Les fresques de la grotte Chauvet - Pont d'arc : quelles clés de décryptages? Essai d'interprétation par l'environnement et le volcanisme.

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1 L'eau et le feu, de la grotte Chauvet à Haroun Tazieff. Les fresques de la grotte Chauvet - Pont d'arc : quelles clés de décryptages? Essai d'interprétation par l'environnement et le volcanisme. En 2014, la grotte ornée dite de Chauvet-Pont d'arc, dans les gorges de l'ardèche, est inscrite au patrimoine mondial de l'unesco. Fermée au public, ses fresques ont été reproduites dans la " Caverne du Pont d'arc ", grand projet culturel et touristique de la Région Rhône- Alpes. En 2014 toujours, la montagne ardéchoise obtenait, elle aussi, une reconnaissance internationale par son entrée dans le réseau des Géoparcs, soutenu par l'unesco. Un Géoparc mondial est un espace territorial présentant un héritage géologique d importance internationale. Les deux projets sont liés : du fait de la réalisation de la Caverne du Pont d'arc celui du Géoparc des Monts d'ardèche a été conçu pour éviter que la dynamique économique du département ne souffre d'un déséquilibre accru entre le secteur montagneux et l'ardèche méridionale. Il s'agit d'attirer sur la montagne une partie des visiteurs de la Caverne. Or, curieusement, la question de la nature des liens entre les fresques de Chauvet-Pont d'arc et la montagne ardéchoise n'a pas été étudiée. C'est d'autant plus étrange que bien des archéologues sont convaincus que les grottes ornées majeures doivent être interprétées dans leur contexte géographique et paysager et que le contexte de Chauvet-Pont d'arc comprend à l'évidence la montagne, tout comme d'ailleurs les terrains calcaires de la basse Ardèche et du Gard. Le Géoparc des Monts d'ardèche permet de lire 500 millions d'années d'histoire de la Terre, 500 millions d'années de bouleversements tectoniques qui, de surrections de chaînes de montagnes en ouvertures de bassins maritimes, ont fini par offrir à l'homme le spectacle grandiose des paysages du Vivarais et du Velay. C'est cet arrière-plan très largement volcanique de l'ensemble des grottes de l'ardèche méridionale, et donc de la grotte Chauvet-Pont d'arc, qui fait l'objet de ce texte. Aujourd'hui, le secteur géographique concerné par l'emboîtement des aires de la Caverne du Pont d'arc, du Géoparc des Monts d'ardèche et du volcanisme de la bordure sud-est du massif Central français correspond à celle de l'influence culturelle qu'exerce le mont Mézenc sur les habitants de ces territoires, soit un espace d'environ 70 à 100 km de rayon. La caractérisation de cette influence et de l'aire concernée a fait l'objet de diverses approches, dans la perspective des travaux d'anne Cauquelin 1. Une association, "les Amis du Mézenc", consacre depuis 25 ans ses travaux à la recherche patrimoniale sur le massif du Mézenc. Elle diffuse, dans un cahier annuel, le résultat de sa collecte des savoirs vernaculaires et de travaux scientifiques de toutes disciplines. On y trouve un exposé des 1 Anne Cauquelin, L'invention du paysage, QUADRIGE, PUF, 2000, 2002 [1e re e dition Librairie Plon, 1989]. 1

2 approches scientifiques des paysages du pays du Mézenc, qui font remonter la conscience de leur nature volcanique au XVIII ème siècle 2. Cette théorie du paysage concorde avec ce qu'en disait le volcanologue Alain de Goër de Herve en 1997 : " (les volcans d'auvergne) durent attendre la seconde moitié du dix-neuvième siècle pour entrer dans la science. " 3 Dans la science, sans doute, mais dans les savoirs? Quels ont pu être les rapports des artistes de la grotte du Pont d'arc avec ces paysages et avec le volcanisme? La mise à la disposition du public des fresques de la grotte de Chauvet-Pont d'arc devrait ouvrir un champ d'interrogation nouveau sur l'histoire des rapports de l'homme à son environnement. La muséographie qui entoure la reproduction des fresques ne présente rien sur l'environnement que parcouraient hommes et animaux dans cette région précise, en dehors d'une description scientifique de la formation de la remarquable arche naturelle qui enjambe l'ardèche en face de la grotte et d'une caractérisation du climat de l'époque. Public et scientifiques devront bien s'interroger un jour sur les liens intimes que cet art animalier a pu entretenir avec le cadre de vie précis des artistes et de leurs sujets. Ce territoire, somme toute relativement restreint, associe les contrastes paysagers les plus saisissants à l'éventail de tous les étages bioclimatiques, sauf l'alpin, et l'on y trouve toute la gamme des roches et des sols. Cette richesse faite d'une diversité naturelle foisonnante, aux paysages travaillés par l'homme depuis des millénaires, fait l'objet de politiques de valorisation patrimoniale qui, depuis quelques dizaines d'années, mettent l'accent sur la géologie, le volcanisme et leur influence sur l'agriculture et l'architecture. Les collectivités territoriales ont aussi engagé des budgets très importants pour renouveler l'offre touristique par des créations comme la Caverne du Pont d'arc, le musée archéologique d'alba-la-romaine, le réaménagement du Gerbier de Jonc, site des sources de la Loire, et le Géoparc des Monts d'ardèche. Comment expliquer que la découverte des fresques fabuleuses de Chauvet-Pont d'arc, il y a plus de vingt ans, n'ait pas encore donné lieu à un réexamen de ce patrimoine et ouvert de nouveaux angles de recherche sur les rapports que les hommes du Paléolithique pouvaient entretenir avec la diversité des territoires qu'ils arpentaient? La découverte de L'autre pays des volcans : les paysages du Mézenc, entre oubli et résurgence, Defive (E.), Mermet (J.-Cl.), Rieutort (L.), dans Les Cahiers du Mézenc n 4, août 2004 et dans L invention du paysage volcanique, actes de colloque, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, Voir aussi : Laurent Rieutort, Du territoire identitaire aux nouveaux partenariats ville-campagne : les voies du développement local dans la haute vallée de la Loire. Norois - Environnement, aménagement, société, Presses Universitaires de Rennes, 2007, pp <halshs >. 3 In Volcans d'auvergne, la menace d'une éruption?, éditions Ouest-France, Parc des Volcans d'auvergne, page 5. 2

3 n'invite-t-elle pas à poser un regard neuf sur les caractéristiques propres du Vivarais et du Velay? La "galerie" de Pont d'arc est restée ouverte pendant une période équivalent à celle qui nous sépare des premières œuvres réalisées à Lascaux. Les peintres de Chauvet-Pont d'arc ont aimé ce pays et l'ont donné à aimer, comme ceux de Lascaux ou d'altamira l'ont fait pour le Périgord et la Cantabrie. Ce qui, aujourd'hui, nous paraît former un territoire dont l'identité s'ancre dans un puzzle naturel unique en Europe, n aurait-il pas déjà été perçu comme tel dès le Paléolithique? L'observation d'une série de faits ouvre une nouvelle hypothèse de décryptage de la grotte du Pont d'arc, de ses fresques comme de sa situation géographique. Un premier fait a conduit, au printemps 2011, à s'interroger sur un éventuel lien très ancien entre cosmogonie et volcanisme. Lors de l'organisation d'une randonnée sur le massif du Mézenc, deux membres du Centre Haroun Tazieff pour les Sciences de la Terre, sont tombés sur une évidence qui semblait avoir échappé à tout le monde : l'alignement de quatre maars 4 du massif du Mézenc, majeurs au plan paysager, se poursuit par celui de quatre lieux de culte dédiés à Saint-Andéol : Saint-Andéol-de- Fourchades, Saint-Andéol-de-Vals, Saint-Andéol-de-Berg et Bourg-Saint- Andéol. Ces chapelles sont équidistantes, échelonnées tous les vingt kilomètres. Est-ce fortuit? En 2013, l'examen de la carte des sites retenus pour le dossier de candidature de la montagne ardéchoise au réseau mondial des Géoparcs m'a conduit à la recherche de voies naturelles de circulation des grottes des gorges de l'ardèche aux paysages exceptionnels du massif du Mézenc et de la zone d'influence culturelle qu'ils déterminent. Une deuxième observation s'imposait : l'occupation des grottes habitées ou ornées des gorges de l'ardèche et le dernier volcanisme actif du territoire étaient contemporains. Le volcanisme du massif Central est une conséquence de la surrection des Alpes, lesquelles continuent d'être affectées par l'affrontement des plaques tectoniques d'afrique et d'europe. Les premières éruptions datent d'il y a 15 millions d'années, les dernières d'environ ans. Cette tectonique fracture la croûte terrestre selon quatre axes majeurs, NNO/SSE, NNE/SSO, NO/SE et NE/SO. Les volcans ont surgit autour de l'axe Nord-Ouest/Sud-Est, selon une chronologie qui, en gros, a fait progresser le phénomène du Nord-Ouest 4 Un "maar" est un cratère d'explosion "phréato-magmatique", explosion de la croûte terrestre provoquée par la surpression de l'eau d'une nappe phréatique vaporisée par l'arrivée du magma. Il s'agit ici du lac de Saint-Front, des Narces de Chaudeyrolles, de la plaine d'echamps, à Borée, et du lac de Saint-Martial. Ils ne forment pas une ligne droite rigoureuse, mais ils semblent bien situés sur une même faille., même si les cartes géologiques ne l'indiquent pas. 3

4 vers Sud-Est pour ce qui est du volcanisme contemporain de Néandertal et Cro-Magnon. Dans le sud-est du Massif central, les anciennes provinces du Velay et du Vivarais sont particulièrement marquées par le volcanisme. Les divisions politiques, administratives, de gestion et d'animation de cet ensemble, départements, communautés de communes, syndicats mixtes, offices de tourisme etc., masquent généralement son unité, son identité naturelle. Sa topographie se structure sur une charpente, sur une épine dorsale qui aligne volcans et vallées jusqu'aux grottes des gorges de l'ardèche. Jusqu'à présent cela n'a pas été remarqué par les archéologues qui opèrent dans la grotte Chauvet-Pont d'arc. Pourtant, à la page 29 du beau livre La grotte Chauvet, l'art des origines, publié sous la direction de Jean Clottes, une carte de la répartition des sites du paléolithique supérieur de l'ardèche, permet de voir que fonds de vallées et lignes de crêtes conduisent immanquablement de la grotte du Pont d'arc au Mézenc, soit par la vallée de l'ibie, soit par celle de l'ardèche, relayées ensuite par celles de la Volane, de la Bézorgues, de la Bourges. Et de fait, du site de Pont d'arc au Mézenc et au-delà, une voie naturelle en pente assez douce s'offre à tous depuis toujours, qui longe ces fonds de vallées jusqu'au haut plateau volcanique, par les vallées de l'ibie ou de l'ardèche, par la dépression d'aubenas sous le plateau basaltique du Coiron, par Saint-Laurent-sous- Coiron, par le col de l'escrinet et celui de Mézilhac. 4

5 J'ai rehaussé de rouge ces voies directes des grottes au Mézenc. Incidemment, il faut noter que, curieusement, la Loire ne figure pas sur cette carte. L'hypothèse de la permanence d'une influence culturelle d'ordre paysager et naturaliste en ce lieu et à travers les âges, à partir du premier nomadisme jusqu'à aujourd'hui, est donc posée et soulève la question des transmissions de savoirs par acculturation, cheminant aussi sous les basculements de civilisations et de régimes. Il ne semble pas qu'une longue période d'absence humaine ait pu être établie, du Paléolithique supérieur au Néolithique, qui aura pu rompre la chaîne locale de ces transmissions. Il s'agit ici d'une spéculation à laquelle on peut opposer au moins deux arguments forts : la profondeur des ruptures culturelles lors de "l'appropriation d'un monde nouveau", selon l'expression de Jean-Paul Raynal auquel cette idée fut soumise, et celle d'une cohabitation non prouvée entre Néandertal et l'homme moderne. L'homme se distingue de l'animal par sa fascination pour le spectacle éruptif. Depuis quand? Et pourquoi? Dans bien des contrées du monde, du Congo à la Sicile, de l'indonésie au Japon, des Andes au Mexique, les volcans sont craints et vénérés, divinisés. Qu'en était-il aux premiers temps de l'humanité, en Afrique? Qu'en était-il pour les artistes de la grotte de Pont d'arc? Seraitil possible d'entrer dans leur univers par une lecture des paysages volcaniques dominés par le Mézenc, des sucs de l'yssingelais au plateau du Coiron, en passant par le bassin du Puy-en-Velay? Au cœur de ce dernier, chose étonnante, la chapelle de Saint-Michel d'aiguilhe, érigée entre les Xème et XII ème siècles, présente un oculus excentré situé au-dessus du tympan, très précisément orienté sur le Mézenc. De quelles croyances, de quels savoirs, sortis du fond des âges, pourrait-il être l'objet? 5

6 "Rien de plus mouvant que le passé. Le présent ne cesse de renouveler ce qui l'alimente." Pascal Quignard. 5 Des hautes terres du Mézenc à la coupe de Jaujac, volcan très jeune situé aux portes d'aubenas, le feu de la Mère-Terre a-t-il fasciné l'homme du Pont d'arc, grand arpenteur de notre Europe périalpine? A-t-il vu la gésine d'une terre nouvelle dans l'accouchement effarant de dragons se transformant en pierre, comme il a vu dans les grottes ou les fontaines pétrifiantes le lent accouchement de la pierre sortie de l'eau? Les fresques de la grotte Chauvet, fabuleux trésor de l'humanité, sont offertes au public dans la Caverne du Pont d'arc, à Saint-Remèze, sur le Plateau des Gras, à la charnière du monde de la pierre du feu et du monde de la pierre de l'eau, marquée de façon évidente par la vallée de l'escoutay. Le paysage est l'enveloppe de tous les enjeux de cette ère nouvelle de l'histoire géologique que l'on commence à nommer Anthropocène depuis une vingtaine d'années. Cela veut dire que l'homme, cet animal dompteur de feu, extracteur et industriel, est devenu un facteur de transformations efficaces de l'interface par laquelle s'opèrent tous les échanges de matière et d'énergie entre la Terre et l'univers 6. La notion de paysage serait apparue il y a 500 ans en Europe et deux siècles plus tôt en Chine 7, dans les deux cas sous l'impulsion nouvelle d'une approche esthétique et picturale de la nature. Le paysage volcanique du Velay et du Vivarais serait, nous l'avons vu, une invention quasi-contemporaine, née au 18 ème siècle 8. Et pourtant, une esthétique de la nature ne se trouveraitelle pas au cœur de l'art pictural du paléolithique? Nous interprétons généralement cet art en lui attribuant une lourde charge symbolique et mythologique, nous en faisons un art sacré parce que nous qualifions les grottes ornées majeures de sanctuaires. Mais la part du naturalisme dans le 5 Cité par Jean-Claude Ameisen, qui ajoute "comme me le disait un jour un historien : Dans mon domaine aussi, on ne sait jamais de quoi hier sera fait." In, Sur les épaules de Darwin, retrouver l'aube, ed. Les Liens qui Libèrent, France-Inter, 2014, page Cette conception de l'environnement s'est précisée à la suite des travaux d'haroun Tazieff et de ses équipiers, notamment Pierre Zettwoog, qui, les premiers, ont eu l'idée de faire le bilan des échanges de matière et d'énergie entre l'intérieur du globe et l'extérieur, par le volcanisme. 7 selon Augustin Berque, Cinq propositions pour une théorie du paysage, éditions Champ Vallon, "L émergence du paysage volcanique en Occident semble corollaire de l apparition des termes de volcan et de paysage, à partir de la Renaissance et elle se cristallise à la fin du 18 ème et du 19 ème siècles, à la faveur du nouveau débat scientifique sur le volcanisme et de l esthétique du sublime. On saisira mieux les enjeux de cette invention moderne des paysages volcaniques en les mettant en perspective avec leur appréhension à d autres époques et dans d autres cultures. Les études rassemblées dans le volume associent des points de vue de littéraires, d historiens d art, de géographes et de sociologues. Tributaire d une relation intime au pays observé et vécu, l esthétique du paysage volcanique, nécessairement impure oblige à examiner, au-delà des filtres symboliques et rhétoriques, des pratiques culturelles concrètes." L'invention du paysage volcanique, Dominique Bertrand, Presses universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand

7 bestiaire de ces grottes est une évidence. Comment n'y aurait-il pas une esthétique de la nature chez des artistes de cette trempe? L'irrépressible besoin de rendre au monde ce qui pénètre en nous de la nature prend la forme de l'art, ne serait-ce pas là la marque de l'humanité? Les fresques de la grotte Chauvet remonteraient à ans pour les plus anciennes. Les panneaux ornés de la grotte se présentent comme une mise en scène fabuleuse. Sorte de tapisserie de Bayeux d'une époque où la chasse pouvait avoir engendré des rituels soutenus par les arts, celle des hommes comme celle de ses prédateurs, il faut bien envisager que cette œuvre fut conçue dans une contrée où l'homme pouvait avoir pris conscience d'être le seul animal fasciné par le spectacle d'épouvante et de beauté d'une éruption volcanique. Au départ du circuit de la caverne, salle Brunel, les gerbes d'ocre du panneau dit "du Sacré-Cœur" représenteraient-elles une éruption? Panneau du Sacré-Coeur à l entrée de la grotte d après photo Chauvet BrunelDeschamps Hillaire Et les rhinocéros ou lions superbement rendus en perspective au fond de la grotte, fuiraient-ils, les yeux tendus de terreur, cet accouplement fracassant de la Terre et du Ciel? Des chercheurs estiment que "leurs yeux fixes ne sont pas une manifestation de peur vis à vis d'éruptions volcaniques 7

8 mais correspondent à des bêtes prêtes à sauter sur leur proies. Ils ont été vus par un spécialiste des lions qui a confirmé cette interprétation" 9. C'est évidemment pleinement crédible. Mais a-t-on demandé aux spécialistes si des lions fuyants une catastrophe naturelle pouvaient avoir un tel regard? Comme celle d'une œuvre d'art, toute lecture du paysage est un récit. Sur quels faits observables se construit-il, quels enchaînements de causes le récit propose-t-il, quelles hypothèses avance-t-il pour combler les lacunes béantes de nos connaissances, quels sont les rapports psychologiques qu'entretiennent, au spectacle de la nature, la sensibilité, la quête de savoir, l'expérience, l'intuition, l'imagination, l'instruction, la culture et la rigueur logique? Ce sont là probablement des composantes d'un concept qui mobilise autant l'artiste que le scientifique, le profane et l'amateur autant que l'initié et le spécialiste : celui de paysage. Pourquoi la grotte de Pont d'arc a-t-elle été choisie par nos ancêtres nomades pour s'exprimer avec une puissance telle que leur œuvre semble éternelle? Pour certains archéologues, les grottes du paléolithique ornées mais non habitées, donc probablement sanctuarisées, auraient été choisies pour leur situation. Elles seraient un marqueur du territoire par la perception que pouvaient en avoir les artistes qui y auraient inscrit leur conception de l'univers. 10. Ne sommes-nous pas là, au fond humide des grottes obscures, au cœur d'un concept de paysage? 11 La grotte de Pont d'arc présente une série de caractéristiques exceptionnelles de par sa situation : 9 Courriel du 1er juillet 2015 d'evelyne Debard à Frédéric Lavachery. Evelyne Debard fait partie de l équipe scientifique de la Grotte Chauvet-Pont d Arc depuis " la grotte est l image symbolique du territoire des groupes humains et les animaux figurés sont les espèces provenant des zoocénoses observées dans le territoire. L espace géographique du territoire devient alors l espace topographique de la grotte ( ). La localisation des grottes ornées est souvent choisie aux limites des territoires ou le long des voies de circulation et elle joue un rôle de marqueur d identité pour les groupes humains. La double fonction de symbolisation du territoire et de marqueur d identité est présente dès le début de l art paléolithique. " Franc ois Djindjian, Fonctions, significations et symbolisme des représentations animales dans le paléolithique supérieur européen, Société préhistorique Ariège-Pyrénées, 2013, FR/Palethnologie-2013-FR-SIG18_Djindjian.pdf D'autres archéologues me disent : la conviction de Djindjian n engage que lui et ne démontre rien. Les grottes ornées ne représentent que très imparfaitement les zoocénoses et pour les territoires, nul n en sait rien. Des territoires mythiques sans doute, peut-être, des récits claniques ou des mythes de création Quant à la notion de sanctuaire, comme Chauvet n a été que très imparfaitement sondée et encore moins fouillée, qui peut dire que personne n y habita? 11 "Il a compris une chose essentielle ; il n'y a finalement que deux grandes possibilités de contact avec la réalité matérielle : le contact brut, direct, qui bute sur les choses, les soupèse et en infère leurs diverses propriétés ; et le contact "en miroir", qui, par un jeu de correspondance entre le visible et l'invisible, remplace la présence des choses par leur mise en concepts." Etienne Klein, En cherchant Majorana, Flammarion 2014, page 55. 8

9 - Les nomades du Paléolithique fréquentaient des cavernes à travers toute l'europe. La superbe arche du Pont d'arc, particularité naturelle très rare, n'a pu que les impressionner. -La vallée du Rhône, moyenne et basse, est au bout de la voie majeure de circulation périalpine venant de l'est et du Nord par le Danube, le Rhin et la Saône. -La grotte du Pont d'arc se situe au bout d'une sorte de diagonale volcanique d'axe Nord-Ouest/Sud-Est, qui est le siège de paysages parmi les plus beaux d'europe et de volcans que des hommes ont pu voir en éruption depuis il y a plus d'un million d'années jusqu'à environ ans avant nos jours. Les anthropologues ont "découvert des signatures anatomiques des arts de la voix, du langage, des vocalisations et du chant chez les premiers hominidés ( ). Le développement des lobes temporaux chez l'australopithèque gracile atteste ainsi une origine très ancienne du langage et de la musique, tandis que l'anatomie du nez et du pharynx révèle qu'un mode de langage articulé existait déjà il y a 1,5 million d'années! Cette ancienneté probable du langage et de la musique plaide pour une origine extrêmement ancienne de toutes les formes d'expression artistique." 12. On peut donc avancer l'hypothèse que les fresques du Pont d'arc s'inscrivent dans une histoire de l'art et du naturalisme d'une profondeur insondable, dont la fascination pour l'éruption volcanique ne saurait être exclue a priori. - Les grands mythes fondateurs de l'humanité, comme la chasse cosmique où les chasseurs poursuivent le cheval ou l'ours jusqu'au firmament, remontent, pour certains paléoanthropologues, à l'époque des artistes de la grotte du Pont d'arc 13. Ces mythes marient la Terre et le Cosmos, comme peut le faire la foudre mais aussi une éruption volcanique. Le sens du sacré n'est-il pas né dans le paysage et sous le ciel? Rien ne donne de l'épaisseur au paysage comme l'éruption volcanique et rien n'unit le paysage au ciel comme l'éruption volcanique. - Vu des hauteurs qui coiffent les grottes des gorges de l'ardèche, cet axe volcano-tectonique, dominé par le Mézenc, est aussi celui de 12 Michel Lorblanchet, Les origines de l'art, éditions Le Pommier/Cité des sciences et de l'industrie (2006), page 53. On peut rapprocher cette observation de Michel Lorblanchet de celle faite en 1996 par l'archéologue Jean-Paul Raynal, à la recherche de ce que le volcanisme actif aura pu avoir comme influence sur les hommes préhistoriques : "En ce qui concerne l impact psychologique d un système volcanique impressionnant comme l Etna, de l avoir ENTENDU pendant plusieurs jours, il est évident que cet environnement ne peut pas ne pas avoir d influence sur les êtres vivants qui sont autour. Par le bruit produit, par l émission des gaz, il y a un effet attractif du volcan sur les individus, ça, c est clair! ( )Je sors de cette expérience persuadé que la dimension psychique, le rôle du volcan sur l individu, par sa masse, par son bruit, ses projections etc. a dû jouer un rôle déterminant pour l attraction ou la répulsion des populations dans une zone." Interview de J.P. Raynal par Jacques Sintès, parue dans la revue LAVE n 66, en 1997 ; source : 13 Julien d'huy : 9

10 l'embrasement du ciel par le soleil couchant au solstice d'été, à quelques degrés près Des superbes sucs volcaniques de l'yssingelais au plateau du Coiron, les artisans de la pierre de Chauvet parcouraient le domaine de la pierre du feu. Du plateau des Gras et des gorges de l'ardèche jusqu'à la Méditerranée, ils auront arpenté un vaste territoire où le grain de la pierre conserve la part de l'eau. La transition paysagère entre montagne et bas plateaux, marquée par la vallée de l'escoutay, articule le monde de la pierre du feu et le monde de la pierre de l'eau. Il ne s'agit pas, ici, de caractériser la nature des outils paléolithiques retrouvés à Chauvet, mais du caractère de chacune des roches qui furent foulées, manipulées, observées par les artisans de la pierre depuis le fonds des âges humains. Pour reprendre l'observation de Franc ois Djindjian, nous sommes là aux limites de deux territoires, le long de voies de circulation. Les Romains ne s'y seraient pas trompés, qui établirent une villa majeure dans cette vallée de l'escoutay, à Alba-la-Romaine. Faut-il y voir une continuité? - Le Mézenc trône au sommet de l'axe de feu qui conduit aux gorges de l'ardèche, de lignes de crêtes en fonds de vallées. De son sommet on peut embrasser du regard un vaste territoire de 300 km de rayon, du Mont-Blanc au Puy-de-Dôme et à la Méditerranée, observatoire exceptionnel du territoire arpenté par les artistes de la grotte Chauvet. - Du Mézenc aux gorges de l'ardèche, le naturaliste obligé qu'était l'homme des cavernes, pouvait observer tous les étages bioclimatiques en une course d'une journée. S'il y a un scénario naturaliste dans les fresques, qui d'ailleurs pourrait ne pas être exclusif de scénarios d'une autre nature, ne pourrait-on voir là un élément supplémentaire pour que cette grotte ait été choisie pour illustrer et soutenir les apprentissages de tous les pièges et de tous les bénéfices offerts par l'univers? La grotte Chauvet-Pont d'arc, dans l'état actuel des découvertes, serait-elle une source environnementale majeure de l'art pariétal et pictural de l'homme moderne, désignée, en quelque sorte, par les paysages somptueux du Vivarais et du Velay? Les paysages volcaniques dominés par le Mézenc pourraient bien avoir été l'une des sources d'une culture qui se présente à nous aujourd'hui comme le dénominateur commun possible de toutes les civilisations, de tous les arts, de toutes les religions, de toutes les sciences qui se sont déployées jusqu'aux confins du continent pour se marier à celles qui auront émergé au-delà. L'art du Pont d'arc est parfois présenté comme "art premier", "première image" "L'art préhistorique dès l'origine est à son 14 Aujourd'hui, 14 degrés. 10

11 apothéose. ( ) L'omniprésence d'une pensée de l'imaginaire se retrouve déjà dans les représentations de la grotte Chauvet ".15 L'apparition d'une interrogation du réel, d'une dramaturgie du concret par l'imagination et la pensée réflexive, a pu advenir dans chacun des foyers de diffusion du genre humain et de la culture qui lui est d'emblée intrinsèquement associée. Cette rêverie créatrice ne ferait-elle pas du paysage un concept premier? Le paysage se trouverait-il à l'origine de tous les concepts? Valérie Feruglio, ethnologue, préhistorienne, membre de l'équipe scientifique de la grotte Chauvet-Pont d'arc, estime que l'art pariétal "est avant tout symbolique et rarement descriptif. Il ne rend jamais compte des paysages ou des contextes de vie" 16.. Mais ne faudrait-il pas envisager cet art symbolique à la manière dont nous lisons l'art chrétien, par exemple? Dans une église, la représentation d'une dame avec un bébé dans les bras est évidemment symbolique. Mais ne décrit-elle rien? Serait-il envisageable d'y voir les paysages de Judée, pour peu que nous possédions 15 Citation extraite du texte de Jean-Michel Geneste, présentant une conférence : Chauvet, témoignage unique des premiers temps de l'image, jeudi 23 Avril 2015 à 18h30, Pôle International de Préhistoire., les Eyzies. "Il y a ans à l'époque des premiers dessins au charbon de bois de la grotte Chauvet, soit environ ans avant Lascaux, l'homme biologiquement moderne, autrement nommé «Homme de Cro-Magnon», fraîchement installé en Europe, manipule et transforme en objets de parure, représentations figuratives animales et humaines, des matériaux naturels tels que des colorants minéraux, des coquilles, des matières osseuses et des roches dures. ( ). Ces œuvres sont le fruit de l'imaginaire d'artistes qui étaient dans le même temps de grands chasseurs. Ils accouchaient du premier art qui soit. L'art préhistorique dès l'origine est à son apothéose. Il n'est pas simplement un art des cavernes profondes, de l'obscurité et du secret. C'est aussi un art du quotidien et du présent, qui accompagne les hommes dans la moindre de leurs préoccupations matérielles. Dès son émergence dans la culture de l'aurignacien, qui se développe en Europe occidentale il y a plus de ans, l'art préhistorique est déjà non seulement abouti mais exubérant de dynamisme et de créativité. De nombreuses petites sculptures en ivoire de mammouth sont connues dans le Jura souabe, en Allemagne du Sud. Ces lions, mammouths, ours et figures mi humaines- mi animales, comme la femme associée à un corps de bison et à un lion de Chauvet, témoignent à la fois de l'environnement animal des hommes mais en même temps de leurs interrogations les plus profondes. L'omniprésence d'une pensée de l'imaginaire se retrouve déjà dans les représentations de la grotte Chauvet. S'y mêlent des images animales expressives et dynamiques parmi lesquelles les animaux les plus puissants ou les plus agressifs sont prééminents : mammouths, lions, léopards, rhinocéros, aurochs, cerfs mégacéros, et ours. L'univers animal de la Grotte Chauvet est un passage incontournable de l'évolution de la pensée humaine. C'est un instantané d'une pensée fossile miraculeusement préservée. Les espaces souterrains semblent dès le début du Paléolithique supérieur fonctionner comme des lieux sacrés dans lesquels les esprits de l'homme, de l'animal et du milieu physique sont en communion. Les données numériques 3D de la grotte Chauvet autorisent la réalisation de fac-similés tel celui de la Caverne du Pont d'arc inaugurée ce mois-ci mais aussi des immersions visuelles dans le site : voir le site internet ou le film en relief expérimental en cours de réalisation dont un court extrait sera présenté à l'issue de la conférence. Jean-Michel Geneste, Directeur de l'équipe de recherche de la Grotte Chauvet." Source : Pont d'arc Courriel du 3 juillet 2015 à Frédéric Lavachery. 11

12 les bonnes clés de lecture? Nos paysages actuels, ces splendeurs naturelles du Velay et du Vivarais volcaniques, travaillées par l'agriculteur-éleveur depuis huit mille ans, étaient-ils praticables par l'homme du Paléolithique? "Je ne suis pas sûre que les Aurignaciens de Chauvet aient beaucoup fréquenté les hauts plateaux du Velay et du Vivarais car ils vivaient à une période très froide. Nous avons des indices très nets de conditions périglaciaires dans les sédiments de la grotte Chauvet", écrit encore Valérie Feruglio. Si l'homme sédentaire d'aujourd'hui peut vivre six mois d'hiver sur les hauteurs du Mézenc, par des températures pouvant descendre jusqu'à 30 C et affronter des journées de blizzard où la neige file à l'horizontale à 100 km/h, que n'était capable d'endurer, voire de rechercher, l'homme du paléolithique? "Il soufflait sur ces hauteurs un vent aigu dont l aile avait touché le front neigeux des Alpes, vif à tuer les faibles et à rendre centenaires les forts", écrivait en 1878 Jules Vallès, enfant du Puy-en-Velay, amoureux des hauteurs sauvages de Chaudeyrolles, sous le Mézenc. L'homme préhistorique pouvait au moins fréquenter ces hauts plateaux en dehors de l'hiver, comme le fait aujourd'hui le résident secondaire ou le touriste... Ces considérations sont à évaluer à la lumière des travaux des archéologues spécialistes de la région, comme ceux-ci pourraient être réexaminés à celle des fresques de Chauvet-Pont d'arc. 17. "Enfin, poursuit Valérie Feruglio, compte tenu de la faible densité humaine de cette époque, de la courte fréquentation des hommes à Chauvet (au mieux 4000 ans pour les Aurignaciens), du caractère exceptionnel des éruptions volcaniques et leur échelonnement dans le temps, il y a peu de chance que les hommes aient pu assister à de tels phénomènes". Si l'on retient l'hypothèse de la robustesse, exceptionnelle à nos yeux, des transmissions culturelles au long de la civilisation de l'art pariétal, l'objection n'est pas 17" La région considérée est une moyenne montagne : l'altitude du cœur du Massif (Auvergne et Velay) s'échelonne entre 300 et 1855 m. Son ossature cristalline est profondément fracturée et recoupée de fossés d'effondrement tertiaires qu'empruntent les grandes vallées alluviales (Loire, Allier, Dore) selon une direction méridienne. Le fait glaciaire, repéré ici dès le Pléistocène moyen, s'est répété depuis avec une amplitude sensiblement comparable et son impact sur le milieu fut important : zones englacées du Cantal, de l'aubrac, de la Margeride, du Mont Lozère, du Tanargue, du Mézenc et du Forez, entourées de secteurs à fort enneigement comme la Margeride septentrionale et l'aigoual. Dès lors, la vie des groupes humains devait s'organiser selon ces contraintes et les implantations furent cantonnées à la bordure du Massif et aux basses vallées, sauf bien entendu pendant les périodes de rémission glaciaire. ( ) Il est par conséquent extrêmement probable que l'homme préhistorique, dès son arrivée dans le Massif Central, ait été le témoin de phénomènes éruptifs de grande ampleur telles les éruptions phréatomagmatiques brutales et dévastatrices dont les panaches peuvent atteindre 20 kilomètres de hauteur (G. KIEFFER et G. CAMUS, 1981). Paradoxalement, le volcanisme crée, à terme, des structures d'accueil des faunes et des flores (lacs de cratères) propices au séjour de l'homme. L'action conjuguée des dégradations climatiques et du volcanisme a donc pu induire une absence momentanée d'occupation. Les conditions idéales de peuplement correspondraient alors aux périodes d'amélioration climatique synchrones de pauses dans l'activité volcanique." QUELLE PREHISTOIRE ANCIENNE EN BASSE AUVERGNE ET VELAY? Jean-Paul Raynal, Lionel Magoga, Thierry Bulle, Jean-Luc Guadelli, Segolène Maigne, sept Source : 12

13 rédhibitoire puisque le rapport de l'homme du Paléolithique au volcanisme actif concerne l'europe, le Proche Orient et l'afrique 18. Quand bien même les artistes de Chauvet n'auraient pas vu d'éruptions, auraient-ils manqué de reconnaître dans le basalte frais cette roche de feu dont l'homme observe la genèse depuis la nuit des temps? Et comment ne pas évoquer le feu lorsque l'on entrechoque deux morceaux de basalte ou de phonolite? En jaillit l'odeur d'étincelle des silex percutés. Les phénomènes post-éruptifs persistant des millénaires, voire des dizaines ou des centaines de milliers d'années, le contact prolongé avec les jeunes volcans du Velay et du Vivarais n'aurait-il pas pu contribuer au choix de la grotte du Pont d'arc pour y inscrire une culture "européenne" de la maîtrise de la nature par la pensée et l'éducation, voire une culture de la prévention du risque naturel majeur, aussi bien qu'une culture du défi face aux forces les plus formidables de la nature? La transmission culturelle de la gestion du risque est historique dans son déploiement, intemporelle dans sa fonction. Une abeille est capable de renseigner ses congénères sur la configuration de l'espace, elle est capable d'intégrer très rapidement -plus rapidement qu'un ordinateur et beaucoup plus rapidement qu'un humaintoutes les fluctuations de données spatiales et de les faire connaître à ses congénères 19. Superbe exemple de gestion des risques par une espèce vivante. L'homme ne bénéficie pas d'une telle faculté. Mais il semble bien que la spécificité du genre humain, ce soit la pensée complexe. Et la pensée relève de l'imaginaire, elle serait d'abord une opération d'ordre poétique sur le réel. La réflexion procèderait donc de la poésie. Et le savoir, puis la science, de l'art. Art de penser, art de danser, art de chanter 20, art de conter, art de décrire, de graver, de sculpter, de peindre. Ce que nous pensons moderne comme la politique de prévention des risques, n'aurait d'historique que la réalisation dans le concret du moment (un, dix, cent siècles) de la façon dont le genre humain gère sa pérennité : par la pensée, par la culture. Quand arrive l'autonomisation du sacré - le religieux -, puis de la science - le rationnel non sacré -, la gestion du risque sort du champ de la poésie pour entrer dans celui de la prière et de la conjuration ou dans 18 On peut tenter le parallèle avec ce que dit M. Lorblanchet à propos de l'homme épris de beauté : "Vers la fin du Paléolithique ancien, à Darakhi-Chattan, en Inde, ce rêveur d'absolu entreprend déjà d'orner les parois de la caverne qu'il habite de myriades de cupules, ponctuations en creux, idéales, sans doute rituelles ; ainsi émerge le premier art pariétal et l'apparition de la tradition mondiale des cupules qui s'étendra sur des centaines de millénaires. Peut-être tomba-t-elle ensuite dans la nuit de l'oubli, mais les Néandertaliens de La Ferrassie, en Dordogne, la remettront en vigueur et la transmettront aux Cro-Magnons, leurs successeurs." Op. cit., page The forest or the trees: preference for global over local image processing is reversed by prior experience in honeybees ; Aurore Avarguès-Weber, Adrian G. Dyer, Noha Ferrah et Martin Giurfa ; Proc. R. Soc. B ; 3 décembre "Le fait que la musique des baleines et la musique humaine aient tant de caractéristiques communes, alors que nos derniers ancêtres communs datent d'il y a environ soixante millions d'années, suggère que la musique a précédé l'émergence de l'espèce humaine et que, plutôt que d'être les inventeurs de la musique, nous sommes des tard-venus sur la scène musicale". Paricia Gray et coll. La musique de la nature et la nature de la musique, citée par Jean-Claude Ameisen, op. cit., page

14 celui de la statistique et de la technologie. Ces deux modes autonomes présentent l'avantage d'être rigoureusement reproductibles, ce qui est la meilleure façon de se rassurer face aux risques. Au stade où chant, danse, conte, peinture, sculpture, sont le seul mode d'expression condensée d'une culture cimentant le groupe aussi sûrement que la cueillette, la chasse et le respect de ses morts, le sentiment de sécurité ne peut procéder que d'une mise en scène permanente qui permette de canaliser la pensée, les pensées de chaque individu, dans un moule collectif : la caverne et son scénario. C'est d'autant plus nécessaire que le propre de la pensée, contrairement au comportement adaptatif de l'abeille, c'est de n'être pas reproductible et d'être strictement individuel. Il est impossible de penser deux fois rigoureusement la même chose, pas plus qu'on ne se baigne jamais deux fois dans la même eau du fleuve. Le rapport de l'individu au groupe s'ancre toujours dans la gestion du risque propre à l'espèce. Se rassurer est le seul moyen pour l'individu de participer à la sauvegarde de l'espèce par la gestion collective du risque majeur. Pour l'homme préhistorique, ce rapport est de l'ordre de l'art. Voilà pourquoi la grotte Chauvet-Pont d'arc (situation géographique et fresques) pourrait être l'expression du mode de gestion du risque majeur par la double symbolique du danger fascinant : le grand animal et l'éruption volcanique. Et la pratique des contes et légendes, jusqu'à aujourd'hui, serait une réminiscence, une survivance, une rémanence pouvant remonter aux temps paléolithiques. Il faut probablement prendre en compte qu'aux temps antérieurs à la pensée religieuse puis scientifique autonomes et instituées, la gestion des risques devait bien s'ancrer dans une perception des phénomènes naturels encore très proche de celle des animaux. Aujourd'hui encore, certaines personnes perçoivent les perturbations ténues du champ magnétique terrestre local, notamment les sourciers, et il arrive à d'autres de sentir arriver un tremblement de terre juste avant son déclenchement 21. Le développement exponentiel de l'instrumentation scientifique et de l'urbanisation accélère un affranchissement de l'homme vis-à-vis de la nature qui a trouvé son récit, son historiographie et son hagiographie dans le déploiement de la notion de progrès. Le rapport de l'homme aux risques naturels ne renvoie plus aujourd'hui qu'à l'instrumentation scientifique du naturel et toute perception intuitive articulée sur l'expérience est désormais suspecte, même lorsqu'elle est exprimée par des scientifiques de haut vol comme Yves Rocard. 22 Le géomagnéticien Marcel Bof, qu Haroun Tazieff avait invité à expérimenter sur volcans actifs le magnétomètre le plus sensible au monde, conçu par le Laboratoire d Electronique et de Technologie de l Information (le LETI), une division du CEA de 21 Témoignage de Tamara Lavachery qui, à Rome le 27 septembre 1997 en fin de matinée, dans l'atelier de vitrail FORME, a ressenti quelque chose et interpellé ses collègues qui ne percevaient rien, juste avant le tremblement de terre meurtier de l'ombrie et des Marches. 22 Une controverse récente est très claire à ce sujet, conduite en 2004 par le professeur Henri Borch, de l'université de Nice-Sophia Antipolis : 14

15 Grenoble, témoigne d une curieuse anecdote : avec ses collègues du LETI, il fut un jour appelé, par un ingénieur, issu de l Ecole Centrale et patron d une grande entreprise de géotechnie du nord de la France, sur un endroit précis de l actuelle route Grenoble-Lyon, la D1085, qui glissait petit à petit vers l aval suite à d innombrables sources souterraines. Il s agissait de détecter ces petits cours d eau souterrains pour ensuite creuser et mettre en place un réseau de drainage. Le rendez-vous était fixé à l aube, bien avant l arrivée des équipes de chantier. L ingénieur de la société procéda alors de la façon la plus simple, non pas avec un bâton de coudrier, mais tout simplement avec un gros fil de cuivre, plié à 90 et tenu, horizontalement pour la partie allongée, par une main légèrement refermée sur la partie verticale. Il fit un aller-retour, à quelques mètres en aval de la route sur environ 150 mètres de longueur, en positionnant au sol des marques en plastique, en fonction du mouvement de son outil. Son travail était alors terminé, il n y avait plus qu à creuser. Le magnétomètre, quant à lui, identifia sur le même profil 3 anomalies sur les 8 ou 9 indiquées par l ingénieur. Après creusement, entre 60 cm et un peu plus d un mètre, toutes les anomalies du sourcier étaient le siège de petits cours d eau de débit très variable. Le magnétomètre, le plus sensible de l époque n en avait trouvé que le tiers 23. Marcel Bof, rationaliste cartésien s il en est, n a pas d explication sur ce résultat, il peut seulement témoigner de l authenticité de l anecdote. L ingénieur avait convoqué les géomagnéticiens du LETI à l aube pour ne pas s exposer au discrédit des équipes de chantier. Il avait également fait remarquer que si sa société de plus de 100 personnes marchait si bien, elle le devait notamment à la méthode du sourcier qui lui faisait gagner beaucoup de parts de marché impossibles à traiter par les méthodes classiques. Il ne s'agit évidemment pas ici d'autre chose que de souligner que la culture du risque, du défi à la prévention ou l'inverse, ne pouvait procéder que de l'expérience, du ressenti et de la cosmogonie forgée par la société pensante au fil des deux ou trois millions d'années qui accouchèrent du genre humain. La présence de volcans actifs dans le proche environnement du Pont d'arc ne pourra plus rester un point aveugle de la recherche. Les jeunes volcans d'ardèche sont contemporains de Neandertal et de l'aurignacien qui fréquentaient cette région qui a connu des éruptions sporadiques depuis ans environ, jusqu'à ans avant nous 24, sans compter les éruptions de la chaîne des Puys, certainement perceptibles du Velay et du Vivarais. Pour situer la portée des transmissions et de l'acculturation en matière de gestion des risques 23 Sensibilité en mesure différentielle temps réel avec une vraie résolution du centième de nanotesla. Marcel Bof estime que le signal du sourcier peut être non de nature magnétique mais électrique ou radioélectrique, par exemple. Il a participé à une mission d'une semaine avec Yves Rocard et des sourciers en Champagne, avec le même résultat : très peu d'anomalies magnétiques visibles. 24 Les datations sont l'objet de fluctuations selon les méthodes et les équipes scientifiques qui s'attaquent à cet épineux problème. 15

16 majeurs pouvant affecter gravement les espèces humaines, nous pouvons nous référer à l'approche de Michel Lorblanchet : "C'est dans les régions intensément peuplées depuis longtemps par les hommes de Neandertal, dans le cul-de-sac du Sud-Ouest de l'europe, que l'art paléolithique s'est développé. L'installation de nouveaux arrivants au milieu d'une population autochtone relativement importante et ancienne a provoqué une augmentation de la densité de peuplement, un accroissement des échanges et des liens sociaux, peut-être aussi une amélioration du langage, puis une compétition pour l'exploitation des ressources naturelles et une lutte identitaire stimulant les croyances qui aboutit à l'édification de sanctuaires matérialisant l'emprise spirituelle et économique des groupes sur leur région." Rapprocher la notion de sanctuaire culturel de celle de "lutte identitaire" appelle immédiatement les notions de génocide ou d'ethnocide, qui étendent le concept de prévention des risques majeurs au risque que l'homme fait courir à l'humanité. Les Cro-Magnons de Chauvet avaient-ils déjà tout encouru? La dimension de leur art ne le laisse-t-il pas entendre? "Ainsi, c'est le choc culturel et économique lié à l'immigration des hommes modernes en Europe occidentale et à leur voisinage avec les hommes de Neandertal pendant plusieurs millénaires qui semble avoir créé les conditions exceptionnelles ayant facilité ou suscité l'émergence d'une religion et d'un art nouveaux. La situation dans l'ouest européen a donc été très différente de celle du Proche-Orient, où la symbiose des Néandertaliens et des hommes modernes, qui partagèrent la même culture pendant 50 millénaires, n'a rien produit d'équivalent à l'art du quaternaire franco-cantabrique. En Europe, l'art des grottes et son faciès méridional, l'art de plein air, sont des réponses à des contextes socioéconomiques particuliers. Certes, l'homme moderne est bien l'auteur de l'art des cavernes, mais l'homme de Néandertal a contribué à l'exaltation de ses capacités d'artiste. Il se peut d'ailleurs que l'homme de Néandertal n'ait pas dit son dernier mot en matière d'archéologie : bien des choses restent à connaître sur le Paléolithique supérieur ancien et sur la paternité des cultures qui cohabitent à l'aurore de cette ère nouvelle. L'acculturation qui s'est produite à ce moment-là a pu être moins limitée qu'on ne l'admet généralement et a dû se faire dans les deux sens : d'une part, Néandertal n'en a pas été le seul bénéficiaire, Cro-Magnon ayant progressé en inventant, à son contact, une nouvelle forme d'art ; d'autre part, Néandertal, dont les capacités cognitives étaient affirmées depuis longtemps, a pu aller parfois très loin dans l'imitation du nouvel arrivant, et ses capacités d'artistes ont pu s'épanouir dans ce contexte. Il n'est pas impossible que la recherche conduise un jour à accepter qu'il soit l'auteur d'une forme d'art pariétal ; en effet, n'a-t-il pas, à tout le moins, précédé les Aurignaciens dans la réalisation très symbolique des cupules sur un bloc de rocher? "25 Comment traiter d'un art, du sacré, des fondements de la pensée, comment exprimer les défis à la théorie de la connaissance posés par les 25 M. Lorblanchet, op. cit., page 16

17 fresques du Pont d'arc sans philosophes ni théologiens? Nos archéologues qui sont allé se frotter avec fruit à la vie des aborigènes d'australie ne devraient-ils pas en faire autant avec nos théologiens les plus profonds, de toutes les religions, s'agissant d'art sacré? Chaque discipline de la connaissance est indispensable pour décrypter l'énigme des fresques paléolithiques. Les méthodes courantes de chacune sont des sources d'erreurs ou de limitation parce que chacune a ses pratiques, ses habitudes et ses œillères, alors qu'il s'agit de remonter aux sources des savoirs et des connaissances de l'humanité, dont personne n'a l'expérience - si ce n'est, puisque nous sommes tous du même genre depuis environ deux cent mille ans - ce qui est inscrit dans notre code génétique, ce qui détermine nos intuitions et ce que notre pensée nous conduit à formuler. L'analyse croisée des enchaînements de raisonnements de chaque discipline devrait au moins permettre d'éviter de passer à côté de certaines évidences ou de s'engouffrer dans des impasses dont il est difficile de s'extraire parce qu'elles ont formaté l'imagination et cristallisé les écoles de pensées. Prenons l'exemple des hypothèses émises par les préhistoriens sur la symbolique du rouge dans l'art rupestre : il ne semble pas y avoir de référence aux éruptions volcaniques 26, même si le rouge n'en est pas toujours la couleur dominante. Mais la nuit, toujours associé au jaune éblouissant, pourrait-il évoquer le soleil parti se coucher derrière l'horizon? C'est d'autant plus étrange que tout le contexte naturel des grottes des gorges de l'ardèche aurait dû conduire à la prise en compte du volcanisme comme élément à intégrer aux théories relatives à la formation de la cosmogonie du Paléolithique, autrement que par le seul aspect de ses incidences sur la chasse, les éruptions faisant fuir les animaux. Il faut cependant souligner le caractère précurseur de l'initiative de l'équipe de Jean-Paul Raynal, sur l'etna en 1997 (cf. la note 11, page 8). Ce problème en pose d'autres pour la dynamique culturelle générale et pour le type d'économie qui sera générée par l'espace de restitution " La Caverne du Pont d'arc ". On sait que le créationnisme mobilise. Ses partisans ne font plus profil bas depuis longtemps et un colloque lui a été consacré les 13 et 14 novembre 2008 sous l'égide du ministère de l'éducation nationale 27. Le sous-titre du compte-rendu de ce colloque est éloquent : comment répondre aux perversions épistémologiques du créationnisme? Les fresques de Chauvet-Pont d'arc sont l'objet d'un projet double : les décrypter par la science et mettre cette science à la disposition du public d'une part, d'autre part les inscrire dans le projet de développement économique du territoire, la Région Auvergne-Rhône- 26 M. Lorblanchet, op. cit., pages 80 et suivantes ; J.C. Ameisen, sur France Inter le 7 mars 2015, énumère tous les symbolismes possibles de l'usage du rouge aux temps préhistoriques, sauf celui de l'éruption volcanique "ENSEIGNER L EVOLUTION" : compte rendu du colloque des 13 et 14 novembre 2008, à Paris, par Alain Sager, professeur de philosophie à Nogent sur Oise. 17