L ŒUVRE AU NOIR : par Gilles ROQUETTE (Laboratoire genum, Montréal)
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- Dominique Bernard
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1 L ŒUVRE AU NOIR : UN PATIENT LABYRINTHE ENTRE SCIENCE ET TECHNOLOGIE par Gilles ROQUETTE (Laboratoire genum, Montréal) Pierre Laszlo, Professeur de Chimie à l École polytechnique de l Université de Liège, écrivait dans l introduction de son ouvrage Qu est-ce que l Alchimie? : «Des alchimistes médiévaux ont, avec courage et fermeté, prôné, contre la scolastique, le recours à l expérience». Ce bref énoncé contient sans aucun doute l une des clés de l itinéraire de Zénon. Tôt familier des improvisations techniques d un Colas Gheel, rapidement éprouvées sur ces familles de métiers à tisser mécaniques «tels qu on en essayait çà et là en grand secret à Ypres, à Gand, et à Lyon en France» (OR, p. 575), Zénon ne fera qu amplifier cette posture, pour reprendre un terme à la mode, au cœur de la forêt d Houthuist, par exemple, où notre héros «se rengageait dans les spéculations alchimiques abordées à l école, ou en dépit de l école (OR, p. 584) ; se levait «pour sa coutumière observation des astres», pensait «à Pythagore, à Nicolas de Cusa, à un certain Copernic» (OR, p. 585). Ces attitudes se déclineront à l infini tout au long de l ouvrage, nous entraînant dans une remarquable aventure intellectuelle et philosophique. L ingénieur Prototype essentiel du dispositif de l ouvrage, l ingénieur nous apparaît très vite (OR, p. 570) en la personne de Lancelot Blondeel ( ), artiste renommé dont on retrouve les œuvres dans diverses ventes aujourd hui, en charge des travaux 17
2 Gilles Roquette de drainage autour de Bruges menacée d ensablement. Il nous fait penser à cette autre figure qu est Wenceslas Cobergher ( ) à qui furent confiées la conception du réseau hydraulique et la réalisation de l assèchement des terres cultivables un peu plus à l ouest, les fameuses Wateringues entre Bergues Hondschoote et le littoral (40 moulins de relevage des eaux en série). De telles figures ont capté, c est bien le mot, l attention de considérables collectivités pour l époque, tant les destins de celles-ci devenaient dépendants de l accomplissement technique, à travers leurs extraordinaires promoteurs. À quoi tenait l apparition de ces personnages révolutionnaires et de leurs projets insensés, «ces ouvriers de bois et de métal qui ne buvaient ni ne braillaient, faisaient à dix l ouvrage de quarante», tel ce Colas transmutant ainsi ces vils matériaux? (OR, p. 580). La fièvre industrieuse de la population flamande, certes, cette aptitude instinctive à pratiquer cette autre alchimie qui consiste à produire de l humaine activité sa conséquente contrepartie en bonne monnaie, bien sûr, mais aussi des événements précis. Ainsi la parution à Bruges, en 1370, d un ouvrage promis à grand succès : Le livre des Métiers, bientôt traduit en allemand, puis en anglais, et imprimé très tôt, à la fin du XV e siècle. Manuel bilingue français-flamand, (performance inouïe) destiné à l instruction des écoliers, contenant des informations sur le travail de la laine, la confection des draps, des teintures, offrant de plus la liste des places où se traitent les échanges, et les noms des négociants. L imprimerie en tant que telle amplifia considérablement la projection qu une société a voulu pour elle-même, préfigurant la révolution Internet, cinq siècles plus tard. Les maîtres rhénans de cette nouvelle discipline, se dispersant également à Bruges ainsi qu à Venise, ces deux sœurs jumelles commerçantes, font fonctionner vingt-deux presses à Venise en 1475, l assomption de cette filière à Bruges se situant cependant un peu plus tard, au milieu du XVI e siècle (Stradanus, ), en même temps qu à Anvers (famille Plantin-Moretus). 18
3 L Œuvre au Noir : un patient labyrinthe entre science et technologie Les grands marchands banquiers, mobilisant de solides connaissances de calcul, de comptabilité ou de technique bancaire dans l exercice de leur activité, dynamisaient en outre la géographie, l apprentissage des langues, la construction navale (Bruges, Damme, etc.). La navigation maritime stimule la demande croissante de guides, de portulans ou de cartes, que l on imprime à Bruges d abord, à Anvers ensuite, ainsi que des instruments de cette navigation quand elle s entreprend au-delà des côtes visibles (les Flandres ont été un important centre de fabrication de compas - Christophe Colomb a emporté un compas génois et un autre flamand lors de son second voyage). Tout ceci n est pas sans incidence sur les savoirs appliqués. S il est par exemple une contribution au triomphe du calcul tel qu il se décline de l essor marchand, c est bien la collection des 36 équations-types de Maître Benedetto, établie à Florence en 1463 et consignée dans son Trattato di Praticha aristmetica, où s illustrent, autour des polynômes, de l apparition de la cosa l inconnue, mais aussi les carrés, les cubes, la formulation de problèmes portant sur le second degré ou les degrés supérieurs, et leur résolutions, bien sûr. Pareillement, l expertise développée par les marins au long cours à partir de leur pratique du compas et des relevés correspondants propulse un nombre croissant de personnes dans des manipulations arithmétiques et mathématiques. Depuis 1200, les foires flamandes d Ypres, Torhout et Messines, couplées à celle de Bruges, avaient mis ces cités en compétition, stimulant leurs industries et leurs métiers. À partir de 1250, des Hanséates obtiennent des privilèges pour exercer leurs négoces. Le formidable levier de cette multinationale du commerce qu était la ligue hanséatique s estompera néanmoins, du fait de l ensablement du port ainsi que des conflits juridiques, qui vont faire migrer la place brugeoise (devenue Kontor Comptoir en 1356) vers Anvers à partir du milieu du XVI e siècle. Les arts libéraux, enfin, l architecture, la peinture, et leurs commanditaires géniaux, permirent à Bruges de capter et/ou de faire s épanouir les Van Eyck ( ), Memling (
4 Gilles Roquette 1494), Van der Goes ( ), et leurs écoles respectives, incomparables maîtres de la peinture flamande. À cela s ajoute l espace politique et social inédit que constituent ces Pays-Bas méridionaux, où triomphe une liberté individuelle, socle déterminant pour les aventuriers des arts et techniques, sans oublier ceux qui ambitionnaient les conquêtes de l esprit. Car aventureux est le chemin d un Colas Gheel, d un Thierry Loon, d un Jean Myers «habile homme, sans pareil pour la saignée et la taille de la pierre, mais qu on soupçonnait de disséquer les morts» (OR, p. 575), bravant les interdits ou risquant leur renom. C est, dans cette empreinte, dans ce moule, que se façonne le jeune Zénon, celui de l invention, qui se situe à mi-chemin de l artisanat et du génie, préfigurant l ingénierie telle qu elle sera ensuite codifiée plus près de nous. Poulies, manivelles, contrepoids, leviers y sont agencés de sorte à entraîner leurs techniciens improvisés à d inédites ivresses mécaniques, enchaînant aux artefacts les ressources nouvelles que procuraient ces nouveaux territoires de leur ingéniosité. Les quarante premières pages de L Œuvre au Noir ne constituent-elles pas quelque apprentissage, tel le chemin initiatique proposé au novice? Ne nous suggèrent-elles pas la nécessaire clarification de l âme requise pour aborder de nouveaux rivages? Le Savant Nous allons petit à petit quitter cet univers tactile, où se déploient des techniques inédites, passablement déconcertantes. En effet, à partir de cet industrieux exercice des mécaniciens, bouleversant l ordre des choses, c est l exploration de l ordre des savoirs qui est à son tour entreprise par l auteur. Marguerite Yourcenar conduit alors ses lecteurs à migrer de leurs certitudes vers les questionnements qui vont très vite se décliner des arts mécaniques aux prodiges du corps, dont on entreprend l examen. C est la «description minutieuse des fibres tendineuses et des anneaux valvulaires du cœur, suivie d une étude sur le rôle qu aurait joué la branche gauche du nerf 20
5 L Œuvre au Noir : un patient labyrinthe entre science et technologie vague dans le comportement de cet organe», ou l étude du «rétrécissement et de l épaississement des artères dans certaines maladies» (OR, p. 601), qui vont ensuite accompagner cette aventure de l expérience, clé du savoir, paradigme de la science. C est l un des messages essentiels de l écrivain, une sorte de pierre angulaire de l ouvrage. Se déploient dans ces nombreux exposés, la dissection effectivement entreprise, bien sûr, mais bien plus, au sens figuré cette fois, l accomplissement de l effort engagé par la volonté de comprendre par l examen. À l irruption des machines, longuement commentée dans le tout début de l ouvrage, succède en effet le pari également démesuré pour l époque que représente la conquête de la connaissance de l étrange machine du corps humain. Située par l auteur 22 ans après la publication par le moine Luther de ses redoutables Thèses clouées sur les portes de la Schlosskirche du Château de Wittenberg en Thuringe (1517), achevant la dislocation de la chrétienté déjà brisée par le schisme entre Occident et Orient, l apparition à Bruges du petit traité attribué à Zénon, déçoit presque son ancien maître, le chanoine Campanus, qui n y trouve rien «qui justifiât les rumeurs d impiété environnant son ancien élève» (OR, p. 601). C est pourtant précisément, et à y regarder de plus près avec le recul approprié, ce type d effort qui, par l incroyable rupture qu il représente avec la tradition, concourt silencieusement à la révolution véritablement copernicienne qui s engage en la matière. Fait ainsi irruption l idée déconcertante de la résistibilité des canons du savoir ou des énoncés endiguées de certitudes, jamais éprouvés par l observation. Se déterminent aussi, par voie de conséquence, ces prototypes naissants, parfaitement subversifs, de l ingénieur, du technicien, du médecin, du chirurgien Nous ne sommes pas encore dans la science proprement dite, mais un épisode particulier permet à l auteur de baliser notre itinéraire : dans le chapitre «La Mort à Münster» en effet, se déploie, en une sorte d extravagant et macabre bouquet final, l assomption de la superstition, terrible avatar de l esprit, dont Marguerite Yourcenar instruit le procès tout au 21
6 Gilles Roquette long de son ouvrage. Il est permis de penser qu à partir de ce moment, ce sont les déroutantes et accablantes ivresses de l espèce humaine, fragile comme en témoignent les nombreux désordres dans lesquels elle s enlise, qu il convient de surmonter. L enseignement est celui de l inévitable recours à l expérience, exigeante discipline, qui seule fournira l ossature des nouvelles polarités du savoir et de l être. Le patient et gradué apprentissage du lecteur dans ces registres, que l on perçoit de mieux en mieux comme parfaitement contraires aux pesanteurs du conformisme, nous conduit, assez inéluctablement, des bouillonnements des métiers ou des arts vers ces enceintes complexes où s investissent les esprits libres. Il s était en effet sommairement projeté dans des exercices alchimiques, parce que s en était maintenue la licence, comme cela se cristallisera encore, un peu plus tard, à la cour de Rodolphe II de Habsbourg, à Prague. C est là en effet que convergeront ce que l Europe entière comptera alors de nécromanciens, d astrologues, de devins, sorciers, nécromants ou autres faiseurs d éternité. Ce dernier trait a ceci d essentiel qu il constitue l un des ressorts de l alchimie : la préoccupation d une pharmacopée efficace, et plus si affinités, pourrait-on dire Le médecine que choisit de pratiquer Zénon, empreinte d un parti pris expérimental parfaitement inédit en son temps, l amène très vite à l examen de ces nombreux traités, de ces exégèses en tous genres qui alimentent, dans une logique scolastique, il faut bien l imaginer, les efforts variés des alchimistes qui se développaient alors. Il revendiquera sans sourciller cet état dans sa conversation à Innsbruck, dont le crédite l homme de guerre rencontré en rassemblant sa suspicion : «Vous faites de l or» (OR, p. 654). Ce à quoi Zénon répond : «Non, [ ] mais d autres en feront. C est affaire de temps et d outils adéquats pour mener à bien l expérience». Son rapport à l alchimie s éclaire ainsi parfaitement : s échapper du monde spéculatif, autant que possible, au même titre que le veut la mise au point des machines, par l assemblage précis de leurs composants, et par leur mise en fonctionnement concerté. 22
7 L Œuvre au Noir : un patient labyrinthe entre science et technologie Un peu plus loin, il poursuit : «Combler le fossé entre la prédiction catégorique du calculateur d éclipses et le pronostic déjà plus ondoyant du médecin, me risquer précautionneusement à étayer l une par l autre la prémonition et la conjecture» (OR, p. 657). Fort curieusement, ce sont les mêmes attitudes mentales qui vont nourrir les percées d un Copernic ( ), découvrant le mouvement des objets célestes à partir du calcul, proposant aussitôt un tel saut conceptuel qu il faudra plus de cinquante ans pour que se manifeste la perspective parfaitement révolutionnaire du système proposé par le savant. Les thèses de Copernic ont-elles été connues de Zénon? Publiées en 1543, l année même de la mort du mathématicien, elles s alignent sur l itinéraire du flamand, qu on situe en Europe centrale à la même époque. Les observations de l astronome, insuffisantes pour contenir les recherches engagées, donnent à son travail une dimension plus intellectuelle qu expérimentale. Sa démonstration, par une théorie mathématique, que la terre effectue un mouvement de rotation sur elle-même, de période diurne, en même temps qu une translation circulaire autour du soleil (mouvement annuel) ne pourra pas échapper à l obligation de s appuyer sur des observations ayant valeur de preuve. C est ainsi que trente années d observations ont, à la fois, suivi l énoncé initial et précédé la publication du De Revolutionibus orbium coelestium. La révolution qui s exprime, tant astronomique que philosophique, est appelée à guider les attitudes qui, dorénavant, s élaborent puissamment parmi les hommes remarquables. La stupéfiante déclinaison des apports majeurs d un Léonard de Pise, dont le surnom était Fibonacci, fils d un marchand italien s étant emparé, génialement, dès le XIII e siècle, des legs mathématiques arabes pour les intégrer dans ses activités, a dopé les arithmétiques marchandes. Mais c est bien en astronomie, émergeant comme science à part entière, que l outillage spéculatif offert par l algèbre et sa combinatoire a triomphé. Jérôme Cardan ( ), enseigna dialectique et astronomie à côté des mathématiques, puis devint professeur de médecine à Padoue. Il est l auteur de la Pratica arithmetice et de l Ars magna. Il est l un des compagnons 23
8 Gilles Roquette possibles de Zénon. À cette époque, les mathématiciens sont nombreux, et peuvent vivre de leur science. Paul Benoît, historien et archéologue des techniques, spécialiste de l histoire médiévale, parle même de masse critique en évoquant cette situation précise. Celle-ci en place, tout devient possible, bien évidemment. Certes il n y pas de passerelle avérée entre l exercice de ces algorismes ou algèbres et la vocation que nous savons mobiliser Zénon, la médecine. Mais, à l image de ce qui se déploie à travers les mathématiques, à savoir la démonstration, va se déployer l ambition du savant dans ses nombreuses interventions : il lui faut détecter des propositions, qu il appartient de corréler entre elles, avant que d en tenter l assemblage, suivant le mode expérimental. Nous parlant du cœur, «cet astre rouge qui palpite dans la nuit du corps, suspendu dans sa cage d os et de chair» (OR, p. 665), Zénon nous livre une réflexion majeure en nous précisant qu à ses yeux, son importance lui est plus essentielle que «les astres inclin[a]nt notre destinée, mais [qui] n en décident pas» (ibid.), car tel fut, dans sa recherche, le guide invariant de sa pensée : la certification demeure le seul point de passage possible en ce qui concerne les explorations de l esprit ; l astrologie ne se prête pas à cette exigence ; il va s en détourner. Et ceci quelle que soit la fascination de la voûte céleste en son temps, stimulant les prérogatives des Ruggieri, Nostradamus, Ferrier, l astrologue du Pape,... Il demeure à cette époque une substantielle compilation de savoirs anciens, mais le développement des sciences va entraîner très inévitablement la relégation de cet héritage, comme d autres, au profit de ces nouveaux territoires que constituent les disciplines naissantes. Sans nul doute cependant, Zénon aura croisé Paracelse ( ), symbole d une astrologie savante dévouée à la médecine. Cet homme est le véritable géniteur d une approche hermétique, associant en un étroit et fécond dualisme les quatre éléments (air, eau, terre, feu) et les quatre ordres d esprits (sylphes, ondins, gnomes et salamandres) composant l homme, selon le médecin. C est en étudiant le ciel que l on détermine le moment propice à l administration des remèdes 24
9 L Œuvre au Noir : un patient labyrinthe entre science et technologie naturels, tel que le conçoit Paracelse. Malgré le recours à la possible légitimité d une raisonnement analogique, Montaigne ne fera pas sienne cette tentative de compréhension, pas plus qu un Zénon, en toute logique. Copernic, parce qu il dépouille le ciel de sa puissance, nourrit indirectement cet énoncé précis : l astre rouge cité plus haut obéit «à des lois plus compliquées que les nôtres» (OR, p. 665). C est là l expression cardinale de l humilité du chercheur qui, même s il dispose d un appareil puissant d explications, redoute néanmoins de découvrir trop vite les limites de son savoir. Zénon va rencontrer Ruggieri, l un des derniers astrologues à avoir occupé cette charge authentique à la cour de Catherine de Médicis, en un temps où la puissance publique n avait pas encore décidé de bannir la tradition et l exercice astrologiques (OR, p. 667). Au cœur du pouvoir, près du jeune roi malade François II, il ne sait s il lui faut entreprendre la recherche des protecteurs dont il pressent très logiquement qu ils lui deviendront nécessaires, dans son exigeant et périlleux itinéraire. En effet, mention est faite «qu Étienne Dolet, son premier libraire, avait été étranglé et jeté au feu pour opinions subversives» (OR, p. 670). La confrontation, sitôt de retour à Bruges, avec Jean Myers, accablé de nombreux maux, désempare Zénon qui perçoit l immense fragilité des destins qui portent les espérances de la connaissance. La complicité iconoclaste des deux savants en ce qui concerne les avanies du clergé ou la répudiation des dogmes réunit en un bref moment lumineux ces deux intelligences hors du commun, en des temps où fléchissent grandeur de la cité brugeoise ou splendeur bourguignonne. Bien que venant de cet excellent maître, les considérations de Myers sur «la triade ineffable ou le mercure lunaire» (OR, p. 674) n entraînent pas Zénon dans ce dispositif hermétique qui s éloigne irréversiblement de ses centres d intérêt. Très vite, avec le décès de Myers, et tel un organisme effectuant sa mue «comme un homme qui absorbe chaque jour une certaine nourriture finit par en être modifié dans sa substance» (OR, p. 683), Zénon va choisir d autres expériences. 25
10 Gilles Roquette L abandon aux oeuvres des legs de Myers, ainsi que divers comportements illustrent une perspective nouvelle qui se façonne en Zénon. «Du monde des idées, il rentrait dans le monde plus opaque de la substance contenue et délimitée par la forme» (OR, p. 687). Le corps et ses mystères vont exclusivement accaparer désormais sa destinée. Peut-être s effraie-t-il de ne plus avoir assez de temps pour pousser plus avant ses travaux, après pourtant «tant d années passées à anatomiser la machine humaine» (OR, p. 689)? Les ressorts de la psychologie, ou de l affect, vont constituer, près de 400 ans avant nos modernes efforts, une part importante de ses recherches, à partir de ses expériences personnelles. Il fait alors basculer l étude des chairs, des substances qui les composent vers celle des sens, des ivresses qui submergent l humaine nature, dont le désir bien sûr. Des contrées inexplorées sont abordées par Zénon, telle celle de la différenciation sexuée, dont il énonce l énigme. Destins ultimes L itinéraire scientifique du savant s amplifie, en se confrontant chaque jour un peu plus à la complexité : «Les traités consacrés à l aventure de l esprit se trompaient en assignant à celle-ci des phases successives : toutes au contraire s entremêlaient ; tout était sujet à des redites et à des répétitions infinies» (OR, p. 705). Le pressentiment d une immense complexité chez Zénon, tel que formulé par l auteur, rejoint en une fabuleuse contraction du temps, les plus modernes avancées scientifiques contemporaines, autour des travaux essentiels du professeur Ilya Prigogine, Prix Nobel de Chimie en 1977, tourmenté lui aussi tant par Les métamorphoses de la science que par cette Fin des certitudes, comme en témoignent les titres effectifs d au moins deux de ses ouvrages. Un peu plus loin, les regards inquiets du prieur, s agissant de sa maladie, le mènent parfois à risquer l inversion totale qu il confie à Zénon/Sébastien Théus, évoquant «l idée que Dieu n est au-dessus de nous qu un tyran ou qu un monarque incapable, et que l athée qui le nie est le seul homme qui ne 26
11 L Œuvre au Noir : un patient labyrinthe entre science et technologie blasphème pas» (OR, p. 727). Quel sera l accueil par Zénon, au terme proche de sa vie, de ces options désespérées, lui qui aura tenté de conquérir la vérité, sa vérité en tout cas, avec une patience infinie, avec tant d humilité, sous ces ciels si bas qui parlent ce même langage, comme le célébrera bien plus tard Jacques Brel? La dernière expérience, l ultime mise à l épreuve de sa perception mobilisée à l incandescence, sera pour Zénon, l écoute de «[l] immense rumeur de la vie en fuite» (OR, p. 832), sa propre vie, dont il choisit le terme, en faisant de sa propre fin l objet dernier de sa quête, apportant ainsi sa conclusion définitive à l ouvrage : sans plus de vie, il n est rien qui légitime aucune ligne inutile. «Et c est aussi loin que l on peut aller dans la fin de Zénon.» Bibliographie À la Conquête des Mers - Marins et Marchands des Bas-Pays, catalogue de l Exposition présentée en octobre 1982 à l Hospice Comtesse, à Lille. BENOÎT Paul et MICHAEAU Françoise, «L intermédiaire arabe?», in Éléments d histoire des sciences, Paris : Larousse, CLARK Kenneth, Civilisation, Paris : Hermann, DAUXOIS Jacqueline, L Empereur des Alchimistes - Rodolphe II de Habsbourg, Paris : Jean-Claude Lattès, GRENET Micheline, La Passion des astres au XVII e siècle : de l astrologie à l astronomie, Paris : Hachette, HALE John, La Civilisation de l Europe à la Renaissance, Paris : Perrin, LASZLO Pierre, Qu est-ce que l alchimie? Paris : Hachette, Question de Science, ROUSSET André, Faut-il brûler la Science?, Paris : Ellipses, SERRES Michel (dir.), Eléments d Histoire des Sciences, Paris : Larousse, SPIRE Arnaud, La pensée-prigogine, Paris : Desclée De Brouwer,
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