UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE

Transcription

1 UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE 6 : Histoire de l Art et Archéologie (ED 124) Laboratoire de recherche : Antiquité classique et tardive (UMR 8167 Orient et Méditerranée) T H È S E pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE Discipline/ Spécialité : Histoire de l Art et Archéologie Présentée et soutenue par : Laure BROSSIN le 21/11/2015 Pour une archéologie du livre antique. Essai de bibliologie à l épreuve du cas de l Iliade. Sous la direction de : M. Alexandre FARNOUX Professeur, Paris-Sorbonne JURY Hélène BRUN Jean-Yves CARREZ-MARATRAY Eric PERRIN-SAMINADAYAR Maître de Conférences HDR, Paris-Sorbonne Professeur, Paris XIII Nord Professeur, Montpellier III

2 POSITION DE THESE La «mort du livre» a fait l objet de nombreuses discussions depuis ces trente dernières années. Le récent succès commercial des liseuses a permis au débat de se poursuivre en d autres termes. Face à la fin annoncée du livre papier et à l engouement de certains pour les potentialités offertes par le numérique, un grand mouvement de nostalgie semble s être amorcé chez les professionnels de la littérature. Écrivains et artistes, journalistes et chercheurs en sciences humaines ont abondamment produit sur le sujet. Leur fonction d auteurs mais aussi leur grande consommation de livres expliquent sûrement cet engouement, puisque toutes deux se voient remises en cause par l éventuelle disparition du livre papier. Cet intérêt pour le passage d un support à l autre a naturellement donné lieu à de multiples comparaisons entre papier et numérique, qui ont débouché sur un questionnement plus global. Cherchant à isoler les particularités et les points communs de chacun des dispositifs, les spécialistes ont été amenés à se plonger dans l exercice de la définition et à s interroger ainsi sur celle du livre. Sans qu aucun de ces chercheurs n y ait répondu de façon définitive, ce questionnement a conduit à une augmentation exponentielle des écrits qui traitent de l aspect des livres. De l article au billet de blog, de la monographie aux actes de colloque, la multiplication des travaux est proportionnelle au champ des possibles ouvert par les nouvelles technologies. Elle a dans le même temps poussé sur le devant de la scène toute une série de publications plus traditionnelles. Jusqu alors diffusés de façon très confidentielle, les travaux qui portent sur le livre ancien ont pris une résonance nouvelle. Les plus hautes instances culturelles se sont emparées de la thématique et le succès rencontré par les manifestations culturelles organisées autour des manuscrits ne cesse de se confirmer. Cette fortune critique tend à rejoindre celle, plus ancienne mais jamais démentie, des études dédiées à l écriture. Proche de cette dernière par les sources qu elle sollicite, la thématique du livre comme objet compte les mêmes sujets de prédilection, tels que les phénomènes d invention et de disparition. Comme l apparition de l imprimerie pour l écriture, celle du livre à pages occupe beaucoup les spécialistes du livre ancien. Il est fréquemment souligné que le passage du rouleau de papyrus au livre de parchemin constitue une révolution tout aussi importante que celle entraînée par l usage des caractères mobiles. Cette opinio communis amène à un second parallèle entre la transition du volumen au livre à pages et celle provoquée par l avènement des liseuses, et il n y a donc qu un pas à faire pour tenter de prédire l avenir du livre à la lumière de ces situations passées. Sujet d actualité porté par une très grande diversité d auteurs, qui ont à cœur de commenter leur pratique quotidienne, la matérialité du livre est donc un thème abondamment traité à l heure où nous écrivons ces lignes. Face à cet engouement médiatique, les spécialistes du livre ancien ont tenté de se réapproprier un sujet en passe d être galvaudé par une vulgarisation mal menée et un moindre intérêt ressenti par de nombreux chercheurs, qui ont longtemps préféré à l étude de l objetlivre celle de son contenu. Le regroupement de ces écrits sous une même dénomination est un jalon essentiel de leur développement. Apparu en France dès le milieu du XX e siècle, le terme «codicologie» est le premier à désigner l étude matérielle des manuscrits. Reliures et cahiers, parchemin ou papier, encres et réglures, mais aussi organisation sociologique de leur production sont autant de thématiques prisées des codicologues. Posé de la sorte, l objet d étude de la codicologie est le même que celui de l «archéologie du livre», un champ de recherche qui a vu le jour dans les années 1970 et connaît de nos jours un succès certain.

3 Pourvoyeuse de données pour l historien, située à l interface entre sciences dures et sciences humaines, l archéologie du livre semble en cela parfaitement répondre aux missions de l archéologie traditionnelle. Il est cependant intéressant de noter qu aucun archéologue n inscrit ses travaux dans ce champ de recherche, qui apparaît être réservé aux philologues. Le livre reste un objet au statut particulier et malgré la volonté affichée d en faire un artefact du quotidien, dont l étude pourrait s apparenter à celle de n importe quelle céramique, seuls ceux qui sont aptes à en comprendre le texte semblent habilités à s emparer du sujet de sa matérialité, mettant en lumière la difficulté à séparer l étude de l objet de celle de son contenu. L absence d archéologues parmi les spécialistes en charge de l archéologie du livre révèle les limites chronologiques du concept. L Antiquité en est exclue et les livres-rouleaux utilisés pendant cette période ne font qu à de très rares exceptions l objet de réflexions exclusivement techniques. Dans les cas où l aspect des volumina est évoqué, l étude n en est menée que dans une volonté d édition. Ce constat peut dérouter puisqu il revient à observer que les seuls vestiges de livres effectivement mis au jour lors de fouilles ne sont pas exploités dans une perspective archéologique. Cette situation s explique par le fait que pour les spécialistes du codex à l origine de ce champ d étude, le rouleau a bien un statut différent de celui du livre tel que nous le connaissons. Jugé comme encombrant lors de sa manipulation et d une facture bien moins élaborée que celle du livre à pages, le volumen est considéré comme un ancêtre imparfait par les codicologues. Cette opinion transparaît notamment lors des débats sur son abandon, où l inébranlable supériorité du codex et le progrès que constitue son adoption sont systématiquement rappelés. Les avancées techniques tardo-antiques et médiévales auraient permis d aboutir à la conception d un objet réellement efficace pour la consultation des œuvres littéraires, après l essai peu fructueux du rouleau qui a pourtant duré plusieurs siècles. La grande détérioration des papyri, due à une conservation de plusieurs millénaires dans les sables égyptiens, contribue elle aussi à ce procès fait au volumen. Les papyri paraissent bien éloignés de certains de ces robustes codices de parchemin ou de papier qui, pour ceux qui renferment le même patrimoine littéraire antique, le documente bien mieux car ils ont parcouru les siècles sans souffrir ou presque de la rudesse climatique de nos contrées. La mise en parallèle de ces objets aujourd hui très différents est complexe. Il en découle une situation où les études qui traitent de l aspect des livres contenant des œuvres littéraires antiques ne prennent que rarement en compte les fragments datés de cette période. Absents de la réflexion sur le livre antique à proprement parler, les archéologues jouent au contraire un rôle important dans l étude de la vie culturelle et leur contribution est particulièrement attendue quant à la redécouverte des bibliothèques de l Antiquité. C est bien sûr la grande Bibliothèque d Alexandrie qui a le plus occupé les chercheurs. Or, l intensité des investigations est à la mesure de l échec des opérations de terrain qui ont visé à retrouver la Bibliothèque du Mouseion. Sa disparition totale fait aujourd hui consensus, comme celle de la plupart des grands centres de conservation de livres dans l Antiquité. Le doute subsiste pour les structures de taille plus restreinte. Lorsque ces édifices sont identifiés, comme l impressionnante Bibliothèque de Celsus à Éphèse ou celle de Pantainos à Athènes, la

4 destruction des aménagements intérieurs et, surtout, la disparition des rouleaux qui devaient y être entreposés, privent les archéologues de précieuses informations. Sans vestiges ni traces de livres, les archéologues qui ont pour projet d étudier les bibliothèques antiques se trouvent bien démunis. Alors que l étude des bibliothèques aurait pu ouvrir la voie de celle du livre aux archéologues, il apparaît que leur disparition quasi totale les en a privés dans les deux cas. L impossibilité de prendre en charge le livre par le biais de la bibliothèque constitue un motif sérieux de mettre un terme au projet d étude archéologique du livre antique, privée de vestiges à fouiller, restaurer ou reconstituer. C est effectivement le cas si l on suit la vision la plus commune de l archéologie. Traditionnellement, cette discipline est définie par le matériel qu elle étudie, ancien et donc le plus souvent en mauvais état mais parvenu jusqu à nous, les méthodes d observation qu elle emploie, à savoir la fouille, et par ses acteurs. Dans cette perspective, il semble bien que l archéologie du livre antique soit une chimère. En effet, pour l essentiel disparus, les vestiges ne peuvent donner lieu à des fouilles et, même lorsqu ils existent, sont traités par d autres spécialistes. Compte tenu des informations très parcellaires dont nous disposons au sujet d une période aussi éloignée que l Antiquité, l étude archéologique ne peut se limiter à la simple observation des vestiges. En effet, face à l aspect très dégradé et hétérogène des livres antiques qui sont parvenus jusqu à nous, une telle étude doit pouvoir se détacher de la clause de conservation des artefacts. Qu ils nous soient parvenus dans de bonnes conditions ou sous forme de fragments mesurant quelques millimètres, tous les vestiges de livres antiques sont des candidats potentiels. Les conditions de transmission matérielle, si elles constituent un obstacle de taille dans bien des cas, ne sont qu une conséquence de notre propre situation d observateur rétrospectif, sans lien avec leurs conditions d utilisation d origine. En conséquence, une telle étude doit également être en mesure d exploiter les exemplaires disparus, mais dont nous connaissons l existence par d autres biais. Pour y parvenir, il convient de poser d emblée les notions de manipulation et de système technique. Comme tout ouvrage fabriqué par l homme, le livre est un objet destiné à être manipulé et qui s insère dans un procédé constitué de diverses étapes de fabrication. En plus des manipulations qui concourent à la fabrication du papier, inscription de ce dernier et lecture doivent être prises en compte. À propos du système technique, de la même façon que l on peut percevoir la forme de la table disparue dans le cratère utile au service du vin ou du couvrement d un temple en observant son entablement encore en place, le rouleau, l étagère et la bibliothèque font système. Cette dernière notion est importante. Par exemple, si l idée de conservation des rouleaux est présente dans l équipement de la bibliothèque, inversement, celle de la bibliothèque est contenue dans le rouleau. Les caractères de la fibre de papyrus doivent donc tenir une place de premier plan dans l analyse et leur étude aider à résoudre plusieurs problèmes relatifs à la disparition de l équipement du livre et à sa manipulation. Dans cette optique, il est important qu une étude archéologique se fonde sur la totalité de la documentation disponible. De la même façon, une délimitation par trop stricte de l époque ou de la zone étudiées n est pas pertinente. Circonscrite dans le temps, l étude peut se voir privée de cas pourtant intéressants du point de vue technique mais hors chronologie. Contrainte dans l espace, elle risque de ne proposer qu une vision très localisée. Concernant l Antiquité grecque, la période classique considérée comme l âge d or du point de vue de la

5 sculpture et de l architecture pour les œuvres qu elle nous a léguées est bien avare de vestiges concernant le livre, au contraire des époques hellénistique et impériale. Les gisements traditionnels que constituent l Attique ou le Péloponnèse ne sont pas plus généreux et il est indispensable d élargir le spectre de l étude à l Égypte, d où proviennent 99% des livres datés de l Antiquité. D une façon générale, la restriction du corpus à des contingences trop précises est dangereuse pour l analyse technique en ce qu elle risque de lui faire emprunter des chemins trop marqués par nos conceptions mais inopérants pour les époques que nous nous proposons de traiter. Pour ces raisons, il paraît opportun de restreindre le moins possible le corpus sur lequel fonder l analyse technique du livre antique. Une première distinction s impose toutefois, qui vise à ne prendre en compte que les informations relatives au livre, à l exclusion des autres types d écrits. Ce faisant, l archéologie du livre met de côté un nombre très important de découvertes, constitués de papyri dits «documentaires» c est-à-dire de textes appartenant à des archives, des livres de compte ou des textes juridiques ou épistolaires. La restriction à la papyrologie littéraire laisse tout de même un large champ, en pleine évolution puisque les découvertes de fragments d œuvres d auteurs antiques se multiplient de façon incessante. Le fait de ne pas s engager dans un travail d édition rend envisageable de traiter un nombre conséquent de fragments. Mais la trop grande diversification des témoignages pose cependant problème. Hormis les conditions d accès aux collections, souvent complexes, la principale difficulté réside dans le fait que les disparités du contenu des livres peuvent avoir une incidence sur la façon dont ces derniers se présentent, et ainsi perturber certaines orientations de l analyse. Pour contourner cet écueil, le choix d un corpus où les variations de textes sont moindres s impose. Un rapide survol du corpus papyrologique éclaire immédiatement les données du choix face auquel nous nous trouvons. Parmi tous les fragments d œuvres retrouvés, il apparaît que l épopée homérique a été la plus souvent copiée, avec une nette préférence pour le texte de l Iliade, au détriment de l Odyssée. Connu grâce à la conservation de nombreux vestiges de livres antiques, l Iliade présente une fixité intéressante pour notre propos. L excellence des travaux qui entourent son édition, une entreprise menée de longue date puisqu elle débute dès l Antiquité, assure une vigilance accrue des chercheurs quant à la découverte de nouveaux fragments comme elle affranchit de la nécessité de s intéresser aux textes des fragments de papyrus. Le choix de l Iliade répond aussi particulièrement bien à la volonté de dépériodisation relative évoquée plus haut. Ce texte est en effet le seul à avoir été copié par les Grecs sur rouleau puis sur codex de façon ininterrompue. Il offre en cela différentes pistes intéressantes pour l analyse technique. Tout d abord, une mise en perspective possible entre les deux formats et les modalités de leur étude. Ensuite, l opportunité d avoir accès aux débuts du livre grec, puisque l Iliade est probablement l un des premiers textes à avoir été copié. Ce dernier point est non négligeable, car les raisons de l adoption du rouleau ne sont que très rarement envisagées, contrairement à celles du codex. Le choix de l Iliade est également intéressant en ce qui concerne le bornage géographique. Il est en effet représentatif de la situation du livre antique en général, à savoir un sujet très égyptien. Enfin, il permet de tirer parti d un éventail diversifié de sources et de ne pas se limiter aux seuls vestiges, sa célébrité lui assurant un nombre remarquable de mentions testimoniales par rapport aux autres œuvres littéraires.

6 Grâce à cette dimension homérique, l étude du livre antique dispose d une assise solide et bien documentée. Elle est à même de se mesurer à une archéologie du livre médiéval déjà constituée, tant du point de vue des publications que de son institutionnalisation, mais qui omet le volumen. À ce titre, nous souhaitons montrer en quoi le rouleau de papyrus est un bon candidat à l étude archéologique, à travers le cas privilégié des manuscrits de l Iliade. Mener cette entreprise d envergure nécessite de s intéresser au livre antique, mais aussi aux manuscrits médiévaux étudiés par les codicologues. Nous nous limitons toutefois à ceux qui contiennent le texte épique qui nous intéresse, sans toutefois nous interdire de solliciter d autres œuvres d auteurs grecs et romains lorsqu une remise en contexte plus importante s impose. C est pour rendre compte de cette large optique que nous avons choisi pour sous-titre de ce travail l expression «essai de bibliologie». Alors que ce dernier terme naît en France au XVIII e siècle5, il y est dorénavant bien moins souvent utilisé que dans d autres pays européens. Délaissant son usage contemporain, nous employons le mot «bibliologie» en tant qu il est apte à désigner l analyse d objets aussi différents qu un rouleau de papyrus et un livre de parchemin ou de papier chiffon. Son étymologie fondée sur le mot grec!"!#$%& le livre, quelle que soit sa forme convient également à notre projet de mener ce travail à propos du manuscrit homérique. Pour ce faire, nous proposons une réflexion organisée sous forme de trois développements distincts. En sus d être le reflet de la menée de nos investigations, cette organisation vise à rendre compte de la complexité et de la richesse de toute étude qui a pour sujet le livre comme objet et de la balance perpétuelle entre celui-ci et son contenu. Nous revenons tout d abord sur l historiographie de la notion d archéologie du livre à travers les conditions de l étude matérielle des manuscrits depuis la Renaissance, afin de mieux comprendre la mise au ban du volumen, même lorsque les manuscrits incriminés contiennent des textes antiques comme ceux de l Iliade. Nous nous intéressons ensuite à la transmission du poème dans l Antiquité afin de mesurer en quoi les sources qui la documentent nous renseignent également sur la matérialité des manuscrits. Outre la situation autopsique du manuscrit homérique, le bilan testimonial est lui aussi très avantageux. En effet, il existe des références textuelles à des manuscrits d Homère. Sans qu il soit toutefois possible d établir un lien entre ces derniers et les fragments encore en notre possession, le choix d Homère permet d avoir prise sur certains de ces exemplaires disparus et de prendre en compte ces derniers dans la comparaison. Nous posons également la possibilité d une documentation iconographique spécifique à la manipulation du manuscrit homérique, unique en son genre. Forts de ces positions et de la richesse des informations fournies par les textes techniques et les vestiges encore observables, nous proposons une analyse fondée sur les qualités de la fibre utiles à la manipulation. Pour nourrir notre propos, nous avons décidé de nous appuyer dans une large mesure sur un corpus de vestiges, de textes et d images que nous avons constitué suite à nos séjours de recherche en Grèce, à Rome et en Égypte.