par l auteur, en étudiant Almansor (1786) et le poème Die Schwärmerei (1781 et 1786), Anton Reiser, Andreas Hartknopf (1786 et 1790), les volumes du Magazine édités par Moritz et d autres recensions de l auteur. Enfin, nous essayons de montrer quelle place certaines œuvres du Sturm und Drang et de la tendance sentimentale tiennent dans l étude des «maladies de l âme» menée par Moritz avant son départ pour l Italie, dans le Magazine et dans d autres écrits : Anton Reiser, Andreas Hartknopf. Eine Allegorie, Aus dem Tagebuche des unglücklichen, von der Welt verkannten P...ls (1781) texte méconnu que nous reproduisons en annexe, Aus K...s Papieren (1786) et Fragmente aus dem Tagebuche eines Geistersehers (1787). «imitation» de Laurence Sterne. Nous n étudierons pas ici les textes pédagogiques (qui ont cependant été consultés et auxquels il sera fait allusion) et ne proposerons pas d analyse détaillée des théories esthétiques de Moritz. Toutefois, nous retenons pour notre étude les principaux écrits esthétiques de l auteur, dans la mesure où celui-ci, dès 1788, applique sa théorie du Beau dans l Art au chef-d œuvre littéraire. 5 Nous prendrons aussi en compte les traductions d œuvres anglaises éditées par Moritz de 1784 à

6 Notre troisième partie porte principalement sur la nouvelle «perspective» depuis laquelle l auteur considère les textes littéraires à son retour d Italie : le «point de vue esthétique». Nous étudions trois essais parus entre 1792 et 1794 (Der Dichter im Tempel der Natur, Über ein Gemälde von Goethe et Vorlesungen über den Stil), afin de préciser quelle place certaines œuvres du Sturm und Drang (en particulier celles de Goethe) occupent dans la théorie littéraire de l auteur. Ayant souligné l importance des Souffrances du jeune Werther pour la théorie littéraire de Moritz et son esthétique de la description, nous mettons ensuite en évidence, dans quatre œuvres publiées entre 1786 et 1794 (Anton Reiser, Andreas Hartknopf, Reisen eines Deutschen in Italien et Die neue Cecilia), l existence de «tableaux poétiques», c est-à-dire de descriptions de paysages composées à partir de la technique descriptive employée par Goethe dans la lettre du 10 mai. Nous proposons une analyse des textes de ces descriptions qui, tels des palimpsestes, laissent apparaître ce passage de Werther, et dont la signification s enrichit de la relation qui les unit à ce texte-modèle. Nous constaterons que le Sturm und Drang (davantage encore que la tendance sentimentale) traverse l ensemble de l œuvre de Moritz, et que parmi toutes ses lectures, Les Souffrances du jeune Werther est celle qui joue le rôle le plus important pour ses écrits. Sa réception de ces courants évolue : essentiellement passive, subjective et «exaltée» dans sa jeunesse, effectuée sur le mode de l identification et répondant à des motivations d ordre existentiel, à partir du début des années 1780 elle devient objective et active (à la fois «productive» et «reproductive»), et s effectue sur un mode critique, analytique et créatif, dans le cadre d une (re)lecture anthropologique et/ou esthétique de textes de la tendance sentimentale et du Sturm und Drang (comme Götz von Berlichingen absent dans Anton Reiser et Werther, qui accèdent au rang de chefs-d œuvre, avec les drames de Shakespeare). Si certains ouvrages, comme Kabale und Liebe et Die Räuber (paradigmes du tragique outrancier cher aux Stürmer), ou encore Les Pensées nocturnes, sont considérés par le psychologue empirique comme contre-indiqués pour «l âme malade», d autres se révèlent formateurs participant à une meilleure connaissance de l âme humaine, ou bien, comme le Vicaire de Wakefield, représentatifs d une conception «raisonnable» de la religion, opposée à toute forme de Schwärmerei religieuse (phénomène auquel sont associés Siegwart et La Messiade). Werther et Ossian (avec le joy of grief et ses «sublimes motifs» permettant de mettre à distance les «affres de la mort») offrent à l écrivain et au psychologue tantôt une «étude de cas», tantôt un ensemble de motifs et une terminologie pouvant être intégrés dans sa description des «maladies de l âme» et dans sa peinture littéraire de la mélancolie. 6