Aux origines du Goulag, récits des îles Solovki

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1 Aux origines du Goulag, récits des îles Solovki de Sozerko Malsagov et Nikolaï Kisselev-Gromov Préface de Nicolas Werth, trad. Galia Ackerman et Natalia Rutkevitch François Bourin Éditeur, coll. «Moutons noirs», 430 p., 24,00 par Florence Grandsenne OUS AVONS DÉSORMAIS, en particulier depuis l ouverture des archives du Goulag il y a dix ans, une connaissance approfondie du système concentrationnaire soviétique. Plus personne ne peut nier en particulier l immédiateté de la répression mise en place par les bolcheviks, dès la prise du pouvoir par Lénine. Nous saluons la décision des éditions François Bourin de publier des témoignages sur cette question. C est le cas de deux textes, jusque-là inédits en français, sur le camp des îles Solovki, traduits en particulier par Galia Ackerman, collaboratrice de notre revue. La date de ces ouvrages prouve, s il en était encore besoin, qu il y eût très tôt des informations sur la N 46 87

2 histoire & liberté répression dans le système soviétique. C est ce que montre en particulier le témoignage de Sozerko Malsagov, qui fut publié en 1925 à Riga, puis à Londres en 1926, mais surtout utilisé par Raymond Duguet dans son ouvrage paru en France en 1927: Un bagne en Russie rouge : Solovki, l île de la faim, des supplices, de la mort. Cette publication eut un certain écho, contrairement au second témoignage, celui de Nikolaï Kisselev-Gromov, qui parut en russe à Shanghai en Les deux témoignages, intitulés L île de l Enfer pour le premier, Les camps de la mort en URSS pour le second, concernent un des premiers camps de concentration soviétiques le sigle de Goulag n a été créé qu en 1934, celui des îles Solovki, en mer Blanche, où furent mises au point les méthodes de traitement des prisonniers. L organisation du camp servit ensuite de modèle pour les autres camps, puisque le système concentrationnaire s amplifia énormément à partir de Cette fonction donnée aux îles Solovki a d ailleurs été analysée par Francine-Dominique Liechtenham dans son ouvrage Le Laboratoire du Goulag, publié en 2004 par les éditions Desclée de Brouwer. Les deux témoins sont exceptionnels: le premier, Malsagov, pour avoir réussi à s enfuir en Finlande après avoir passé un an et demi au camp, de 1923 à 1925, le second, Kisselev- Bromov, pour avoir vécu au camp non en tant que détenu mais en tant que cadre administratif, et s en être aussi enfui en 1930 sans que l on sache précisément dans quelles conditions. Malgré cette différence essentielle de situation, un point commun: les deux hommes, après avoir été officiers de l armée tsariste, avaient rejoint les armées blanches. Sozerko Malsagov, un Ingouche, combattit jusqu en 1921 dans le Caucase puis, prêtant foi à une promesse d amnistie faite par le gouvernement bolchevik à l occasion du cinquième anniversaire de la révolution d Octobre, se rendit à la Tchéka de Batoum. Après six mois de tortures à la prison de Tbilissi, il fut condamné à trois ans de «camp à régime spécial», c est-à-dire le camp des îles Solovki, seul alors de cette catégorie. Nikolaï Kisselev-Gromov, quant à lui, malgré sa participation aux combats contre l Armée rouge, réussit dans la confusion de l année 1919 à changer d identité et à entrer dans «le Département spécial» de la Tchéka, c est-à-dire le service de contre-espionnage. Mais il subit ensuite une punition disciplinaire et fut affecté à l administration des îles Solovki, en 1927, en tant que représentant de l ISO, c est-à-dire le Département d information et d enquête de la direction du SLON. Il semble qu il ait été chargé d inspecter les camps, ce qui lui permit de visiter ceux-ci dans leur totalité. 88 OCTOBRE 2011

3 Le camp des îles Solovki ne fut pas le premier camp de concentration soviétique. Nicolas Werth, dans sa préface, nous rappelle que les bolcheviks ont constitué après octobre 1917 deux catégories de camps. Les premiers, créés dès 1918 appelés du terme allemand «Konzlaguer» étaient, si l on ose dire, des camps classiques, visant à mettre à l écart les «ennemis de classe» du nouveau régime, et gérés par la Tcheka; les seconds, créés par le décret du 15 avril 1919, étaient des «camps de travail correctif», basés sur le projet d obtenir la rédemption des «délinquants» par le travail. Nicolas Werth explique que dans le chaos de la guerre civile, la distinction entre les deux catégories disparut plus ou moins. Puis, dans les années postérieures, le système des camps fut réorganisé. Les détenus condamnés par une procédure judiciaire «classique», étaient envoyés dans les prisons et colonies pénitentiaires gérées par le Commissariat du peuple aux Affaires intérieures. Mais pour les individus jugés particulièrement dangereux pour le régime, donc jugés par les juridictions spéciales de la police politique, furent prévus des camps dits «à destination spéciale», dépendant directement de GPOu. Dans un premier temps, seul le camp des îles Solovki faisait partie de cette catégorie, d où le sigle de SLON utilisé pour le définir: «Camp à destination spéciale des Solovki». Leur destination officielle était de rééduquer par les effets bienfaisants du travail les opposants politiques et les criminels les plus dangereux afin qu ils «corrigent leur nature et deviennent des citoyens utiles de la République soviétique» [1]. Une chanson, écrite tout spécialement pour la visite de Maxime Gorki au camp en 1929, célébrait l effet curatif du passage au SLON: «Nous sommes les détenus d un pays libre et pur Où il n y a ni souffrance ni torture Nous ne sommes pas châtiés mais rééduqués Ce n est ni un mystère ni un secret» [2] LIVRES Le camp des îles Solovki fut créé en 1923 sur les décombres d un monastère vidé de la majorité de ses moines, tués par les bolcheviks. Installé à quatre heures de bateau du continent, au milieu de la mer Blanche, prise par les glaces chaque hiver, le camp était coupé du monde extérieur durant neuf mois par an. Qui étaient les détenus envoyés aux Solovki? Les deux témoignages ne montrent pas une situation identique car quelques années les séparent. Ainsi, Malsagov fait référence à une catégorie qui a disparu en 1925, celle des «politiques», c est-à-dire les membres des partis socialistes et anarchistes qui s étaient opposés aux bolcheviks lors de la prise du pouvoir. Ils avaient obtenu certains privilèges, en particulier celui de ne pas travailler. Malgré une action collective énergique grèves de la faim par exemple ils perdirent en 1925 ces privilèges et furent déportés sur le continent proche ou en Sibérie. 1. p p N 46 89

4 histoire & liberté En revanche, les deux autres catégories furent maintenues: il s agit des CR contrerévolutionnaires et des droits communs. Mais que couvrent ces termes, chefs d accusation utilisés par la justice politique? Les CR étaient des prisonniers détenus sous l accusation d activités antisocialistes. Malsakov faisait partie de cette catégorie, qui comprenait des personnes arrêtées pour appartenance à l ancien régime (officiers blancs, fonctionnaires, cosaques, membres du clergé ) mais aussi d anciens membres des partis politiques dits «antisoviétiques», et surtout des paysans et ouvriers ayant participé aux révoltes populaires des années 1929 (la plus célèbre étant la révolte paysanne de Tambov). Étaient placés aussi dans cette catégorie des étudiants et des émigrés revenus au pays en 1922 et 1923, abusés par les promesses de libéralisation faites pendant la NEP Lorsque Kisselev-Gromov fait ses tournées d inspection, quatre ans plus tard, cette catégorie s est énormément étoffée du fait des mesures prises par le régime, qui veut coloniser les régions inhospitalières. Désormais tous les détenus condamnés à plus de trois ans sont envoyés dans les camps de travail. Beaucoup sont des victimes de l industrialisation les nepmen en particulier et de la dékoulakisation. Kisselev-Gromov montre de façon très concrète comment les membres des différents groupes sociaux du pays ont été transformés par le régime en «ennemis du peuple». C est le cas de Fadéiev, un jeune garçon de seize ans qui raconte: «Mon père avait un atelier de reliure. Papa, maman, moi et deux employés, on travaillait là-bas. Le fisc a voulu que mon père paie un impôt énorme. Papa n en avait pas les moyens. Alors, l OGPOu l a arrêté. [ ] Au début, ils n ont pas arrêté maman. Mais ensuite, quand un papier est arrivé de Moscou nous apprenant que papa avait été condamné à cinq ans aux Solovki, maman a été arrêtée à son tour et envoyée au SLON pour trois ans». En route pour se réfugier chez sa grand-mère, l enfant, qui mendie pour acheter du pain, est arrêté et envoyé à son tour aux Solovki, condamné à deux ans de camp en tant qu élément «socialement étranger». En effet, il existe une troisième catégorie au camp, celle des droits communs. Jusqu en , elle regroupait les prisonniers arrêtés pour grand banditisme et les tchékistes condamnés pour délits (souvent des crimes) Ce sont ceux qu a côtoyés Malsagov, effaré par leur sauvagerie. Mais avec l adoption du fameux article 58 du code pénal codifiant la notion «d individu socialement dangereux», le nombre de détenus classés dans la catégorie «droits communs» a explosé: vagabonds, asociaux, enfants abandonnés, prostituées étaient raflés dans les villes et envoyés en camp. Les deux témoins nous retracent l itinéraire d un détenu, Malsakov parce qu il l a vécu, Kisselev-Gromov en tant qu observateur. Les étapes et les conditions de cet itinéraire sont désormais bien connues et on ne peut retracer ici la litanie de toutes les souffrances vécues: le passage dans les caves de l OGPOu, le transfert dans des wagons à bestiaux sans eau ni toilettes, l arrivée dans un camp où les prisonniers sont regroupés dans des dortoirs immondes, les repas constitués le matin d eau chaude le thé du Goulag, à midi de soupes 90 OCTOBRE 2011

5 à la morue moisie, le soir de bouillie de millet, le tout accompagné de pain 400 à 800 g selon le travail fourni, essentiellement en l occurrence l abattage du bois. C est aux Solovki qu a été expérimentée l organisation du travail forcé. Durant la première année, le seul but assigné à celui-ci était de rendre le camp économiquement autosuffisant. Mais après 1924, un plan d exploitation des forêts a été adopté, afin de rentabiliser la présence des détenus, et à partir de 1926, les détenus pouvaient être loués à des entreprises forestières de Carélie. Les conditions de travail étaient terribles, entre 12 et 18 heures par jour selon les exigences de l encadrement. En effet, c est parmi les tchékistes condamnés et la pègre la plus endurcie qu étaient recrutés les gardes. Les deux témoignages mettent l accent sur la sauvagerie et le sadisme de ceux-ci, qui jouissaient d une totale liberté dans la gestion des détenus et pratiquaient tortures et violences sadiques. Les deux témoignages dressent un catalogue des tortures infligées aux détenus qui montrent le calvaire enduré par ceux-ci. Ce sont les femmes qui souffraient le plus de cette brutalité: «En l espace de quelques mois, une femme honnête déportée aux Solovki devient un être plus misérable encore qu une prostituée: un bout de chair sale et sans voix, un objet d échange et de commerce entre le personnel du camp» [3]. Un certain nombre de détenus se suicidaient pour échapper aux souffrances organisées. D autres devenaient fous. Quelques-uns tentaient de s enfuir: quasiment toujours rattrapés, ils étaient fusillés. Néanmoins, Malsakov réussit son évasion vers la Finlande, réalisée avec quatre autres détenus: 34 jours terribles, mais au bout du compte le succès. Il y voit l œuvre de Dieu: «Apparemment Dieu nous a sauvés en nous guidant à travers ces marécages broussailleux, pour que nous puissions témoigner devant le monde entier du fait que le territoire sacré du monastère des Solovki a été transformé par le gouvernement soviétique impie en un lieu de supplice indescriptible» [4]. Quant à Kisselev-Gromov, c est l indifférence du monde à ces souffrances qu il supporte le plus mal: «Ces gens ne sont plus. Ils sont morts dans des souffrances que nous, ici, ne pouvons même pas imaginer; mais le produit de leur travail, le bois, est sans aucun doute encore intact. Il se trouve ici, au-delà des frontières russes. Au moment où je rédige ces lignes, dans des maisons construites avec ce bois, des gens dansent, rient, chantent, tombent amoureux, se marient En ce moment même, les enfants des commerçants européens et américains qui ont fait des affaires avec les communistes roulent dans des voitures achetées grâce à l argent retiré de la vente de ce bois Ces pensées me donnent la nausée et me rendent malade de douleur.» LIVRES 3. p p N 46 91