Une grille d'entretien du groupe travail et démocratie Comme convenu, cette grille n'est pas une liste de questions précises, mais plutôt un fil d'ariane. En préambule, rappelons qu'il est important de garder à l'esprit que ces entretiens sont avant tout des récits d'expérience, personnelle et collective. Il faut prendre garde à éviter la juxtaposition de récits, mais aussi laisser de la place à nos futurs interviewés pour raconter leur histoire! Une démarche générique peut être de partir sur une discussion ouverte de type «récit» par les interlocuteurs du collectif rencontrés, puis de construire un échange en «piochant» des questions pertinentes, en fonction des points saillants qu il semble intéressant d approfondir. Ces points saillants sont repérables en ce qu ils «disent» quelque chose d original ou de déterminant pour comprendre le sens et les modalités de l expérience alternative racontée par les interlocuteurs. Les questions sont évidemment non exhaustives, et surtout à contextualiser et à retravailler en fonction de la singularité de chaque cas. Cette contextualisation se fait au regard de deux questions : Quelle est la nature du collectif rencontré? Quelle est la question globale qu on lui pose (en référence aux questionnements de la note)? [ Quelques exemples de questions sur l'aspect récit : Au démarrage du projet, quelles étaient les valeurs, les motivations, les besoins? Quels ont été les grands débats, les grandes discussions au cours de la vie du projet? Sur quoi ces discussions ont-elles porté? Comment se sont-elles terminées?] S'est progressivement imposée à nous une manière d'envisager notre sujet : Le thème des marges de manoeuvre apparaît moins comme une dimension de notre grille d'analyse que comme une «méta-dimension», c'est-à-dire un concept applicable finalement à toutes nos dimensions (ex: les marges de manoeuvre sur les rapports sociaux au travail, les marges de manoeuvre sur l'utilité sociale et écologique, etc). Dans le sillage de cette réflexion, nous identifions ce qui pourrait être selon nous un bon résumé de notre approche et de notre objectif quand nous allons faire ces entretiens, à savoir : Le terme de marges de manoeuvre renvoie à l'idée d'un «champ de contraintes» contre lesquelles ces marges de manoeuvre peuvent être ou non dégagées. Ce champ de contraintes auxquels nous sommes tous confrontés, c'est le discours TINA (There Is No Alternative) et une réalité (qui va avec) du capitalisme dans sa forme néolibérale souvent décourageants pour quiconque aspire à d'autres modalités d'organisation des sociétés. Développer des formes de pensée, d'organisation, d'action qui se veulent alternatives au capitalisme néolibéral, c'est donc tenter de trouver, d'inventer, de dégager des marges de manoeuvre par rapport à un système qui veut s'imposer (ou que d'aucuns veulent nous imposer) comme le seul possible. Notre objectif pourrait alors être, lors de ces entretiens, d'aller questionner celles et ceux qui, mûs par des utopies, tentent d'échapper partiellement ou totalement aux
mécanismes de ce système «unidimensionnel», de desserrer l'étau de «TINA, d'explorer donc les tensions entre ces motivations utopiques et la réalité des marges de manoeuvre dégagées. [Quelles sont les marges de manoeuvre que vous avez réussi à vous dégager? Dans le présent et à l'avenir? Succès, échecs, difficultés, par rapport aux motivations utopiques de départ?] Cette reformulation de nos objectifs nous a amené à reformuler un peu les dimensions de notre grille d'analyse: NB: Nous mettons à la suite des exemples de questions pour bien nous assurer que nous sommes sur la même longueur d'onde. 1) Les marges de manoeuvre Puisque les marges de manoeuvre sont devenues une «méta-dimension», nous proposons de reformuler cette première dimension comme suit: les marges de manoeuvre économiques et financières. Cette dimension renvoie en fait beaucoup à la question des rapports l'extérieur du collectif ou de l'entreprise: rapport aux clients, aux concurrents, aux fournisseurs... mais aussi aux salariés. Champ de contraintes: gagner sa croûte à la fin du mois; l'inflation immobilière, la pression sociale autour des revenus, de la consommation, des «signes extérieurs de richesse»; la concurrence avivée dans le champ économique qui induit une agressivité renforcées des entreprises les unes par rapport aux autres Exemple de question générique: Qu'est-ce qui a fait qu'à un moment l'idée de créer ce groupe / lancer cette expérience est devenue crédible? Qu'elle a pu se concrétiser? Quelles sont les limites que vous avez touchées par rapport à vos ambitions de départ? Exemple de question à poser à un Scopard: En quoi votre fonctionnement économique est-il différent de celui des entreprises de votre secteur d'activité? Comment résistez-vous aux phénomènes de concurrence, de pression sur les prix? Exemple de question à un «hors-travail»: Comment avez-vous réglé la question de la «subsistance» au sein de votre groupe?quel est votre rapport au marché, à la monnaie? 2)les pratiques professionnelles Si j'ai bien compris ce thème, il s'agit de donner à voir la dimension identitaire du travail: en quoi le travail construit mon identiité, en quoi je construis le travail à partir de mon identité. Plus précisément, il nous a semblé intéressant d'essayer de voir en quoi les valeurs des individus pouvaient transparaître dans le travail quotidien, comment elles pouvaient être mises en pratique dans le travail. Il serait surtout intéressant d'observer des collectifs, des organisations, où l'exercice quotidien de ces valeurs n'est pas porté individuellement mais collectivement, voire même où certaines pratiques professionnelles sont «héritées» de valeurs collectives portées par les collectifs de travail.
Le champ de contraintes est ici: la suprématie de la logique financière qui s'est progressivement installée dans les entreprises; l'idéologie managériale; l'obéissance hiérarchique; l'individualisation des parcours; la flexibilité qui empêche l'installation (lente) de valeurs collectives; etc etc. Exemple de question à poser à un salarié d'un grand groupe: peux-tu me donner un exemple de geste quotidien que tu accomplis en-dehors des règles prescrites par la direction? Quelle est sa raison, sa signification? Quelle est ta vision de ton métier et comment s'exprime-t-elle en pratique? Y'a-t-il des choses en commun avec tes collègues dans cette vision de ton métier? Quelles sont les choses que tu as appris en arrivant ici et dont les cadres ne sont pas au courant? Y'a-t-il des «savoirs secrets» au sein de ton équipe? Exemple de question à poser à un Scopard: «L'esprit Scop» se traduit-il pour toi au quotidien dans tes gestes de travail? En quoi ta manière de travailler pourrait-elle différer de ce qui se passe dans une entreprise classique (non-scop)? Exemple de question à poser à qqn hors-travail (là je sèche un peu): Dans l'organisation de ton groupe, l'émergence de valeurs collectives et leur inscription dans des pratiques est-elle gênée par des facteurs particuliers (ex: le trop grand «turnover» dans les membres du groupe)? Si tu as exercé des métiers dans le passé, arrivaistu à mettre en pratique tes valeurs dans un quotidien de travail? Si non, est-ce la raison qui t'a poussé à sortir du monde du travail? 3)Le décloisonnement Il ne s'agit peut-être pas d'une «dimension» de notre grille d'analyse (en tout cas je n'ai pas particulièrement à coeur de débattre de la pertinence d'inscrire ce thème du décloisonnement comme nouvelle dimension dans notre note...), mais en tout cas il m'a semblé important, dans l'idée de constituer un fil rouge ou pense-bête pour nos entretiens à venir, de garder à l'esprit ce thème du décloisonnement qui est lui aussi aux origines de ce groupe de travail. Pour ne pas perdre de vue la portée, «le potentiel de généralisation de ces expériences», comme disait très justement Thomas dans son dernier mail, il me semble important de questionner l'isolement ou au contraire l'inscription dans des réseaux, formels ou informels, de solidarités / complicités / amitiés, etc. le champ de contraintes est ici: l'esprit de chapelle, la nécessité de «se nommer» pour s'organiser (nécessite structurante mais excluante), l'atomisation des initiatives de résistance Exemple de question à poser à des syndicalistes, qu'ils soient membres de CE ou non: entretenez-vous des contacts militants en-dehors des cadres syndicalistes traditionnels, et si oui lesquels? Qui sont vos partenaires, vos alliés, vo complices? Quels sont les gens, les groupes, les réseaux avec lesquels vous aimeriez entrer en contact, et dans quel but discussions, actions? [ces questions me semble d'autant plus intéressantes qu'elles pourraient nous permettre de préparer concrètement la suite: rencontres, formations...] 4)Utilité sociale et écologique
Cette dimension a trait à la nature du projet réalisé dans le cadre du collectif. Une réflexion articulant travail et démocratie ne peut faire l économie d une réflexion sur la contribution de cette initiative à une forme de société démocratique plus juste, plus intelligente, plus respectueuse des droits de chacun. Champ de contrainte : la banalisation d un discours «écolo» autour du capitalisme vert ; la difficulté à évaluer la réelle portée alternative, sociale et écologique du projet ; les contraintes économiques ou les normes ambiantes qui freinent des pratiques alternatives trop déviantes ; le manque de temps et de ressources pour faire vivre cette dimension au quotidien ; etc. Par quels aspects de son activité, quels qu ils soient, le collectif se représente-t-il sa contribution à la mise en acte d une utopie, d une alternative sociale et écologique, d une forme de subversion? Quelles sont les pratiques mises en œuvre, auprès de l ensemble des «parties prenantes», pour instaurer et pérenniser un rapport aux activités qui ne soit pas purement consommatoire ou clientéliste, mais qui soit activateur d une plus grande conscience sociale et écologique? Comment le collectif communique-t-il autour de la portée alternative de son expérience? Dans quelle mesure les individus rencontrés au fil du temps, les «parties prenantes», directes ou indirectes, peuvent-elles être associées de près ou de loin au projet? Dans quelle mesure le collectif s organise pour ne pas s enfermer trop longuement dans une «formule» sans se remettre en question? 5)Rapports au pouvoir Il s agit là de comprendre la façon dont le pouvoir se forme, se distribue et se régule dans l organisation concrète de l activité. C est la dimension la plus directe d une réflexion «travail et démocratie», puisqu elle vise à comprendre dans quelle mesure l organisation du travail se fait sur un mode démocratique. Champ de contraintes : absence de critères «objectifs» pour qualifier la démocratie ; dimensions relatives au pouvoir parfois tabous ou trop implicites pour être évoquées ; naïveté et distance exacerbée entre les discours candides et les pratiques concrètes ; distinguer la coopération sur un mode démocratique et la coopération qui n est que de la coordination ; etc. Comment sont réparties les responsabilités au sein du collectif?
Par quels processus se prennent les décisions importantes? Dans quelle mesure et sous quel angle, l horizon autogestionnaire influence-t-il les pratiques d organisation du collectif? Comment les tâches de chacun sont-elles définies au quotidien? Comment sont-elles régulées? Est-ce que le collectif s organise pour générer des pratiques de polyvalence, de leadership tournant, de diversité des tâches, de montée en capacité de ses membres, etc.? Quelles sont les sources possibles de conflit? Comment sont-ils traités ou désamorcés? 6)Egalité dans les «capacités humaines» Le postulat est qu aucune forme un tant soit peu démocratique ne peut voir le jour dès lors que l égalité en droit ou l égalité dans les «capacités» n est pas un objectif permanent. Cette recherche d égalité ne se fait pas spontanément, et peut être une dimension très structurante de la vie du collectif. Il appartient de voir sous quelles formes, explicite ou implicite, la quête d égalité entre les individus est poursuivie dans le cadre du collectif. Champ de contraintes : les talents sont inégalement partagés et le plus simple et le plus efficace est que chacun reste à sa place ; le projet d égalité intéresse finalement peu de gens ; la contradiction avec la recherche d efficacité ; la perte de temps et le ralentissement du projet du collectif ; etc. Au-delà de la réalisation d une activité ou d un projet, dans quelle mesure ce collectif s inscrit-il dans une recherche d égalité parmi les individus? Sous quelle forme cette recherche d égalité se manifeste-t-elle? Quel rapport à l argent (à la rémunération s il s agit d une activité commerciale) caractérise les individus composant le collectif, et la distribution des revenus dans le cadre de ce collectif? Comment le collectif s organise pour palier aux éventuelles fragilités ou lacunes d un membre du collectif? Dans quelle mesure y a-t-il interpénétration entre la vie personnelle des individus et la vie du collectif en tant que tel?